Justinien (482 - 565)

L'Empereur de droit divin

L'empereur Justinien (tablette d'ivoire byzantine du VIe siècle, dite ivoire Barberini, musée du Louvre)Né vers 482, l'empereur d'Orient Justinien est de quinze ans plus jeune que Clovis, l'un des rois barbares qui vont se partager l'empire d'Occident. Issu d'une famille pauvre des Balkans, il succède sur le trône de Constantinople à son oncle Justin Ier en 527, à l'âge déjà avancé de 45 ans.

À cette date, cela fait déjà plus d'un siècle que l'empire romain est devenu chrétien mais aussi s'est divisé entre Occident et Orient. Victime de querelles religieuses, harcelé par les Germains à l'Ouest, par les Perses à l'Est, il n'est plus que l'ombre de lui-même.

Très cultivé, passionné de théologie, doué d'une grande force de travail au point d'avoir été surnommé : « l'empereur qui ne dort jamais », soutenu par son épouse Théodora, Justinien va pendant 38 ans tenter de restaurer la grandeur et l'unité de Rome, sous l'égide du Dieu unique.

Au crépuscule de l'Antiquité et à l'aube du Moyen Âge, cet homme hors du commun nous a légué Sainte-Sophie et une bonne partie de notre Code civil.

Yves Chenal

Justinien et ses dignitaires. Mosaïque de la basilique Saint-Vital à Ravenne, VIe siècle.

Le trône à la force du poignet

Selon la chronique, Justin serait un berger illettré qui aurait quitté sa Thrace natale et tenté sa chance à Constantinople dans les années 470 avec deux compagnons, Zymarchus et Dityvistus. Devenu chef de la garde personnelle de l'empereur Anastase Ier, Justin réussit à la mort de ce dernier en 518 à être proclamé empereur, à la surprise générale et au grand dam des grandes familles patriciennes. Il prend alors la décision d'associer à son exercice du pouvoir son neveu, Petrus Sabbatius, qu'il avait adopté en lui donnant son nom, Justinien, et qu'il proclame co-empereur peu avant de mourir, le 1er août 527.

Détail de la mosaïque représentant Justinien dans la basilique Saint-Vital à Ravenne (Italie).Si les parvenus prennent souvent leur épouse parmi les grandes familles, Justin comme Justinien font exception : l’oncle a épousé Lupicina, sans doute une prostituée, qui a pris ensuite le nom plus convenable d’Euphémia… et qui s’est dès lors opposé au mariage du neveu avec Théodora, elle aussi étant réputée avoir tâté de la prostitution !

Une fois Lupicina décédée, Justinien et Théodora s’unissent enfin et vont constituer un couple solide au grand scandale de la bonne société. Les visiteurs sont en effet tenus de rendre à l'impératrice les mêmes honneurs qu’à l’empereur, un innovation très mal perçue par les membres de l’aristocratie contraints de se prosterner à terre et de baiser les pieds de l’ancienne prostituée !

Le règne de Justinien marque en effet l’apogée d’un mouvement entamé avec Dioclétien deux siècles et demi plus tôt, qui aboutit à sacraliser la personne de l’empereur, représentant de Dieu sur terre. On le perçoit dans les représentations, par exemple sur les mosaïques de la basilique San Vitale de Ravenne. Justinien pousse cette logique plus loin que ses prédécesseurs, convaincu qu’il a été choisi par Dieu pour accomplir Ses volontés et mener le peuple au Salut...

Une femme de tête

Détail de la mosaïque représentant Theodora dans la basilique Saint-Vital à Ravenne.Fille du gardien des ours du cirque (!), Théodora est une ancienne actrice de l'hippodrome, probablement prostituée. Son charme, son énergie et sa force morale lui ont valu de séduire Justinien, héritier présomptif du trône, de 17 ans son aîné.

Le couple a d'abord vécu en concubinage, la tante de Justinien, impératrice en titre, s'opposant à leur mariage. À sa mort, afin de pouvoir enfin se marier, Justinien demanda à son oncle Justin Ier d'abolir la loi qui interdisait aux sénateurs tels que lui d'épouser une actrice.

Âgée d'une vingtaine d'années à son mariage, Théodora témoigna d'une conduite irréprochable auprès de son époux qui aimait à l'appeler son « très doux enchantement ». Revêtant comme son mari la pourpre impériale en 527, elle eut à coeur de lutter contre la prostitution et de secourir les prostituées ! Elle se révèla aussi très bonne conseillère.

Morte d'un cancer le 28 juin 548, à près de 50 ans, elle laissa son époux inconsolable. Le couple n'eut pas d'enfant mais Théodora put marier sa nièce au neveu de l'empereur, lequel lui succèda sous le nom de Justin II...

Theodora et ses dignitaires. Mosaïque de la basilique Saint-Vital à Ravenne, VIe siècle.

Le rêve avorté d'un empire chrétien universel

D'emblée, Justinien se montre désireux d'unifier l'empire autour du christianisme et plus précisément de la foi orthodoxe, celle qui est prônée par le patriarcat de Constantinople.

Le consul Areobindus présidant les jeux sur l'hippodrome à Constantinople en 506 (détail), Paris, musée de Cluny.En premier lieu, en 529, il impose la fermeture de l’Académie d’Athènes, où s’enseignait la philosophie néoplatonicienne : c'en est fini pour de bon avec le paganisme antique. Plus compliqué est sa relation avec les différentes confessions chrétiennes.

Selon la tradition césaropapiste des empereurs d'Orient, Justinien intervient dans les querelles théologiques nombreuses qui opposent les clergés de Rome, Constantinople, Alexandrie... Il n'hésite pas pour cela à démettre papes et archevêques de leurs fonctions. Mais il est toutefois entravé dans ses efforts par la protection qu'apporte Théodora aux monophysites d'Alexandrie, qui professent que le Christ n’a qu’une nature divine et s’opposent ainsi à l’orthodoxie « chalcédonienne », nommée d’après le concile de Chalcédoine qui, en 451, avait affirmé la double nature humaine et divine de Jésus.

Le début du règne est à la fois obscurci par les querelles religieuses, par une offensive des Perses, qui ravagent les provinces asiatiques et atteignent en 529 la ville d'Antioche, mais aussi par une grave crise sociale et politique.

À Constantinople, une métropole d'environ un million d'âmes, la situation dégénère lors des traditionnelles courses de l'hippodrome, en janvier 532. Dans et hors de l’hippodrome, deux factions, les Bleus et les Verts, oublient pour une fois leur rivalité et montent vers le palais pour dénoncer - non sans raison - la corruption et la vénalité des conseillers de la cour. Aux cris de Nika ! (« Sois vainqueur ! »), ils brûlent au passage la vieille basilique de la Sainte Sagesse et désignent un nouvel empereur !

Justinien n'en mène pas large mais il est dissuadé de fuir par Théodora qui, selon l'historien Procope, lui lance : « Il n'est pas concevable que ceux qui ont porté la couronne puissent survivre à sa perte. Même si je tiens à la vie, la pourpre peut offrir un beau linceul ! ».

L’empereur se ressaisit et fait appel à son fidèle général Bélisaire, de retour d'Asie où il a repousé les Perses. Le général massacre sans façon 30 000 émeutiers dans l’hippodrome, assurant à son maître plusieurs années de paix sociale.

Feuillet d'un diptyque de Flavius ​​Petrus Sabbatius Justinianus. Ancien trésor de la cathédrale d'Autun, Cabinet des Médailles, Paris, BnF.

Les grands projets

Dès son accession au trône, Justinien entreprend par ailleurs un projet colossal : codifier, unifier et mettre à jour la législation romaine éparpillée et contradictoire. Une commission est créée au début de 528 qui parvient, en à peine plus d’un an, à rassembler et classer toutes les lois émises depuis Hadrien, quatre siècles plus tôt. Ils peuvent ainsi publier une première édition du Code Justinien. Une édition remaniée est publiée en 534. C'est la seule qui soit arrivée jusqu'à nous. Dans la foulée, Justinien s’attaque aux écrits des anciens juristes pour les rassembler, les ordonner et les mettre à jour. C'est le Digeste, achevé en décembre 533.

Illustration pour les Institutiones Imperiales. Justinien trône au centre de la gravure du XVIe siècle.À l'usage des étudiants en droit, la commission publie également en 533 un manuel beaucoup plus bref, les Institutes. L’ensemble, connu sous le nom de Corpus iuris civilis, fait la fierté de l’empereur :
« La majesté d’un prince ne doit pas seulement briller par la force des armes, il faut encore qu’elle soit redoutable par l’autorité des lois [...]. Recevez donc ces lois, et rendez-vous si habiles que vous puissiez espérer, après avoir achevé leur lecture, participer au gouvernement de l’empire.
Fait à Constantinople, le XI des calendes de décembre, l’empereur Justinien, toujours Auguste et consul pour la troisième fois. »
, (Justinien, préface des Institutes, 533).
La redécouverte de ces corpus au XIe siècle conduira à la diffusion du droit romain dans tout l’Occident médiéval... et inspirera les rédacteurs du Code Napoléon, notre Code civil.

Quelques jours après les émeutes Nika, qui avaient ravagé et détruit les quartiers centraux de la ville, Justinien lance par ailleurs la construction de Sainte-Sophie avec l'ambition d'en faire la plus grande église du monde. De fait, achevée en cinq ans, le monument présente un plan résolument innovant, avec un carré presque parfait surmonté d’une coupole centrale, elle-même entourée de demi-coupoles. Il va inspirer un millénaire plus tard les architectes italiens aussi bien qu'ottomans.

Là aussi, Justinien n'a pas le triomphe modeste : « Gloire à Dieu qui m'a jugé digne d'accomplir cet ouvrage, », et il ajoute avec orgueil, faisant allusion au roi des Hébreux qui construisit le Temple de Jérusalem : « Je t'ai surpassé, ô Salomon ! » Son oeuvre de bâtisseur ne s'arrête pas là. Il reconstruit de nombreux autres monuments dans la capitale et dans tout l’empire, régulièrement frappé par des tremblements de terre ravageurs.

Conquêtes de l'empereur Justinien, @lelivrescolaire.fr, DR..

Les succès militaires

Pour les Orientaux de l'Antiquité tardive, l’ennemi principal, on l’oublie trop souvent, est la Perse. En deuxième lieu viennent les Bulgares, qui menacent l'arrière-pays de Constantinople dans les Balkans. Justinien est déjà parvenu à repousser les assauts des Perses en 530 et 531. Il a conclu avec eux une « paix éternelle » afin de pouvoir se consacrer à l'Occident et réaliser son rêve de réunifier la Romania, et ce malgré l’opposition de l’opinion publique.

Détail d'une mosaïque représentant un portrait supposé du général Bélisaire, basilique Saint-Vital à Ravenne. En agrandissement, une sculpture de Jean Houdon en 1773 représentant Bélisaire âgé et aveugle, inspiré du récit de Marmontel en 1767, Toulouse, musée des Augustins.Pour commencer, il saisit l'occasion d'une crise de succession dans le royaume vandale d'Afrique. Bélisaire profite de ce que le roi des Vandales Gélimer mène de front plusieurs expéditions, contre les Maures et des usurpateurs en Sardaigne et Tripolitaine. La voie est donc libre. Le 15 septembre 533, à la tête d’une troupe modeste de 16 000 hommes, le général s'empare de la capitale vandale, Carthage, et après quelques mois de résistance, en mars 534, Gélimer dépose les armes. La réussite dépasse sans doute tous les espoirs de Justinien.

C’est aussi à l’occasion d’une crise de succession, suite à la mort de Théodoric le Grand, que Justinien décide d’intervenir dans l’Italie ostrogothique, un objectif ô combien plus fondamental à ses yeux, lui qui était né dans une région latinophone de l’Empire. En 535, une armée, commandée par Mundus, conquiert la Dalmatie et arrive en Italie par le Nord alors qu’une autre, confiée à Bélisaire, débarque en Sicile.

En 536, ce dernier prend Naples et surtout Rome, mais doit ensuite résister à un siège d’un an, en déposant au passage le pape Silvère, accusé de trahison. Une fois le siège levé, Bélisaire conquiert l’Italie centrale. Les Goths lui proposent alors de devenir roi d’Italie, ce qu’il feint d’accepter pour prendre sans coup férir Ravenne : le triomphe de Justinien semble total.

La Porta Asinaria franchie par les troupes du général Bélisaire pour s'emparer de Rome en 536

Le temps des troubles

Au printemps 540, le shah perse Khosro attaque l’empire d'Orient avec une immense armée. Justinien, qui se fiait à la paix perpétuelle signée en 532, n’a quasiment aucune troupe à lui opposer et laisse ainsi son adversaire détruire Antioche, la troisième ville de l’Empire.

Ce n’est qu’après cet épisode dramatique que l’empereur accepte de payer une somme énorme à son adversaire pour qu’il se retire. Dans le même temps, les Ostrogoths regagnent une partie du terrain perdu et parviennent même à reprendre Naples en 543.

Surtout, en 541, la peste atteint l’Empire. Le désastre est démographique (même s’il est impossible de préciser les pertes totales, elles semblent avoir atteint 50 % dans les régions les plus denses comme la capitale) et économique, il diminue considérablement les rentrées fiscales, mais il est aussi psychologique. Comment croire qu’on a été choisi par Dieu pour accomplir Son projet lorsqu’un tel désastre frappe ?

Même Justinien tombe malade et manque de mourir. L’optimisme des premières années disparaît, d’autant que les catastrophes naturelles se multiplient elles aussi. On sait aujourd’hui qu’une activité volcanique très intense durant les années 530 et 540 a provoqué plusieurs éruptions, sans doute en 536 puis 539 ou 540, qui ont entraîné un refroidissement général des températures, les moyennes étant alors les plus basses depuis 2000 ans !

C’est sans doute ce qui a conduit Justinien à accorder encore plus de poids aux questions théologiques à compter de ces années. Il voue un culte croissant à la Vierge Marie et tente de parvenir à l’unité religieuse, en intensifiant les mesures contre les hérétiques et en cherchant un accord avec les monophysites, mais en vain : les divergences persistent et s’approfondissent même, en particulier avec l’église de Rome... La méthode de l’empereur consistant à exiger l’approbation de tous les évêques pour ses déclarations théologiques, a l’effet inverse de celui escompté.

Mosaïque de l'entrée sud-ouest de de l'ancienne basilique Sainte-Sophie de Constantinople. Entourant Marie tenant l'Enfant Jésus, à sa droite, l'empereur Justinien offrant un modèle de Sainte-Sophie; à sa gauche, l'empereur Constantin Ier présentant un modèle de la ville.

Ces préoccupations religieuses détournent l’empereur tant des affaires intérieures que des guerres. En Italie, il ne fournit pas à Bélisaire les troupes nécessaires pour l’emporter durant les années 540 et commet l'erreur de le remplacer par l'eunuque Narsès, lequel remporte certes une victoire décisive en 552, mais au prix de la ruine complète de l’Italie qui mettra des décennies à se redresser.

Les provinces africaines reconquises connaissent une situation comparable après divers troubles et soulèvements. Pourtant, Justinien envoie une troupe en Espagne en 552, à l’appel d’un prétendant au trône wisigothique, Athanagild : elle conquiert plusieurs provinces, sans doute pour sécuriser les possessions africaines. À l'issue de son règne, l'empereur peut se targuer d'avoir replacé sous son sceptre la quasi-totalité de l'empire d'Auguste, à l'exception notable de la Gaule !

Avec la Perse, les affrontements alternent avec les trêves. Justinien doit payer des sommes toujours plus importantes pour acheter la paix, et en 561 un traité est conclu pour 50 ans moyennant le versement annuel de 30 000 pièces d'or par an (en échange de quoi le roi de Perse garantit la liberté de culte des chrétiens), une somme considérable pour un empire affaibli.

La porte est de la forteresse de Diana sur le Danube à Karataš (Serbie) est l'une des nombreuses fortifications que Justinien fait reconstruire dans les Balkans. En agrandissement, l'église des Saints-Serge-et-Bacchus, édifice byzantin érigé sous Justinien au VIe siècle. Convertie sous l'empire ottoman en une mosquée, elle est aujourd'hui connue sous le nom de Petite Hagia Sophia.

Épilogue amer

C’est un règne de 38 ans en demi-teinte qui s’achève le 14 novembre 565 : à sa mort, à 83 ans, l’empereur avait depuis longtemps perdu l’énergie de sa jeunesse. Il laisse à son neveu et successeur Justin II un héritage rutilant mais des plus fragiles. La vie intellectuelle et artistique a encore brillé de quelques feux avec des auteurs comme Procope et des monuments qui font encore notre admiration, à Constantinople comme à Ravenne, en Italie. En dépit des guerres, les échanges économiques se sont étoffés avec la Chine, via la mer Rouge...

Mais Justinien n'a pas réussi à unifier la chrétienté sous la bannière de l'orthodoxie. Au surplus, ses conquêtes allaient se révéler précaires. Confronté à la pire épidémie du millénaire et à tant d’ennemis qu’il est impossible de retracer l’ensemble de ses campagnes militaires, il n’eut assurément pas la tâche facile.

À partir de 568, les Lombards n'eurent pas de difficultés à envahir l'Italie dévastée par les guerres justiniennes. 70 ans plus tard, les foudroyantes conquêtes arabes allaient annihiler l'oeuvre politique de Justinien, ce qui explique que celui-ci apparaisse plus comme l’empereur de la fin d’un monde que comme le héraut d’un nouveau monde.


Épisode suivant Voir la suite
Byzance, l'autre Europe
Publié ou mis à jour le : 2020-10-13 12:14:37

Aucune réaction disponible

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net