L’historien et anthropologue Emmanuel Todd présente une œuvre originale et dense, près de vingt titres qui vont de La Chute finale (1976) à Où en sommes-nous ? (2017), alternant ouvrages « savants » et essais de circonstance, plus ancrés dans l’histoire immédiate, plus polémiques aussi.
Son nouvel ouvrage, La Lutte des classes en France au XXIe siècle (Seuil, 2020, 365 pages, 22€) appartient à la seconde catégorie, avec une ironie ravageuse mais aussi des intuitions fulgurantes qui stimulent et donnent à réfléchir. Attention, c’est aussi son ouvrage le plus pessimiste car il montre la France comme « un monde en contraction » (page 119). Âmes sensibles s’abstenir...
Le titre est un clin d’œil à l’économiste Thomas Piketty et à son Capital au XXIe siècle (2013), qui s’est acquis un succès inattendu aux États-Unis. Il fait aussi référence à Karl Marx, auteur de deux opuscules de jeunesse sur la situation politique en France : Les Luttes de classes en France (1850) et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1851). Ces essais se rapportaient à l’échec de la révolution de février 1848 et à la prise de pouvoir par Louis-Napoléon Bonaparte (Napoléon III).
Sans être pour autant marxiste, Emmanuel Todd s’est réjoui de trouver chez Marx un écho de la crise que vit aujourd’hui la France. Il s’en est servi pour tenter de comprendre pourquoi l’euro est aujourd’hui plébiscité par quasiment toute la société française, alors que lui-même avait cru son rejet inévitable, au vu de ses effets mortifères sur l'économie française (déficit commercial, désindustrialisation et endettement).
Il voit l’origine de ce paradoxe dans une désorganisation progressive de la société française. Elle transparaît dans la rupture économique des vingt dernières années (désindustrialisation, appauvrissement…) mais aussi dans la rupture éducative (chute générale du niveau d’instruction) et dans la rupture démographique (chute de la fécondité, fin de la diversité anthropologique des régions françaises, choc migratoire) (note).
Emmanuel Todd conclut à une défaite historique. « À l’heure actuelle, la défaite se manifeste, pour les classes populaires, par une baisse du niveau de vie et une disparition de toute capacité à influer sur la décision politique. Nous courons, depuis le milieu des années 1980, de micro-défaite en micro-défaite, processus cumulatif qui nous a menés là où nous en sommes : à une absence totale de perspective historique positive » (page119). Il espère toutefois en un sursaut et en voit les prémices dans l’irruption, avec les Gilets jaunes, d’un nouveau prolétariat conscient de la violence qui lui est faite.
Euro : une popularité paradoxale
Depuis 1995, l’anthropologue n’a eu de cesse de prédire la faillite de la monnaie unique car il lui paraissait impossible que des peuples aussi différents que les Français et les Allemands puissent s’accorder sur des objectifs économiques et monétaires communs. « Si l’on pense que l’économie est tout, on peut s’imaginer qu’en instaurant l’euro les peuples d’Europe, par la puissance magique de la monnaie, ne vont bientôt plus en faire qu’un. Mais si l’on est anthropologue, on connaît la puissance des déterminations inconscientes et les raisons de la persistance des nations. Et l’on comprend avec tristesse l’échec effroyable de l’euro, pourquoi l’unification monétaire, en propulsant des sociétés différentes les unes contre les autres, a accentué les divergences » (page 94).
De fait, contrairement aux promesses de ses concepteurs, l’euro a conduit depuis 2008 à une exacerbation des tensions entre les États européens et à une divergence des économies, l’ancienne « zone mark » prenant le pas sur les pays du « Club Med ». Pire encore, l’euro a conduit tous les gouvernants français à renoncer à une ligne politique autonome : « Depuis 1999 particulièrement, parce que la France n’est plus maîtresse de sa monnaie et prisonnière d’une gestion de l’euro inadaptée à son économie, cette ligne consiste à ne voir de solution que dans la flexibilisation du marché du travail. Macron, qui s’était présenté comme le candidat de la rupture avec le monde ancien, n’incarne que la forme hystérisée, finale, de cet immobilisme » (page 24).
La monnaie unique n’a pas mis fin aux fluctuations monétaires et aux dévaluations ; ainsi, depuis 1999, le cours de l’euro par rapport au dollar a fluctué entre 0,8 et 1,6 euro pour un dollar. Mais elle a interdit tout réajustement monétaire entre les pays européens, notamment entre la France et son principal partenaire, l’Allemagne.
C’est ainsi que les Allemands ont pu inonder sans frein le marché français. Ce n’est pas l’effet d’une efficacité supérieure mais simplement de ce que les Allemands, plus sobres, privilégient leurs exportations et évitent d’importer. Ils achètent Mercedes plutôt que Peugeot par nationalisme ; les riches Français aussi achètent Mercedes plutôt que Peugeot, mais c’est par snobisme. D’où une désindustrialisation accélérée de la France. Même l’agriculture française, riche de tant de traditions et de terroirs, a dû rendre les armes devant l’agro-industrie allemande. Le résultat s’observe dans la chute du nombre d’emplois industriels : « en 1990, ils concernaient encore 20,25% de la population active en France et en 2016, seulement 13,6% » (page 54).
Il s’ensuit un déficit commercial abyssal et un endettement public et privé tout aussi abyssal. Les seconds sont la conséquence du premier car il faut compenser par des emplois publics et des aides les emplois industriels disparus ! Plus grave encore, une perte de savoir-faire irrémédiable, aggravée par la fuite des jeunes diplômés français en Amérique du nord, en Angleterre ou en Suisse, et que ne compensent pas les créations de « petits boulots » chez Uber, Amazon, dans les associations caritatives, les services sociaux et les « services à la personne » (appellation branchée d’un phénomène que l’on croyait appartenir au XIXe siècle, la domesticité). « On lit partout que « les services, c’est l’avenir » : oui, malheureusement, parce que les services sans l’industrie, c’est le tiers-monde d’antan et c’est un avenir qui inclut un niveau de vie qui baisse » (page 59).
Rupture économique
La faillite de la politique suivie par tous les gouvernants français depuis le traité de Maastricht et la mise en place de la monnaie unique se reflète selon Emmanuel Todd dans la baisse du niveau de vie des classes populaires et moyennes depuis 2008, quoi qu’en dise l’INSEE (note).
Emmanuel Todd perçoit la baisse du niveau de vie à d’autres indicateurs comme l’élévation de l’âge médian des acheteurs de voitures neuves. Il était de 44 ans en 1991 et de 56 ans en 2016, soit douze ans de plus alors que l’âge médian de la population n’a augmenté que de 6 ans et demi. Cela signifie que de plus en plus de jeunes ménages renoncent à l’achat d’une voiture neuve. La révolte des Gilets jaunes, suite à une augmentation de quelques centimes des taxes sur le diesel, témoigne aussi de la sensibilité extrême des classes populaires au pouvoir d’achat.
Volontiers provocateur, l’historien ne mâche pas ses mots : « Avec ses escalators en panne, ses accidents de train à répétition, ses usines et ses cathédrales qui flambent, la France, où la pauvreté est devenue un motif d’angoisse générale, me semble moins évoquer un pays sur la pente ascendante qu’une société en voie de re-sous-développement » (page 45).
Rupture éducative
Lecteur, abandonnez toute espérance car Emmanuel Todd en rajoute dans la noirceur en déterrant une mine : « une crise éducative qui, à bien des égards, est beaucoup plus préoccupante encore que le naufrage économique du pays » (page 63). Analysant les résultats du baccalauréat, il constate jusqu’en 1995 une progression qui pouvait correspondre à de réels progrès éducatifs. Ce n’est plus le cas depuis lors. L’octroi du bac à 80% d’une classe d’âge en 2018 en fait un diplôme sans grande signification.
Au vu des enquêtes de l’Éducation nationale sur les compétences des écoliers français, l’historien prédit une chute du niveau éducatif global de la société vers 2030, dans dix ans. Au moins un bon point : cette chute affecte toutes les classes sociales. Mais n’est-ce pas conforme à l’évolution de nos sociétés ?... Dès le plus jeune âge, la plupart des enfants se détournent de la lecture au profit des vidéos et d’internet. Alors, bien sûr, « on pourrait imaginer que les parents parviennent à protéger leurs enfants des tentations de la télévision et d’Internet pendant la phase de développement où il est important qu’ils lisent beaucoup » (page 73). Nous en sommes loin ! Après tout, est-ce si important d’avoir des citoyens cultivés et réfléchis ? L’économie robotisée qui s’annonce n’a besoin que d’une poignée d’ingénieurs et cadres de haut niveau pour sa supervision. Comme aujourd’hui dans les entrepôts Amazon, la grande masse des travailleurs n’auront pas besoin de savoir lire, compter et réfléchir pour exécuter les ordres des écrans et des terminaux laser.
Cela va d’autant moins dans le sens de la démocratie que les études supérieures tendent à renforcer les inégalités et la stratification sociale. « Autrefois, on faisait des études supérieures certes peut-être pour mieux gagner sa vie, mais aussi et surtout parce que l’on poursuivait un idéal d’émancipation intellectuelle, par désir d’apprendre. On fait désormais des études pour survivre économiquement » (page 76). Cela se voit à la progression rapide des écoles privées avec en pointe les écoles de commerce, les écoles paramédicales et les écoles d’ingénieurs. Les enfants des classes populaires, si intelligents soient-ils, ont peu de chance d’y accéder… « Et on peut s’attendre à ce qu’à terme ces derniers forment les cadres d’une future révolte », espère Emmanuel Todd (page 81).
Rupture démographique
À rebours de ses travaux antérieurs, il y a trente à quarante ans, l’anthropologue Emmanuel Todd s’étonne de découvrir aujourd’hui une France beaucoup plus homogène que précédemment avec la disparition des clivages entre un Bassin parisien de familles nucléaires égalitaires (similaire à la société anglaise) et un Sud-Ouest de familles-souche autoritaires et inégalitaires (similaire à la société allemande).
La diversité régionale se reflétait autrefois dans les indices de fécondité (2 enfants par femme dans le Bassin parisien, 1,4 à 1,5 dans le Sud-Ouest en 1990). Cette polarité a aujourd’hui disparu et l'on constate une chute générale de la fécondité, avec un indice national qui était de 2,03 enfants par femme en 2010 et n’est plus que de 1,87 en 2018. « Nous sommes sans doute en train de passer pour la première fois depuis l'après-guerre en dessous du seuil de reproduction des générations » (page 43).
Plus gravement, Emmanuel Todd note que la mortalité infantile est en train de remonter depuis plusieurs années : « Il a continué sa baisse séculaire entre 1996 et 2005, de 4,94 à 3,78 pour 1000 naissances vivantes, mais il a remonté une première fois en 2009, pour redescendre à 3,45 en 2011 et remonter à 3,80 en 2018. Les variations sont faibles mais parfaitement significatives » (page 44). Comme à la fin de l'URSS, l’historien y voit la preuve de l’appauvrissement général et de la décomposition de la société. « Lorsqu'on revient d'Allemagne ou de Scandinavie et qu'on atterrit à Roissy, il est difficile désormais de ne pas avoir le sentiment de faire un bond en arrière sur le plan temporel » (page 45).
Les variations régionales des indices de fécondité semblent désormais liées en première approche à l’immigration récente, constate Emmanuel Todd, qui est aussi démographe : « Parmi les départements où l’indice de fécondité est le plus élevé, on trouve, tout en haut, la Seine-Saint-Denis à 2,46 enfants par femme, puis le Val d’Oise à 2,29, l’Essonne à 2,19, la Loire à 2,19 et le Vaucluse à 2,18 » (page 99). Cela se reflète dans le constat par Jérôme Fourquet (L’Archipel français, 2019) de ce que 18,8% des garçons nés en 2018 ont des prénoms arabo-musulmans.
Emmanuel Todd, qui se définit comme un « immigrationniste raisonnable », se désole de ce que le taux de mariages mixtes chez les enfants d’immigrés d’origine maghrébine n’augmente plus. Il y voit le signe d’une certaine « recommunautarisation » et en appelle à un sursaut de l’opinion et des élites : « En renonçant à présenter l’adhésion à la culture française comme l’objectif assigné aux enfants d’immigrés, en ne posant pas clairement le mode de vie français comme légitime sur le territoire national, on ne rend pas service aux immigrés : on leur cache les règles du jeu réelles de la société et on les empêche d’y être pleinement acceptés » (page 106).
La France selon Karl Marx
C’est ici qu’Emmanuel Todd se tourne vers le jeune Marx pour comprendre la nouvelle stratification sociale du pays et les jeux de pouvoir qui se mettent en place (note).
Il dédaigne la question des inégalités de revenus et de patrimoines. Après tout, elles ont toujours existé, plus ou moins aigües, plus ou moins nocives. Il préfère s’en tenir au rôle économique et politique des différentes classes sociales.
• Au premier rang de celles-ci figure le groupe « aristocratie financière », selon l’expression employée par le philosophe allemand. Il s’agit de la frange supérieure de la bourgeoisie, quelques milliers de personnes qui tiennent véritablement les leviers de l’économie à travers les banques, les compagnies d’assurance, etc.
Emmanuel Todd apporte une nuance en parlant d’« aristocratie stato-financière » pour désigner cette classe qui représente 0,1% à 1% du haut de l’échelle des revenus. C’est que les dirigeants des grandes entreprises de la France contemporaine ne sont plus de véritables entrepreneurs au sens libéral du terme. Tout autant que les dirigeants politiques, ce sont pour la plupart des produits de la haute administration française passés par le moule de l’ENA et de l’Inspection des Finances. Dans les ministères, ils ont essentiellement appris à contrôler les comptes et faire des coupes budgétaires autant que nécessaire, autant de compétences aux antipodes de ce que l’on attend d’un chef d’entreprise, qu’il ait l’instinct du marché et de la conduite des hommes. Ils se croient libéraux mais sont tout le contraire selon l’historien.
• Au-dessous des 1%, nous avons les 19% du haut de l’échelle des revenus, ceux que l’INSEE réunit dans l’appellation fourre-tout CPIS (Cadres et professions intellectuelles supérieures) qui va des cadres sup aux artistes de cirque et qu’Emmanuel Todd qualifie de « petite bourgeoisie CPIS ». « Autant les 1% représentent les authentiques dominants, autant les 19% suivants sont désormais des pseudo-dominants », écrit-il.
• Ensuite vient un groupe très hétérogène qui se substitue à la masse paysanne de Marx. Elle réunit employés qualifiés, agriculteurs, commerçants, professions intermédiaires etc. Cette « majorité atomisée », selon l’appellation de Todd, représente 50% de la population et, malgré sa diversité, est unie par les niveaux de vie et l’interaction des mariages.
• Enfin reste le « prolétariat », soit 30% de la population constitués selon Emmanuel Todd par les ouvriers et les employés non qualifiés (vigiles, livreurs etc.).
L’historien souligne que cette description ne vaut que pour la période actuelle, post-Maastricht. Auparavant, quand la France possédait encore une industrie importante et une véritable souveraineté monétaire et politique, il aurait distingué une aristocratie d’État mais aussi une bourgeoisie industrielle, une petite bourgeoisie CPIS, une micro-bourgeoisie et des classes populaires (page 125)…
À partir de là, dans des développements parfois touffus et qui font beaucoup appel aux statistiques électorales, Emmanuel Todd s’applique à montrer comment la société française en est arrivée à la paralysie politique. Cela lui vaut un deuxième emprunt à Marx concernant l’autonomisation de l’appareil d’État (note).
L’État serait devenu littéralement imperméable aux pressions extérieures et c’est ainsi qu’il aurait pu s’asseoir sur les résultats du référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005.
Malheureusement pour elle, l’« aristocratie stato-financière » n’a plus que l’illusion du pouvoir, note Emmanuel Todd : « La France a largement perdu sa part de contrôle du système européen. Le tournant peut être daté des années 2007-2011, effet de la Grande Régression. Notre classe dirigeante a alors cessé de diriger. Elle est restée privilégiée, mais elle ne joue plus à parité avec la classe dirigeante allemande » (page 210).
L’historien voit dans ce vide existentiel l’origine de la violence dans les rapports du pouvoir avec la Nation, de l’affaire Benalla à la répression des Gilets jaunes et des grévistes en passant par les violences ordinaires dans les banlieues. Il déplore que la vie politique soit suspendue à la collusion de deux acteurs qui ne représentent à eux deux que 45% de l’électorat et sa fraction la moins dynamique : le parti présidentiel d’Emmanuel Macron, ancré dans la petite bourgeoisie et chez les retraités, et le Rassemblement national de Marine Le Pen, surtout ancré dans la classe ouvrière mais également très présent dans la police… et dans l’outre-mer !
Une chose est certaine avec Emmanuel Todd : ses ouvrages ne laissent pas indifférents, qu’ils nous séduisent ou qu’ils nous irritent, souvent les deux à la fois.
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Voir les 4 commentaires sur cet article
jarrige (28-01-2020 12:23:29)
80% d'une classe d'âge, en soi une idée stupide, qu'on doit à un de nos"grands hommes" politiques, Chevènement...
BONHOURE (25-01-2020 20:52:06)
Pour ma part, je pense que nous sommes arrivés au même stade que l'Allemagne de la République de Weimar. Les accusations de brutalité par la police répressive, me font penser au "Horst Wessel Li... Lire la suite
P.H. Drevon (22-01-2020 19:27:06)
Il est assez surprenant de constater que la France est le seul pays où les "intellectuels" semblent incapables d'analyser le XXIè siècle autrement qu'en faisant appel aux théories du XIXè siècle... Lire la suite