La Conférence de Berlin, 1885

Une mainmise des Européens sur l'Afrique

L'historienne Christine de Gemeaux s'interroge sur la portée de la conférence de Berlin (novembre 1884- février 1885) et les motivations de ses participants. Faut-il y voir un compromis entre des empires coloniaux rivaux ou la décision concertée d'un « Empire colonial européen » ? 

Le 26 février 1885, les Européens signaient l’Acte final de la Conférence de Berlin sur l'Afrique.

À la fois connue et méconnue, souvent appelée Conférence sur le Congo, « Congo Conference » ou « West Africa Conference » en anglais, « Kongokonferenz » ou « Westafrika-Konferenz » dans les sources allemandes, elle a exercé une influence déterminante à la fois sur l’histoire de l’Afrique contemporaine et sur le cours des colonisations européennes contemporaines.

L’ère coloniale va, après elle, connaître sa plus forte expansion jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et la redistribution des cartes du pouvoir. Voyons dans quelle mesure la Conférence de Berlin constitue un tournant dans la dynamique coloniale européenne (1878-1914).

Peut-on, dans ce contexte, parler d’« Empire colonial européen » ? Cette interrogation est fondamentale : l'Europe est-elle alors une entité identifiable face aux espaces coloniaux ; un empire qui se définirait et se construirait lui-même par rapport aux pays colonisés ? Y-a-t-il véritablement cohérence interne à « l’Europe coloniale », ou s’agit-il d’une simple addition de différents empires voisins et rivaux ?

Dans quelle mesure les congrès internationaux, d’abord le Congrès de Berlin sur les Balkans (1878), puis la Conférence de Berlin (1884-1885), associés aux expositions internationales et coloniales qui proliférèrent en Europe de la fin du XIXe siècle aux années 1930, ont-ils permis « non seulement de construire et affirmer des notions communes de race et de civilité, mais aussi d’établir dans le même temps un lien entre la création d’une notion consensuelle d’Homo europeanus et les sentiments profonds d’appartenance nationale », voire d’appartenance européenne ?

Poser ces questions revient à s’interroger sur « L’Europe et ses Autres » et sur la fonction de la confrontation entre le Vieux Continent et le reste du monde : « l’Europe s’est [en effet] consolidée elle-même en définissant ses colonies comme ses Autres, des Autres ethnologiques et politiques, au moment précis où elle les constituait et en faisait des images programmées proches de son « moi souverain » pour pouvoir les administrer et étendre ses marchés ».

L’examen de l’itinéraire de consolidation de l’Europe comme « sujet souverain », avec ses modalités pratiques de colonisation dans un monde occidental en expansion, est ici essentiel. C’est pourquoi partir de l’analyse d’un exemple concret, le plus emblématique qui soit, la Conférence de Berlin (1884-1885), permet de vérifier les hypothèses principales. Comparer la volonté colonisatrice dans différents pays est chose rare et donc intéressante ; seul le choix d'un contexte international unique autorise cette comparaison. Peut-on parler à la Conférence d’un impetus européen ; d’un discours colonial produit par les échanges entre les puissances occidentales ; d’un langage européen commun de la domination coloniale ? Quels discours – contre-discours, discours de légitimation – la Conférence a-t-elle générés ? De nouvelles représentations de l’Autre émergent-elles ? Quels arguments les opposants à ce partage entre Européens font-ils entendre et quels échos rencontrent-ils ? Quelles en sont les répercussions ? Quid enfin de l’Afrique ?

La recherche a montré que la colonisation de l’Afrique est issue d’une dynamique fondée sur le développement des sciences, essentiellement l’exploration, l’anthropologie et la géographie. Au XVIIIe siècle, les grands explorateurs sont européens : Wilhelm von Humboldt (1737-1835) pour l’Allemagne ; Louis de Bougainville (1729-1811) pour la France ; et James Cook (1728-1779) pour la Grande-Bretagne : des entreprises cartographiques comme « Survey of India » et « Survey of Ireland » voient le jour, le continent africain est abordé.

Un siècle plus tard, l’exploration va croissant. Si la dynamique faiblit pendant les guerres napoléoniennes (hormis dans l’entourage scientifique de Napoléon en Égypte), elle repart de plus belle après le Congrès de Vienne (1815), lorsque les Européens cherchent de nouveaux horizons et de nouveaux débouchés après le choc du blocus continental. C’est ainsi que la Société de géographie voit le jour à Paris en 1821, la Gesellschaft für Erdkunde est créée à Berlin en 1828, enfin la Royal Geographic Society est fondée à Londres en 1830 avec une fonction non seulement scientifique mais aussi idéologique affichée : elle affirme le concept de nation et la politique de souveraineté. La Hakluyit Society (1846) diffuse, de son côté, ses publications sur les explorateurs.

Enfin, dans la seconde moitié du siècle, des explorateurs et aventuriers, David Livingstone (1813-1873), Henry Morton Stanley (1841-1904), pour le monde anglo-saxon ; Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905) pour la France ; Carl Peters (1856-1918) pour l’Allemagne, ouvrent aux Occidentaux le continent africain. L’exploration est un des principaux vecteurs de la constitution de la souveraineté impériale, telle qu’elle se manifeste au niveau européen à la Conférence de Berlin, où Stanley et Noël Ballay, ancien compagnon de Brazza, sont justement présents.

Mais à l’époque de la Conférence, les « explorations étaient déjà entrées dans une phase de concurrence active entre nation européennes. […] Au début des années 1880, les explorations coloniales cédaient progressivement la place aux colonnes militaires ». Les quatre mois d’âpres négociations dans le cadre de la Conférence de Berlin débouchent sur une nouvelle perspective à l'échelle mondiale, un réel blanc-seing pour un partage du monde par l’Europe occidentale, notamment soutenu par les réflexions théoriques des juristes de la période. L’article 34 de l’Acte général de Berlin stipule que l’occupation coloniale des terra nullius (terres sans maître, réputées inoccupée et disponibles) doit être durable pour relever du droit.

L’influence de la Conférence sur le développement du droit international est importante, notamment au sein de l’Institut de Droit international fondé à Gand (1873). La Conférence permet ainsi par ricochet au droit européen de se préciser après les conférences fondatrices de 1648 et 1814-1815, et après le Congrès de Berlin de 1878. Les puissances coloniales réunies à Berlin sont parfaitement conscientes de cet enjeu. C’est l’époque où l’identité européenne chrétienne est définitivement remplacée par l’identité juridique ; où le discours juridique européocentriste cherche à représenter un idéal de civilisation et devient une discipline autonome. De fait, le droit international colonial participe de l’entreprise de domination européenne.

Les prémices et les enjeux de la Conférence procèdent d’abord du contexte politique et du travail diplomatique préparatoire en amont de la Conférence. Ainsi, du Congrès de Berlin à la Conférence de Berlin, s’illustre le lien entre la politique européenne des Balkans à l’Afrique. La figure centrale qui apparaît alors sur le plan diplomatique est celle du chancelier allemand Otto von Bismarck, « arbitre de l’Europe », hostile aux aventures exotiques. Sa position sur la question coloniale, inscrite dans une politique de sécurité continentale plutôt que de puissance ultramarine, puis sa volte-face du 26 juin 1884 au Reichstag éclairent les nouveaux enjeux allemands de la Conférence de Berlin.

Sous prétexte de porter la civilisation en Afrique, l’Empire allemand veut désormais assurer son prestige international par une participation à la gestion des affaires coloniales. À cette occasion se manifeste l’opportunité du discours antiesclavagiste britannique (1883-1884) en Afrique, notamment à Madagascar et en Égypte, discours finalement instrumentalisé pour mieux coloniser le continent. Les motivations et positions des acteurs éclairent donc les convergences et les divergences des principaux représentants nationaux à la Conférence. Les positions développées, sont parfois antagonistes, tout à la fois à l’intérieur des États-nations concernés et entre ces derniers.

La rencontre berlinoise doit en effet être examinée à l’aune de la rivalité coloniale franco-britannique : c’est la lutte, la « course au clocher » ou le fameux Scramble for Africa qui éclate. Le Portugal joue également un rôle-clé à Berlin en raison, notamment, de l’ancienneté de son contact africain, argument historique abondamment revendiqué par ses soins. Enfin la Belgique, ou plus directement le roi des Belges, Léopold II, est placée au centre des discussions et des enjeux. La figure de Savorgnan de Brazza, la question du Congo et la rivalité avec Stanley autour du « Danube de l’Afrique », selon les mots de Bismarck, illustrent l’instrumentalisation de la géographie sur le continent africain. La Conférence de Berlin se révèle très profitable au roi Léopold II qui en sort grand gagnant. Le roi des Belges prétend poursuivre une triple croisade en Afrique, sur les plans scientifique, diplomatique et humanitaire, mais il a négocié en amont avec les Américains et avec Bismarck pour obtenir le contrôle des territoires convoités.

Les échos et répercussions mondiales sont nombreux. Les critiques anticoloniales exprimées en Europe et outre-mer à l’occasion de la Conférence de Berlin se font entendre de chaque côté du Rhin, notamment avec les discours de deux ténors de l’opposition à la politique coloniale, Bebel et Clemenceau. Les abus coloniaux au Congo seront ensuite dénoncés, notamment par le diplomate britannique Roger Casement (1864-1916) dans un rapport resté célèbre (1903). Mais, du côté des puissances coloniales, les forces armées sont renforcées dans tous les empires coloniaux européens, et la recherche a pu établir l’accélération d’une histoire militaire coloniale spécifique après 1884-1885.

D’autres exemples des conséquences territoriales de la Conférence existent ; ainsi les contre-discours des indigènes togolais. Ils montrent que les sujets de la « colonie modèle » (« Musterkolonie ») ne sont pas restés muets, comme l’a prétendu la puissance colonisatrice, mais lui ont opposé une authentique résistance ; le second exemple, souvent ignoré, est, en Amérique latine, la réception du partage du monde par l’homme politique Rafael Núñez, concepteur de la Constitution colombienne (1886). Il s’appuie sur l’Acte final pour justifier sa propre politique contre les Indiens.

Il apparaît que la Conférence de Berlin se situe bien dans une continuité ; elle ne représente pas une rupture mais bien plutôt une accélération du temps historique et un véritable tournant politique, grâce auquel la « course au clocher » s’intensifie. En l’espace de dix ans, l’Afrique passe de 10% à plus de 90% de territoires colonisés. Les tensions s’exacerbent : « La Conférence de Berlin accroît considérablement la rivalité préexistante car, en reformulant un besoin de traités de protectorat en bonne et due forme, elle oblige les pays rivaux à utiliser chaque représentant de son pays comme un agent consulaire potentiel ». On le voit particulièrement dans le développement des administrations et des troupes coloniales.

Des règles de colonisation sont fixées dans l’Acte final : elles constituent une première approche en droit international sur le rapport à l’outre-mer. La pression coloniale s’accentuant, les contre-discours augmentent tant en Europe qu’en Afrique, mais les majorités européennes acceptent de plus en plus facilement le principe même de la colonisation ; les révoltes indigènes éclatent et sont partout durement réprimées (révolte héréro en Afrique allemande du Sud-Ouest, révolte Maji-Maji au Tanganiika, etc.). Enfin, les représentations de l’Autre se dégradant, la perspective « racialiste » inhérente à l’Acte final se répand largement. Le sens de la conférence a donc bien été celui d’une mainmise européenne sur l’Afrique dans la dynamique d’une nouvelle vague de mondialisation.

Christine de Gemeaux

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La France et l'Afrique
Publié ou mis à jour le : 2023-11-23 17:49:23

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