Jusqu’à la Révolution, la notion de patrimoine consistait à utiliser le bien hérité pour construire le bien à venir. Ainsi, lorsqu’un édifice public n’avait plus de fonction d’usage, il était déclaré comme « mine ». Chacun pouvait y acheter des matériaux de construction telles que poutre, pierre de taille, tuile, cheminée, etc. permettant de donner une seconde, voire une troisième vie au matériau.
C'est ainsi qu'autrefois, les maisons en pan de bois étaient montées avec des poutres de récupération avant d'être recouvertes d’un enduit ou d’une vêture. Mais aujourd'hui, dans les quartiers médiévaux, on est tenté de retirer l’enduit pour laisser les poutres apparentes avec des mortaises ou des trous de cheville sans raison d’être. Cela correspond à notre goût du pittoresque mais est techniquement une aberration et patrimonialement une hérésie...
Afin de remédier à ces dommages et bien d'autres, André Malraux, ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle, a défendu une loi, promulguée le 4 août 1962, qui a renforcé la protection des monuments historiques et surtout étendu son champ d'action aux quartiers et villages de grande valeur patrimoniale. Malgré ses imperfections, elle continue vaillamment de remplir sa mission.
Une première approche de la préservation
Parmi les conséquences immédiates de la Révolution française sur notre patrimoine, on relève la prise de conscience d’une valeur culturelle du bien hérité. La population révolutionnaire n’a de cesse de faire disparaître tous les symboles du pouvoir, spirituel ou temporel. L’Assemblée prend conscience d’un danger à faire disparaître toute trace de notre mémoire. Elle invente alors le terme de « monument historique » en le prenant dans son sens premier de monument comme témoin de l’Histoire.
La naissance d’une protection des monuments historiques se fait au milieu d’un débat houleux et de décisions contradictoires. Deux sentences prises par l’Assemblée en 1792 illustrent parfaitement cette situation. Le 14 août, un décret autorise la destruction des symboles de l’Ancien Régime et le 16 septembre l’Assemblée vote la conservation des « chefs-d’œuvre de l’art » menacés par la tourmente révolutionnaire.
L’expression retenue de « chefs-d’œuvre de l’art » est significative, mais très restrictive. La valeur artistique doit apparaître comme incontestable alors qu’elle est éminemment subjective et dépend de critères liés au contexte culturel. De plus, les pouvoirs publics ne protègent que les édifices publics. Ils n’envisagent même pas qu’il soit possible d’interdire la démolition d’un bien privé.
Une autre signification de l’emploi du terme « chefs-d’œuvre de l’art » indique le passage du monument historique pris pour sa valeur de mémoire au monument possédant des valeurs artistiques propres. Les biens de l’église ayant été « mis à disposition de la Nation » par un décret du 2 novembre 1789 sont les premiers à faire l’objet d’une protection.
Naissance d’un inventaire historique
La notion de protection du patrimoine par sa conservation va rapidement se substituer à celle de transmission d’un patrimoine pour le faire évoluer. Dès 1834, Prosper Mérimée, second titulaire du poste d’Inspecteur général des Monuments Historiques, engage une dynamique de repérage des biens de valeur. Sous son impulsion, la Commission supérieure des Monuments Historiques est instituée. Elle est à l’origine de la première liste des monuments protégés établie en 1840. La base actuelle des monuments historiques se nomme toujours base Mérimée.
À cette même période, des intellectuels, écrivains et artistes s’intéressent à l’histoire et au patrimoine. Nous pouvons prendre l’exemple de Victor Hugo qui sillonne la France.
Victor Hugo ne se place pas dans le laborieux travail d’inventaire. Il est le voyageur impénitent avide de connaissance, l’éternel étudiant insatiable, comme André Malraux, insatiable de découvrir une nouvelle ville, un nouveau paysage, un nouveau monument. Le soir, lorsque l’étape est assez confortable, il décrit ce qu’il a découvert, ce qu’il a vu.
Mais là encore, sa démarche n’est pas celle d’un scientifique ayant à décrire une œuvre de la façon la plus objective possible, il reste généralement dans l’émotionnel et le poétique. Certains monuments, comme la cathédrale de Chartres, ou certains paysages ont droit à une description minutieuse mais généralement il donne surtout ses impressions, son sentiment, de façon subjective.
Il ne faut donc pas voir la démarche de Victor Hugo dans un sens d’inventaire mais dans une volonté didactique. Se promener avec les écrits du grand homme c’est apprendre à lire ce que l’on voit ; c’est apprendre à se faire un jugement. Après avoir lu ses récits de voyage on ne voit plus le paysage ou les vieilles pierres de la même façon.
Si Victor Hugo est opposé farouchement aux démolitions, comme il a pu l’écrire : « Rien de plus funeste et de plus amoindrissant que le goût des démolitions. Qui démolit sa maison, démolit sa famille ; qui démolit sa ville démolit sa patrie ; qui détruit sa demeure, détruit son nom. C’est le vieil honneur qui est dans les vieilles pierres. »
Il n’est pas pour autant forcément béat d’admiration devant l’ancien. Il peut ainsi critiquer une ville trop rigoureusement ordonnancée : « régularité, symétrie, grandes façades blanches et toutes pareilles les unes aux autres, etc. ; ce qui pour l’homme de sens veut dire architecture insipide, ville ennuyeuse à voir. » ou regretter un paysage passé : « J’ai peu de choses à dire de Bayonne. La ville est on ne peut plus gracieuse, située au milieu des collines vertes, sur le confluent de la Nive et de l’Adour, qui fait là une grande Gironde. Mais de cette jolie ville et de ce beau lieu il a fallu faire une citadelle. Malheur aux paysages qu’on juge à propos de fortifier ! Je l’ai déjà dit une fois, et je ne puis m’empêcher de le redire : le triste ravin qu’un fossé en zigzag ! La laide colline avec sa contrescarpe ! C’est un chef-d’œuvre de Vauban. Soit. Mais il est certain que les chefs-d’œuvre de Vauban gâtent les chefs-d’œuvre du bon Dieu. »
Napoléon III reste sourd aux écrits de Victor Hugo, on ne s’en étonnera pas, et, à Paris comme dans de très nombreuses villes françaises, il taille dans le tissu ancien pour aérer les villes. Mais la grande innovation que propose le préfet Haussmann consiste à ouvrir une nouvelle voie en centre de parcelle plutôt que d’élargir une rue existante.
En agissant ainsi, il exproprie des terrains vides ou peu exploités et laisse en place les fronts bâtis denses. Il achète alors le terrain moins cher et donne de la plus-value aux nouveaux fronts à bâtir. L’autre intérêt de cette méthode, qui nous intéresse ici, est de moins toucher à l’existant et donc de pouvoir aisément éviter les monuments. Haussmann se vante d’ailleurs dans ses mémoires de « n’avoir détruit aucun monument » après avoir abattu tout de même un quart de Paris.
Ainsi, Haussmann, sans avoir réellement d’intérêt pour notre patrimoine a tout de même évité de démolir les principaux monuments. Il semble pourtant que le préfet se soit fait sa propre opinion de ce qu’il considère comme un monument en déclarant sans intérêt ceux qui le dérangeaient.
Il serait intéressant de tenter de déterminer cette notion de monument. Est-ce la fonction, la place dans l’espace urbain ou bien encore l’importance que donne la collectivité à une construction. On serait tenté de dire que les trois propositions peuvent se compléter pour bien cerner cette notion.
Les ouvrages abritant le pouvoir spirituel ou temporel ou bien les constructions culturelles ont vocation à devenir des monuments. Leur emplacement dans la ville en fait souvent des repères déterminant dans l’espace urbain. Ces notions sont-elles suffisantes pour définir un monument ?
Les exemples des opéras parisiens montrent le contraire. L’Opéra Garnier est né comme un monument et le restera. L’opéra de la Bastille ne l’a jamais été et ne le sera jamais. La notion reste donc très subjective mais souvent le simple « bon sens » nous permet de reconnaître collectivement la valeur monumentale d’un bâtiment.
Françoise Choay, historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, apporte des précisions en distinguant deux types de monuments.
• Le monument ayant une valeur « mémorielle » qui s’accompagne d’une pratique culturelle ou cultuelle, où se déroule le « repas totémique ». Elle le définit par cette phrase : « Le monument se caractérise ainsi par sa fonction identificatoire. Par sa matérialité il redouble la fonction symbolique du langage dont il pallie la volatilité, et s’avère un dispositif fondamental dans le processus d’institutionnalisation des sociétés humaines ».
• Le monument plus simplement historique qui n’a de valeur que par ce que nous y apportons de notre savoir, de notre façon de vivre, de notre comportement. Privé de sa valeur d’usage (ou d’un usage qui n’est pas celui d’origine mais qui peut être adapté) ce monument n’a plus réellement de valeur historique.
Cette distinction très intéressante, permet d’universalisé la notion de monument mais ne résout en rien le paradoxe des deux opéras parisiens ! Mais si Françoise Choay en arrive à devoir universaliser la notion de monument, c’est que ses nombreux voyages en Asie l’ont amenée à regarder autrement la nécessité de préservation du patrimoine.
Pour nos amis asiatiques, un monument n’a de valeur que s’il est perpétuellement renouvelé, reconstruit. L’observation de Françoise Choay rejoint ici celle d’André Malraux qui écrivait : « Le temple shinto n’a pas de passé, puisqu’on le reconstruit tous les vingt ans ; mais il n’est pas moderne, puisqu’il copie son prédécesseur depuis au moins quinze siècle. […] il est l’éternité conquise de main d’homme. […] Les photos n’en donne aucune idée. […] Il perd sa vie lorsqu’on le sépare des arbres ; il est le sanctuaire et l’autel de sa cathédrale de pins géants. […] L’architecte oublié avait conçu ce sanctuaire immortel parce que des Japonais ne cesseraient jamais de le brûler et de le reconstruire […] Nos architectes ont rêvé leurs cathédrales comme des pierres d’éternité. Ceux d’Isé ont rêvé la leur comme le plus grandiose des nuages. Et cet éphémère parle d’éternité plus puissamment que les cathédrales, que les pyramides ».
Dans cette notion de préservation, ce qui doit être perpétué c’est le savoir-faire des hommes qui permet de renouveler, d’améliorer en permanence ce que nous ont légués nos ancêtres depuis des siècles. En classant et en protégeant ces édifices avec nos techniques européennes, on conserve les vieilles pierres et le bois sculpté mais on tue le savoir-faire artisanal. Nous autres occidentaux avons du mal à imaginer que nous pourrions reconstruire Notre-Dame tous les vingt ans !
Mais revenons en Occident et plus précisément en France. Après le travail de terrain de Prosper Mérimée et le travail littéraire de Victor Hugo, le législateur prend réellement en considération la protection du patrimoine. Une première loi est votée en 1887 en vue d’établir une liste des monuments à protéger. Remarquons que nous sommes passés en un siècle de la notion de chef-d’œuvre des arts à celle de monument historique.
De la protection d’un ouvrage forcément bâti, élaboré par la main de l’homme, nous avons donc évolué vers la préservation d’éléments de notre histoire. Cette nouvelle acception est plus ouverte et d’ailleurs, 10 ans plus tard, en 1898 le premier site naturel se trouvant sur cette liste de monument historique sont les cascades de Gimel en Corrèze.
Dans son discours de présentation de la loi au Parlement, Malraux revient sur la limitation de la protection aux seuls éléments monumentaux du XIXe siècle : « Au siècle dernier, le patrimoine historique de chaque nation était constitué par un ensemble de monuments. Le monument, l’édifice était protégé comme une statue ou un tableau. L’État le protégeait en tant qu’ouvrage majeur d’une époque, en tant que chef-d’œuvre. »
Pourquoi Malraux limite-t-il cette protection monumentale au XIXe siècle alors que les deux principales lois encore en vigueur sur la protection datent du XXe siècle ? Il s’agit tout d’abord de la loi du 31 décembre 1913. Elle définit les critères de classement, les intervenants obligatoires des services de l’État, etc.
Ce début de XXe siècle étend également la notion de monument historique dans le temps. Jusque-là seuls étaient recevables les édifices construits au Moyen Âge. En 1913, les monuments historiques acceptent quatre châteaux postérieurs avec le Luxembourg, Versailles, Maisons-Laffitte et le Louvre. Dans les années qui suivent le classement s'ouvre au patrimoine privé. Cette intrusion de l’État sur un bien privé est considérée comme une privation de propriété. Les périodes s’étendent également vers la Renaissance et à l'âge classique.
Plus tard, la loi du 2 mai 1930, rapproche les procédures de classement de sites et espaces naturels de celle des monuments bâtis. C’est la notion de site classé. Dans la définition même du « site » peut être retenue une zone située à proximité d'un bâtiment classé ou inscrit.
Cette première partie avait pour but de retracer l’évolution de la notion de patrimoine, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, depuis sa mise en place à la Révolution. Nous avons vu qu’il ne pouvait s’agir, suivant le vocabulaire, que de « chef-d’œuvre de l’art » ou de « monument historique ».
Avant de poursuivre le récit de cette évolution arrêtons-nous un instant sur un épisode de notre histoire urbaine qui a modifié cette vision bien malgré elle. Il s’agit du second Empire et plus particulièrement de la mise en œuvre par Haussmann des plans de Napoléon III.
Ce dernier, pour la construction de ses avenues et boulevards, bouleverse radicalement la notion de rue. Jusqu’alors la rue est une surface continue plus ou moins régulière le long de laquelle des particuliers viennent construire des immeubles. Chacun bâtit comme bon lui semble, créant une succession de façades indépendantes les unes des autres.
Cette juxtaposition hétéroclite forme un patchwork marqué par la verticalité de chaque façade. Haussmann refuse cette succession d’individualité et va chercher à créer une unité urbaine. Pour chaque percement il nomme un architecte « voyer » chargé de dessiner la voie. Celui-ci fixe les hauteurs des balcons des premiers et derniers niveaux, la proportion des ouvertures, la forme des consoles et des garde-corps, etc.
L’architecte disparaît derrière ces contraintes stylistiques et se conforme au « moule » imposé. L’architecture quant à elle disparaît derrière l’exercice imposé et son œuvre s’efface devant la toute-puissance réglementaire. La rue perd ainsi sa succession d’individualités verticales pour se fondre dans une cohérence globale horizontale et devenir une entité autonome ayant une valeur monumentale.
L’avenue de l’opéra à Paris en est une parfaite illustration. La cohérence de ses façades, du Palais Royal à l’opéra est indéniable. Ainsi traitée, cette avenue devient elle-même un monument indépendant du Palais royal ou de la salle Garnier. L’avenue était même dessinée avant que la décision soit prise de placer en haut un opéra avec la place qui l’entoure.
Cette monumentalisation de l’avenue, du boulevard, de la rue leur confère une valeur patrimoniale proche de celle d’un monument. Ainsi, de façon inconsciente, Haussmann amène à s’intéresser à l’immeuble banal, et plus seulement aux chefs-d’œuvre de l’art. Mais il faudra encore un siècle avant que la construction courante soit prise en considération de façon individuelle et plus comme élément d’un ensemble monumental.
Nous arrivons ainsi au début du XXe siècle. Nous avons vu que seuls les monuments historiques intéressaient le législateur, il en va de même pour les habitants, si vous me permettez ce raccourci. Pourtant quelques pointes de conscience apparaissent parfois mais souvent pour des raisons plus politiques que par pur altruisme.
Si les politiques de tous bords restent souvent murés dans leur tour d’ivoire, les écrivains commencent à s’intéresser au peuple. Balzac, Hugo, Zola, etc. multiplient les ouvrages décrivant la vie de Nana ou des Misérables. Les médecins également commencent à condamner les conditions de vie urbaine. L’étroitesse des rues, l’insalubrité des habitations, la médiocre qualité de l’eau provoquent des morts quotidiennes par la tuberculose ou par intoxication alimentaire.
Le début du XXe siècle voit les architectes et les urbanistes prendre les choses en main pour résoudre ces problèmes d’insalubrité. Dans une ville comme Paris, les quartiers où l’on meurt quotidiennement sont nombreux et la question méthodologique se pose. Bien entendu, il est envisagé de réhabiliter les constructions existantes, mais, le coût semble prohibitif et surtout, cela n’enlève pas le problème de la « rue corridor » dans laquelle le piéton ne voit jamais le soleil.
Les Congrès Internationaux de l’Architecture Moderne CIAM proposent alors, pour aérer l’environnement et donner du soleil aux habitants, de raser les villes pour les reconstruire sous forme de tours dans d’immenses espaces verts. Cette proposition est magistralement illustrée par le fameux plan Voisin dessiné par Le Corbusier en 1925. C’est donc une volonté purement hygiéniste qui amène les architectes et les urbanistes à proposer la démolition des centres anciens pour donner de l’air et du soleil aux habitants.
Si nous regardons bien les perspectives de l’architecte pour le plan Voisin nous découvrons, au milieu de la verdure, quelques monuments conservés. Le Corbusier était d’ailleurs un amoureux des hôtels particuliers du Marais et prenait plaisir à se promener dans ce quartier malgré son côté insalubre. Cela veut dire que, malgré l’aspect extrémiste de son geste urbain, il cache une volonté de préservation d’un patrimoine sélectionné et limité. Pour autant, il n’a aucun respect pour la ville du passé, pire encore il insiste sur la nécessité de la raser.
L’entre-deux-guerres se passe avec cette idée sans cesse sous-jacente de devoir améliorer la situation dans les très nombreux quartiers insalubres de la capitale et de nombreuses villes de province, mais les décisions tardent à venir. La crise de 29 va définitivement annuler toute velléité de reconstruire les villes.
Entre patrimoine et modernité
Le problème est inversé après la Seconde Guerre mondiale et son lot de villes détruites. Des villes comme Royan ou le Havre montrent l’exemple de reconstruire sur un champ de ruine des villes entièrement neuves, répondant à des critères modernes de salubrité, de soleil, de ventilation des espaces. Devant les monceaux de gravas, la notion de préservation d’un patrimoine bâti devient très relative.
De là à renforcer le principe corbuséen de remplacer la vieille ville insalubre par des constructions modernes dans des espaces verdoyants il n’y a qu’un pas. La mise en œuvre de ce type de plan est engagée dans différentes villes françaises. Pour Paris, considérant qu’il serait trop long de reconstruire la ville en partant d’un seul chantier, ce sont trois lieux qui voient arriver les bulldozers et les grues : les Olympiades dans le 13ème, Beaugrenelle dans le 15ème et la place des Fêtes dans le 19ème.
André Malraux arrive au ministère de la Culture dans ce contexte d’engouement généralisé pour la modernisation des villes et de l’architecture. De plus, c’est un ami de Le Corbusier et d’Oscar Niemeyer et un fervent défenseur de l’art moderne.
Néanmoins, il n’est pas insensible à la tradition, à notre patrimoine. Plus encore, Eric Lengereau écrit que « Malraux avait véritablement intériorisé la question historique, qu’il en était habité et qu’il était parfois possédé par elle. […] Les Antimémoires cristallisent une ambiguïté fondamentale qui oppose l’histoire à la création dès lors que celle-ci est associée à une fonction, comme en architecture. »
Certains passionnés vont alors tenter de faire vibrer cette corde patrimoniale de Malraux pour lui insuffler l’idée de protéger les centres anciens de nos plus vieilles villes. La tâche n’était pas forcément aisée, mais Malraux avait un certain plaisir à parcourir le Marais, le Vieux Lyon et d’autres villes anciennes. Pourtant, le souci des rues insalubres reste d’actualité et il faut également convaincre de la possibilité de rendre habitable des quartiers dans lesquels on meurt tous les jours faute d’hygiène.
Entre monument et petit patrimoine
Nous avons vu que jusqu’à présent, la notion de patrimoine ne concerne que les monuments et encore, avec parfois une restriction à la fonction publique du monument. Seul Haussmann s’est intéressé à l’immeuble de rapport mais en le considérant comme faisant partie d’un tout, la rue élevée à l’échelle du monument. En dehors des demeures royales ou des représentations religieuses, aucune valeur patrimoniale n’est encore envisageable.
L’histoire enseignée dans les écoles se calque sur ce modèle. Les étudiants connaissent par cœur les faits et gestes des monarques, et les dates de toutes les batailles mais n’ont aucune idée de la vie dans les campagnes. Ce début de seconde moitié du XXe siècle modifie en profondeur notre vision de l’histoire. Les historiens prennent conscience que la vie existe à côté du Louvre et de Versailles.
« Mais les nations ne sont plus seulement sensibles aux chefs-d’œuvre, elles le sont devenues à la seule présence de leur passé. Ici est le point décisif : elles ont découvert que l’âme de ce passé n’est pas seulement fait que de chefs-d’œuvre, qu’en architecture un chef-d’œuvre isolé risque d’être un chef-d’œuvre mort ; que le palais de Versailles, la cathédrale de Chartres appartiennent aux plus nobles songes des hommes, ce palais et cette cathédrale entourés de gratte-ciel n’appartiendraient qu’à l’archéologie ; que si nous laissons détruire ces vieux quais de la Seine semblables à des lithographie romantique, il semblerait que nous chassions de Paris le génie de Daumier et l’ombre de Baudelaire.
Or sur la plupart des quais au-delà de Notre-Dame ne figurent aucun monument illustre ; leurs maisons n’ont de valeur qu’en fonction de l’ensemble auquel elles appartiennent. Ils sont les décors privilégiés d’un rêve que Paris dispense au Monde, et nous voulons protéger ces décors à l’égal de nos monuments. »
Cette dernière phrase est sans doute un tournant important dans la vision de ce qu’est le patrimoine. C’est l’abolition du privilège des monuments à être les seuls protégés ! Est-ce un hasard si cette loi est promulguée un 4 août 1962 ? Ou Malraux a-t-il finement calculé la date ?
Le patrimoine est-il une priorité ?
Le problème du conflit entre patrimoine et modernité n’est pas le seul, nous sommes en pleine période de reconstruction et l’Abbé Pierre vient tout juste de crier « au secours » pour toutes les personnes sans toit qui meurent de froid dans la rue. Le ministère de la reconstruction réclame sans cesse plus de moyens. Que vaut la préservation et la reconstruction d’un quartier insalubre devant la nécessité de loger les pauvres de l’Abbé Pierre.
Malraux est bien conscient du problème et va brillamment argumenter pour défendre aussi le patrimoine dans son discours du 14 décembre 1961 : « nous savons tous que si nous devions choisir, choisir irrémédiablement ; entre la vie d’un enfant inconnu et la survie d’un chef-d’œuvre illustre : La Joconde, La Victoire de Samothrace ou les fresques de Piero della Francesca, nous choisirions tous la vie de l’enfant inconnu. Mais cette question tragique est un piège de l’esprit. Jamais l’humanité n’a été contrainte de choisir et elle ressent invinciblement qu’elle doit sauver l’enfant et le chef-d’œuvre. Tolstoï demandait : « que vaut Shakespeare en face d’une paire de botte, pour celui qui doit marcher pieds nus ? » L’Union Soviétique, comme les démocraties occidentales, a pensé qu’il fallait fabriquer des bottes pour ceux qui n’en avaient pas – et leur faire lire Tolstoï et Shakespeare… »
Plus matériellement, Malraux argumente en faveur d’une réhabilitation également utile pour résoudre le problème de manque de logements : « Sauvegarder un quartier ancien, c’est donc à la fois en préserver l’extérieur et en moderniser l’intérieur, et pas nécessairement au bénéfice du luxe, puisqu’un certain nombre de maisons restaurées de l’îlot rive gauche sont destinées aux étudiants. »
Cette idée de moderniser l’intérieur devient presque une obsession. Nous avons tout à l’heure parlé de quartier insalubre. Il faut se souvenir que dans les années 60, à Paris, plus de la moitié des appartements ne possédait pas de commodités. Il y avait généralement un seul point d’eau dans la cuisine et les sanitaires étaient sur le palier.
Les gens fuyaient les centres villes pour trouver, dans les barres modernes, des appartements avec W.C., une grande cuisine, une salle de bains et le chauffage collectif. On quittait la misère pour trouver le luxe. Malraux explique que ce n’est pas une fatalité : « Une opération de restauration consiste à conserver au quartier considéré son style propre tout en transformant les aménagements internes des édifices de façon à rendre l’habitat moderne et confortable. »
Urbanisme réglementaire ou opérationnel ?
Devant tous ces paradoxes et ces contradictions, Malraux tient le cap de la préservation du patrimoine de proximité dans les centres anciens. Il tient tête aux pourfendeurs de la « rue corridor », il contredit les obstinés du tout monumental, il obtient un budget malgré les priorités annoncées. Mais il rédige une loi qui est elle-même un véritable paradoxe. En effet, tout son discours montre une volonté de voir les secteurs anciens rapidement réhabilité. Pour cela il explique qu’il convient de fixer le programme à suivre ».
Il prend ensuite modèle sur « la méthode que l’initiative privée a employée avec succès dans quelques secteurs choisis ». Pour cela, « on dresse alors le plan permanent de sauvegarde et de mise en valeur qui, dans le cadre du programme général, précise le détail des opérations à entreprendre compte tenue de toutes les nécessité esthétiques et techniques, y compris les réseaux d’adduction d’eau, d’assainissement, d’électricité, de gaz, etc. Ce plan dressé par un architecte, qui consulte tous les intéressés et d’abord le conseil municipal, est ratifié par le Conseil D’État. » Enfin il explique que « c’est la municipalité qui choisit les moyens d’exécuter la restauration préalablement définie. » Et qu’elle « peut agir directement en régie ».
Or la loi est rédigée comme de l’urbanisme réglementaire ! C’est-à-dire que l’exécution du plan ne se fera qu’au coup par coup au gré des initiatives privées.
Aujourd’hui, cette loi, dite Malraux, toujours pleine de contradictions, est généralement la source de conflits entres les élus locaux et les services de l’État en charge des secteurs sauvegardés. Son application est d’une trop grande lourdeur administrative et la rend peu maniable et peu adaptée à l’évolution des modes de vie.
Abstraction faite de ces détails pratiques, elle a permis de sauver une centaine de centres anciens parmi les plus prestigieux de France. Mais surtout, elle a ouvert la voie à la protection du patrimoine de proximité et a été enviée et copiée dans de nombreux pays du monde.
Vos réactions à cet article
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Emile (04-12-2022 18:38:27)
Juste en passant « Né sous la Révolution, le souci de préservation du patrimoine ….1962 «)date de l abandon de l Algerie après le VietNam , soit la fin réelle de l Empire Français né... Lire la suite
Disraeli (04-12-2022 12:31:15)
Aucune loi de protection ne sera efficace sans les crédits nécessaires. Il suffit de voir comment la Ville de Paris laisse tout tomber en botte