L’École historique des Annales a perdu le 2 juin 2025 le dernier de ses grands représentants en la personne de Pierre Nora. Il n’a pas écrit de grand livre d’Histoire mais il a activement promu les historiens de cette école en sa qualité d’éditeur au sein de la prestigieuse maison Gallimard.
C’est en 1929 que Lucien Febvre (1878-1956) et Marc Bloch (1886-1944) fondèrent la revue des Annales d'histoire économique et sociale pour redonner du sens au temps long et aux mouvements économiques, sociaux et démographiques après les excès de « l’histoire-bataille ».
Cette approche de l’Histoire fut illustrée avec brio par Fernand Braudel (1902-1985) comme par Pierre Chaunu (1923-2009) ou encore Jacques Le Goff (1924-2014) et Emmanuel Le Roy Ladurie (1929-2023).
Un « éditeur-né »
Né le 17 novembre 1931 à Paris, dans une famille juive de souche lorraine, Pierre Nora échappe pendant la guerre à la déportation parce que son père, chirurgien renommé, a opéré dans les tranchées de la Première Guerre mondiale le dénommé Xavier Vallat qui deviendra l’un des maîtres d’œuvre des persécutions antijuives !
Après l’agrégation de lettres et quelques années d’enseignement en Algérie, Pierre Nora participe en 1980 à la fondation de la revue Le Débat avec son ami le philosophe Marcel Gauchet. Ils se donnent pour objectif de combattre le sectarisme marxiste de l’époque et de réanimer les controverses intellectuelles comme la France en a connues avant la Seconde Guerre mondiale. Leurs auteurs ont nom François Furet, Pierre Rosanvallon, Alain Minc ou encore Mona Ozouf…
Pierre Nora trouve enfin sa vocation en devenant directeur de collection et éditeur chez Gallimard. Beaucoup de penseurs et historiens de la fin du XXe siècle lui doivent leur succès et leur influence. Parmi eux Raymond Aron, Michel Foucault, Georges Duby ou encore Pierre Chaunu et Emmanuel Le Roy Ladurie.
L’éditeur lui-même sort de l’ombre et accède à la notoriété en dirigeant de 1984 à 1992 la publication d’un ouvrage collectif de quatre mille pages en trois tomes : Les lieux de mémoire, La République, La Nation, Les France.
Pas moins de cent vingt historiens et penseurs ont participé à l’entreprise. Ils ont écrit sur des lieux physiques (le Panthéon, les monuments aux morts, les mairies etc.) mais plus encore sur des événements, des personnages, des œuvres ou des symboles (la devise nationale, le drapeau tricolore, etc.). Il s’est agi de montrer comment tous ces éléments ont contribué à l’image de la France telle qu’elle s’est fixée dans nos mémoires.
Fait significatif, à la même époque, en 1986, était publié l’ouvrage posthume de Fernand Braudel : L’Identité de la France à laquelle fait écho l’entreprise de Pierre Nora ; les deux sommes éditoriales ayant pour objet la France en tant que construction historique mais aussi mémorielle et même sentimentale.
Pierre Nora est élu le 7 juin 2001 à l’Académie française, l’un de ces « lieux de mémoire ». Mais déjà le ciel se couvre de nuages. « Les vingt glorieuses des sciences humaines sont derrière nous, » constate-t-il dès 1997 dans Le Monde. De façon quelque peu prémonitoire, il s’inquiète du déclin de la lecture et des ventes d’ouvrages de sciences humaines.
Un combattant
Pierre Nora publie le 13 décembre 2005 une tribune dans Le Monde. Il s’indigne de ce que le Premier ministre Dominique de Villepin et le président Jacques Chirac n’aient pas eu le cran de commémorer le bicentenaire d’Austerlitz : « Avec cette commémoration, ou plutôt cette non-commémoration de la bataille d'Austerlitz, on touche le fond. Le fond de la honte et le fond du ridicule… »
Le même jour, dans une déclaration brève et solennelle publiée par le quotidien Libération, sous l’intitulé « Liberté pour l’Histoire », 19 historiens et intellectuels français dont Pierre Nora dénoncent la réécriture de l'Histoire par le Parlement français, de la loi Gayssot sur la négation de la Shoah au sous-amendement Vanneste sur les bienfaits de la colonisation.
Extraits :
« L'histoire n'est pas la mémoire. L'historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne s'y réduit pas.
« L'histoire n'est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l'État, même animée des meilleures intentions, n'est pas la politique de l'histoire.
« C'est en violation de ces principes que des articles de lois successives notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté de l'historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu'il doit chercher et ce qu'il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites. »
Trop tard ! Déjà déferle des États-Unis une nouvelle vision de l’Histoire, qui se veut mondialiste, décolonialiste et par-dessus tout militante. Les signataires de « Liberté pour l’Histoire » se retrouvent vite ostracisés et rejetés par les autres universitaires dans le camp infamant de la droite. Des historiens honnêtes et rigoureux tels qu’Olivier Pétré-Grenouilleau et Sylvain Gouguenheim se retrouvent diabolisés pour avoir simplement énoncé les conclusions qui découlaient de leurs travaux, qui sur les traites négrières, qui sur la traduction des écrits grecs anciens.
En 2016, l’universitaire Patrick Boucheron, fort de sa toute récente nomination au Collège de France, publie un ouvrage collectif qui fait sensation dans le Landernau des historiens : Histoire mondiale de la France (Seuil).
Ce recueil de près de deux cents articles de trois à quatre pages écarte méthodiquement tout ce qui fait sens dans « l’identité de la France » - une expression de Fernand Braudel -. Il met en exergue les interventions étrangères dans l’histoire du pays. On peut y voir une antithèse des Lieux de mémoire.
Patrick Boucheron, à une génération d’écart, partage quelques points communs avec Pierre Nora : il n’a encore écrit à 60 ans aucun grand livre d’Histoire bien que reçu premier à l’agrégation ; il exerce par contre une influence écrasante sur le milieu intellectuel, tant dans les médias que dans le monde universitaire.
Sans doute son influence vient-elle de ce qu’il a su capter l’esprit du temps et en cela aussi, il se rapproche de Pierre Nora. Là où ce dernier avait capté l’effondrement du marxisme et la montée du libéralisme occidental, Patrick Boucheron a saisi le moment où s’essouffle ledit libéralisme occidental et il a enfourché la vague mondialiste couplée à la déconstruction des nations qui ont fait la grandeur de l’Europe.
Pierre Nora ne s’y est pas trompé. Dès la sortie de l’Histoire mondiale de la France, il a pris la tête de ses détracteurs et dénoncé une escroquerie intellectuelle : « Boucheron a parfaitement vu le retournement qui s'est opéré, en une trentaine d'années, entre le moment où la recherche de l'identité, comme l'apparition des mémoires, s'opérait dans le cadre d'une histoire nationale et celui où l'hégémonie des mémoires des groupes devenait muticulturalisée, tandis que l'attachement à l'identité se faisait défensif. Il en tire une conclusion militante. Pour l'exprimer d'une façon caricaturale mais qui dit les choses comme elles sont, cette conclusion consiste à insinuer qu'entre les habitants de la grotte Chauvet, cette humanité métisse et migrante, et la France des sans-papiers, même combat ! »
Mal lui en a pris. Pierre Nora s’est dès lors vu catalogué comme intellectuel de droite.
En septembre 2020, l’historien prend la décision d’arrêter la revue Le Débat à son 210e numéro, dans sa 40e année. Ce faisant, il prend acte de l'évolution des pratiques de lecture et surtout d’un retour au cloisonnement intellectuel, chaque camp refusant le dialogue et la confrontation des idées.
« La revue a commencé dans les années 1980, à un moment historique très précis, celui où s’épuisait l’idée révolutionnaire, moment où les intellectuels se ralliaient à la démocratie : ils comprenaient qu’on vivrait toujours avec des gens avec lesquels on n’est pas d’accord, et que le but n’était pas de les anéantir, mais de discuter avec eux. On entrait dans le débat. La fin de la revue aujourd’hui sonne un peu comme la fin de cette période, » explique-t-il dans Charlie Hebdo. « C’est lié à la montée de nouvelles radicalités, pour lesquelles et avec lesquelles le débat est absolument impossible. »





Pierre Nora (1931-2025)








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jaja (09-06-2025 14:45:31)
je ne savais pas autant la grandeur et la sagesse de cet homme , mais j'ai lu cet article aves grand intérêt de ce qu'Il contient. Merci pour cette qualité des écrits de Monsieur André Larané
Liger (08-06-2025 23:14:38)
Excellent article qui dénonce justement les attaques contre l'Histoire dues à des idéologues charlatans et sectaires, comme le néfaste Patrick Boucheron responsable de censures (notamment des pres... Lire la suite
Philippe MARQUETTE (08-06-2025 14:20:37)
C'était un grand "Monsieur". Au-dessus de la course à la publication. Il pensait bien, il a dit et écrit ce qu'il pensait. Qu'il soit catalogué par ce qu'on nomme aujourd'hui la gauche est une s... Lire la suite