Cinéaste mystérieux autant que talentueux, l’Américain Terrence Malick (76 ans) s’est révélé avec Les Moissons du ciel (1978). Il nous offre ce 11 décembre 2019 un nouveau film à sa manière, Une Vie cachée.
C’est un film-fleuve (près de trois heures) à l’esthétique éblouissante, tant par l’image et la couleur que par la musique et la voix-off, sur un sujet ô combien sensible : que signifie de résister au Mal, quand il est incarné par Hitler, et comment rester un homme libre dans une société totalitaire ?
On l’a compris, le film ne s’adresse pas particulièrement aux enfants. Il n’est pas destiné non plus à égayer les fêtes de fin d’année. Mieux que cela, il a vocation à nous interpeller et élever notre conscience...
Film de foi et film d’amour, Une Vie cachée raconte l’histoire véridique d’un jeune paysan autrichien qui jouissait d’un parfait bonheur dans son village de Sankt-Ragedung (Sainte-Radegonde), non loin de Linz… et Braunau-am-Inn, lieu de naissance de Hitler.
Franz Jägerstätter a épousé en 1936 une jeune fille du village, Fani.
Le couple vit avec ses trois fillettes ainsi que la mère de Franz et la sœur de Fani dans une ferme à l’orée du village. Très pieux, Franz s’inquiète quand Hitler annexe l’Autriche à l’Allemagne en mars 1938. Il est le seul homme de son village à voter Non au référendum qui suit l’annexion mais son charisme personnel lui évite l’opprobre.
Il fait ensuite ses classes dans une caserne.
Ce temps d’humiliations le renforce dans sa conviction du caractère profondément antichrétien du nazisme.
De retour au foyer, il tremble de devoir être appelé dans l’armée et participer aux horreurs dont il a pris conscience.
Il s’en ouvre au curé qui ne sait quoi lui répondre et le renvoie vers l’évêque, lequel l’invite à la soumission. Franz, porté par sa foi, excuse l’évêque en son for intérieur. Peut-être l’Éminence l’a-t-il suspecté d’être un espion ou craint-elle des représailles.
Dans le village, ses amis et le maire l’exhortent comme l’évêque à se soumettre avec le même argument : « À quoi cela sert-il de résister ? Tu vas faire ton malheur et celui de ta famille sans aucune utilité car personne ne saura rien de ton geste… »
Rejeter le Mal ou s’accommoder du moindre mal ?
Le drame se noue en février 1943 quand le facteur lui remet la lettre tant crainte (la Wehrmacht a besoin de toutes les forces vives du Reich suite à la défaite de Stalingrad, qui marque un tournant dans la guerre et signe la chute du nazisme).
Franz doit retourner à la caserne et prêter avec tous les autres appelés le serment de fidélité au Führer. Muet, figé, il s’y refuse. Il est aussitôt incarcéré. C’est le début d’un long chemin de croix jusqu’à la guillotine (triste legs de la Révolution française à l’Allemagne et au IIIe Reich) et c’est la partie la plus éprouvante du film de Terrence Malick, lequel suit scrupuleusement les faits.
Gardiens, prêtres, juges, officiers… Tous ses interlocuteurs tiennent à Franz le même discours : « À quoi bon ? Après tout, un serment, ce ne sont que des mots… » Son avocat lui garantit l’indulgence du tribunal à une seule condition, prêter le serment au Führer : « Signe et tu seras libre. »
— Mais je suis libre !
[sous-entendu : « enfermé ou pas, je perdrais ma liberté si je m'imposais de faire quelque chose que ma conscience réprouve »... Belle définition de la liberté]
Aux uns et aux autres, il fait la même réponse, sobre : « Je ne me sens pas capable de faire ni de dire quelque chose que je sais être mal ». C’est aussi simple que cela.
À la différence des objecteurs de conscience qui s’opposent à la guerre quelle qu’elle soit, Franz Jägerstätter ne conteste pas le service militaire et sans doute aurait-il combattu s’il s’était agi de défendre son pays. Mais il s’est à juste titre convaincu que la guerre nazie incarnait le Mal et il ne veut pas en être. Pas par arrogance ou orgueil, ainsi qu’il le rappelle, mais par respect de lui-même et de ce à quoi il croit.
Dans un excellent dossier que l’hebdomadaire La Vie (5 décembre 2019) consacre au film et à son héros, le théologien Olivier Bonnewijn met en évidence le dilemme contenu dans cet acte de foi. On peut comme Franz rejeter le Mal sans concession ou bien conclure s’accommoder avec sa conscience en cherchant le moindre mal.
Le théologien donne pour exemple un officier allemand qui s’indigne de ce qu’un SS veuille fusiller dix enfants. À quoi le SS lui répond : « D’accord, j’en épargne neuf à condition que tu tues toi-même le dixième ». Qu’aurions-nous fait à la place de cet officier ? Glaçante question. C’est au nom du moindre mal, pour éviter des représailles, que l’Église s’est tue pendant que s’accomplissait l’irréparable. C’est aussi au nom du moindre mal, pour préserver les juifs français, que le gouvernement Laval a livré aux nazis les juifs étrangers… ou que les stratèges anglo-américains, pour faire fléchir les nazis, ont écrasé sous les bombes les villes allemandes.
Franz Jägerstätter est guillotiné le 9 août 1943 dans le camp de Brandebourg-sur-Havel avec plusieurs compagnons d’infortune parmi lesquels des opposants et des témoins de Jéhovah objecteurs de conscience. Il laisse des carnets qui seront publiés plus tard et mis à profit pour sa béatification (dico) le 26 octobre 2007 à Linz par Benoît XVI.
Ces carnets serviront aussi de guide à Terrence Malick pour traduire en voix-off les tourments, les doutes et la foi du jeune paysan (note). Le génie du cinéaste et la magie de l’image nous transmettent aussi tout ce que le texte peine à dire. Il y a le trouble des personnages, villageois, officiers, juges… confrontés à l’entêtement moral de Franz. Combien auront basculé dans le camp du Bien après son martyre, l’histoire ne le dit pas. Il y a plus encore l’amour indicible qui lie Franz et Fani son épouse.
Autant qu’un film de foi, Une Vie cachée est un film d’amour. Tout au long du film, on ne sait pas ce que pense Fani de la situation géopolitique. Aussi pieuse que son mari, partage-t-elle son intransigeance ou serait-elle portée au compromis comme tous les autres ? Elle se garde de le dire à son mari car elle ne veut pas altérer sa liberté, elle ne veut pas l’amener à faire un choix de confort au risque de le briser moralement à jamais. Quelle plus belle preuve d’amour ?...
Pour toutes ces raisons et pour la beauté des images, ces trois heures de projection apparaissent revigorantes et propres à nous faire aimer la condition humaine.
Vos réactions à cet article
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GARNAUD (28-05-2024 10:35:58)
Superbe film qui réconcilie avec l'idée que l'être humain peut aller au-delà de ce qui semble possible
Françoise (27-05-2024 18:04:12)
Beau film mais trop long. Il aurait gagné à être plus court.
Doc7538 (26-05-2024 11:50:18)
Pour un agnostique, ce film a quelque chose d'artificiel. Il est vite lent, ennuyeux car ne transparait pas pleinement toute la tragédie de cet homme prêt de surcroit à sacrifier sa propre famille ... Lire la suite