La famille est devenue un enjeu politique en France et en Europe à la fin du XIXe siècle, quand les classes dirigeantes ont pris conscience de la chute de la fécondité (nombre moyen d'enfants par femme).
C'est en France qu'a débuté cette chute, inédite en temps de paix, et les responsables de la IIIe République y ont vu l'une des raisons de la défaite face à la Prusse en 1870-1871.
L'enfant, tel une bête
L'enfance est une invention récente. Au XVIIe siècle encore, les enfants naissent sans que l'on y prête beaucoup d'attention et de soins. Les infanticides plus ou moins involontaires sont monnaie courante, notamment par étouffement dans le lit familial. Les abandons ou « expositions » sont également fréquents, jusqu'à susciter la mobilisation de saint Vincent de Paul. « L'enfance est la vie d'une bête », écrit Bossuet.
Les dames de la bourgeoisie et de l'aristocratie n'ont pas de scrupules à mettre leurs bébés en nourrice à la campagne, avec une prédilection pour le Morvan, proche de Paris et dont les habitantes ont la réputation d'une généreuse poitrine.
Malgré ou à cause de cela, la mortalité des nourrissons est très élevée. Ceux qui survivent gardent un lien affectif particulier pour leur nourrice et l'enfant de celle-ci avec lequel ils ont été nourris, leur « frère de lait ».
Mais les moeurs évoluent lentement. Avant d'être pionnière au XXe siècle en matière de politique familiale et « nataliste », la France le fut dès le XVIIe siècle en matière de limitation des naissances !
Le phénomène remonte au XVIIe siècle. Il affecte en premier lieu la haute aristocratie.
Rappelons-nous l'injonction de Mme de Sévigné à sa fille : « Je veux vous louer de n'être point grosse, et vous conjure de ne le point devenir... M. de Grignan doit vous donner et à moi cette marque de cette complaisance » (11 juillet 1672). Entre 1650 et 1750, le nombre moyen d'enfants par famille de ducs et pairs passe ainsi de 6,15 à 2 selon les calculs de Claude Lévy et Louis Henry.
Un amour d'enfant
Au milieu du XVIIIe siècle, la limitation des naissances se généralise à l'ensemble de la population, essentiellement par le coïtus interruptus. « On trompe la nature jusque dans les villages » se désole Jean-Baptiste Moheau (Recherches et considérations sur la population de la France, 1778).
Les démographes situent en 1765 la première chute de l'indice de fécondité en France (note).
Devenu un « bien rare », l'enfant devient aussi un « bien précieux ». Une sensibilité nouvelle affleure, qui fait de lui le cœur de la famille. Jean-Jacques Rousseau et Jean-Baptiste Greuze en témoignent dans leurs récits et leurs toiles.
Plus prosaïquement, en généralisant le partage des héritages à égalité entre tous les enfants, les révolutionnaires, tous issus de la bourgeoisie, encouragent les possédants à limiter leur progéniture pour ne pas disperser leurs biens. L'économiste libéral Jean-Baptiste Say abonde dans leur sens : « Les institutions les plus favorables au bonheur de l’humanité sont celles qui tendent à multiplier les capitaux. Il convient donc d’encourager les hommes à faire des épargnes plutôt que des enfants » (Cours complet, 1828, VIe partie).
Le résultat est sans appel. Pays de loin le plus riche et le plus peuplé d'Europe au XVIIIe siècle, la France cède la place à son ennemie héréditaire. En 1800, elle avait 30 millions d'habitants et l'Angleterre seulement 10 millions. Un siècle plus tard, les deux pays comptent chacun 40 millions d'habitants.
Entre-temps, l'Angleterre a surpassé par sa richesse et sa puissance toutes les autres nations et, qui plus est, a envoyé outre-mer des millions des siens étendre et peupler son empire, sans accorder aucun crédit à son prophète de malheur, le pasteur Thomas Malthus.
En 1798, dans Essai sur le principe de population, il adjurait ses concitoyens de décourager la multiplication des pauvres. Il a donné son nom aux politiques restrictives en matière démographique, sociale et économique : le malthusianisme.
En 1891, dans son encyclique sociale Rerum Novarum, le pape Léon XIII prend le contrepied de Malthus et adjure les Européens d'améliorer le sort des ouvriers mais aussi de leur famille, dont les romans d'Émile Zola illustrent l'état pitoyable à tous égards.
La « guerre des berceaux »
Les classes dirigeantes se soucient bien davantage de la limitation des naissances. À la veille de la Première Guerre mondiale, elle concerne tous les pays d'Europe occidentale, avec une fécondité qui tombe dans plusieurs grands pays en dessous du seuil indispensable au simple renouvellement des générations, soit environ 2,1.
En 1896, Jacques Bertillon, statisticien à la Ville de Paris, fonde l'Alliance nationale pour l'accroissement de la population, rejointe par différentes personnalités de gauche, en premier lieu Émile Zola. Elle se donne pour objectif de redresser le défi lancé par l'Allemagne, dont la population poursuit sa croissance.
La saignée de la Grande Guerre n'arrange rien et la baisse se poursuit jusque dans les années 1930.
L'Allemagne, si fière de sa jeunesse quelques décennies plus tôt, s'en alarme la première et Hitler va y remédier par des incitations vigoureuses et comminatoires.
En France, le gouvernement a cru remédier au déficit des naissances par la loi du 31 juillet 1920 qui a fait de l'avortement un crime. Sans résultat.
Au milieu des années 1930, les décès deviennent plus nombreux que les naissances. Les démographes prévoient que, de 41 millions d'habitants en 1936, la population pourrait tomber à une trentaine de millions en 1965 !...
Adolphe Landry, député-maire de Calvi (Corse) et président de l'Alliance nationale, publie un vibrant plaidoyer nataliste : La Révolution démographique. Il va déboucher sur une politique familiale inédite et vigoureuse, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Celle-ci, au contraire de la première, fait l'effet d'un électrochoc.
Exubérance joyeuse
Les Européens, qui semblaient voués à un déclin rapide, reprennent goût à la vie après le conflit, avec une fécondité qui rebondit vigoureusement partout. C'est au point que le démographe Alfred Sauvy, disciple d'Adolphe Landry, ose écrire : « Ainsi, pour la première fois dans l'histoire du monde, la guerre a peuplé » (L'Europe submergée, 1987).
En France, l'indice de fécondité double presque en moins d'une décennie, jusqu'à frôler les trois enfants par femme à la fin des années 1950. C'est nettement plus que, par exemple, au Maroc ou en Iran, aujourd'hui.
Cette santé démographique coïncide avec le redressement du pays, que l'on croyait quelques années plus tôt fini. Les jeunes familles, désireuses d'offrir à leur progéniture un monde meilleur, se battent avec la dernière énergie pour créer des richesses. Chacun « retrousse ses manches », selon une formule du Parti communiste, et le pays, débarrassé de ses oripeaux d'avant-guerre, de ses rentiers et d'une classe politique obsolète, reprend sa marche en avant.
C'est à la fin des années 1960, sous la présidence de Georges Pompidou, quand les générations du « baby-boom » d'après-guerre entrent dans la vie active, que le pays cueille pleinement les fruits de son rajeunissement.
De l'autre côté du Rhin, notons-le, c'est dès les années 1950 que l'Allemagne vaincue, humiliée et ravagée par les bombes a pu se redresser spectaculairement, au point que l'on a parlé d'un « miracle économique ». Ce miracle fut avant tout démographique. Il a tenu à ce que sont entrés dans la vie active à ce moment-là les générations nombreuses nées dans les années 1930, autrement dit grâce aux mesures natalistes très efficaces prises par le gouvernement hitlérien !
Mais la fécondité des « Trente Glorieuses » s'affaisse brutalement en 1974, partout en Europe. Les raisons en demeurent aussi mystérieuses que celles qui ont conduit au redressement démographique de l'après-guerre, une génération plus tôt (note).
Troublante incertitude
Les Pays-Bas, qui faisaient figure de pays jeune à très forte natalité, avec une émigration importante, subissent même une chute de la fécondité en quelques mois très en dessous du seuil de renouvellement. Idem pour le Québec, qui se flattait précédemment d'avoir gagné la « guerre des berceaux » face au Canada anglophone.
Les démographes du XXe siècle ont cru voir dans ce mouvement séculaire une « transition démographique » consécutive à l'amélioration de l'espérance de vie, d'un équilibre : [mortalité élevée + natalité élevée] vers un nouvel équilibre : [mortalité basse + natalité basse].
Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien et que la baisse de la natalité peut se poursuivre jusqu'à induire un profond déséquilibre, avec un indice de fécondité de l'ordre d'un enfant par femme en moyenne. Il s'ensuit à terme une division par deux de la population à chaque génération.
Dans l'Union européenne, en ce début du XXIe siècle, l'indice de fécondité moyen est de 1,5 enfants par femme, près de deux fois moins que dans les années 1960, avec des conséquences tant économiques que morales : poids croissant des personnes âgées, faible propension à l'innovation et à la création...
D'aucuns s'en consolent en observant l'exubérance démographique de l'Afrique subsaharienne (5 à 6 enfants par femme en moyenne) : « Cela fait trop de naissances, n'aggravons pas la situation ! ». Alfred Sauvy, encore lui, y répond par la fable de l'anorexique et de son voisin boulimique. Le premier n'arrangera pas le second s'il réduit encore davantage son alimentation. Au contraire, il s'affaiblira encore un peu plus jusqu'à devenir incapable de secourir son voisin.
D'autres - ou les mêmes - se disent que les immigrants remplaceront avantageusement les bébés, y compris pour payer les retraites... Douce illusion. C'est oublier que leurs cotisations sont en moyenne très en dessous du niveau requis par les retraites des ingénieurs, cadres, chirurgiens etc. Sans compter que les immigrants vieillissent aussi et réclameront à leur tour une retraite.
Au vu de ce survol historique, bien malin qui pourrait dire ce que sera la population de l'Europe à la fin de ce siècle. Les deux derniers siècles montrent combien sont imprévisibles nos comportements collectifs en matière sentimentale.
Le démographe Hervé Le Bras montre dans une carte de France de la fécondité (note) de très fortes variations locales, de 2,3 enfants par femme dans la Mayenne à 1,65 en Corse.
Deux Frances se détachent de part et d'autre d'une ligne Nantes-Chaumont-Longwy : au nord une fécondité généralement supérieure à la moyenne nationale et au seuil de renouvellement de la population (2,1 enfants par femme) ; au sud, une fécondité généralement inférieure. L'immigration extra-européenne influe à la marge seulement sur ces variations.
Hervé Le Bras y voit le produit des structures familiales identifiées au XIXe siècle par Frédéric Le Play et réactualisées par l'historien Emmanuel Todd. La France et plus largement l'Europe se partagent entre deux structures fondamentales qui expliquent donc en bonne partie les variations de fécondité : la famille souche et la famille nucléaire.
Dans la famille souche traditionnelle, un héritier unique cohabite avec ses parents et reçoit leur héritage. Ce modèle familial demeure prégnant dans le Sud-Ouest mais également dans la péninsule ibérique, en Grèce ou encore en Allemagne. Il explique ici et là les très faibles taux de fécondité, les foyers ayant intérêt à avoir des progénitures restreintes.
Dans la famille nucléaire, qui domine dans le Nord-Ouest de la France, en Angleterre et dans les pays scandinaves, les enfants quittent tous le foyer à leur maturité et héritent à égalité. Il n'y a aucun frein social à la fécondité des couples.
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Boutté (17-12-2016 18:05:23)
Comment dire que l'immigration influe à la marge alors que les statistiques ethniques sont interdites ? En fréquentant les maternités ont voit clairement ce qu'il en est ! Contraception et avorteme... Lire la suite
mayluce (28-10-2014 11:59:05)
Votre article sur la politique familiale est fort intéressant, mais en tant que jeune femme dans les années après guerre, je pense que la diffusion de la méthode Ogino, et ses nombreux échecs, on... Lire la suite