Société française

Sommes-nous entrés dans un « processus de décivilisation », dixit Emmanuel Macron ?

11 juin 2023. Le président Emmanuel Macron a évoqué le 24 mai 2023, en Conseil des ministres, un « processus de décivilisation » qui frapperait aujourd’hui la société française. Le président de la République exprimait ainsi son émotion face aux drames qui ont secoué l’opinion dans les dernières semaines : meurtre d’une infirmière par un désaxé, mort en service de plusieurs policiers, agression d’un élu ainsi que d’un jeune commerçant… Encore était-ce avant le drame d’Annecy, ce 8 juin 2023, qui a vu six personnes dont quatre enfants en bas âge poignardées par un réfugié syrien.

C'est le sociologue allemand antinazi Norbert Elias qui a le premier évoqué le concept de  « processus de civilisation » dans un ouvrage paru à Londres en 1939. Mais la première occurrence du terme « décivilisation » revient à l'ethnologue français Robert Jaulin, défenseur inlassable des Indiens d'Amazonie. Dans un célèbre recueil d'articles publié en 1974 sous le titre : La décivilisation, politique et pratique de l'ethnocide, il définit l'ethnocide comme « l'acte de destruction d'une civilisation, l'acte de décivilisation ». Beaucoup plus tard, en 2011, le penseur d'extrême-droite Renaud Camus s'approprie le mot et en fait le titre de l'un de ses ouvrages : Décivilisation.

La société française est-elle donc en voie de « décivilisation », victime d'une forme d'ethnocide, et, si un tel processus est en cours, relève-t-il d’une fatalité que les gouvernants, à commencer par le président, auraient en charge de contrer autant que faire se peut ou, plus gravement, relève-t-il de choix idéologiques qui ont fragilisé la société française et brisé ses défenses immunitaires ?

Quid de la « civilisation »?

Évoquer la « décivilisation » revient à admettre comme les Romains un état de « civilisation » (humanitas en latin) qui s’opposerait à un état de barbarie.. C’est dans ce sens-là que le président de la République française s’est ému des drames récents, considérant qu’il y a des comportements qui sont civilisés et d’autres qui ne le sont pas.

Le néologisme « décivilisation » évoque aussi irrésistiblement le terme plus convenu de « décadence » employé pour qualifier les fins d’empire et en particulier la fin de l’empire romain. La décadence est associée à l’effondrement des institutions étatiques, l’amplification de la violence endémique, la dégradation des conditions de vie, la hausse de la mortalité et l’aggravation des inégalités.

Derrière ce ressenti qui est celui du président de la République comme de nous tous, les choses n’apparaissent pas aussi simples…

Qui est civilisé ?

Apparu au XVIIIe siècle dans les écrits des philosophes français, le mot « civilisation » est ainsi défini dans le dictionnaire de l’Académie de 1872 : « État de ce qui est civilisé, c'est-à-dire ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l'action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences ».

Cette définition ne fait pas référence à un jugement de valeur ni ne compare une forme de civilisation à une autre. Comment le pourrait-elle ? Montaigne, dès le XVIe siècle, et plus près de nous Claude Lévi-Strauss nous ont mis en garde. Décrivant les mœurs cruelles des « cannibales », le premier écrit : « Je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage ». Le second en rajoute en réduisant les différences entre les sociétés humaines à des variations de structures élémentaires (préférences matrimoniales…).

De fait, une société peut être très performante en termes économiques et militaires sans pour autant témoigner de mœurs policées.

Voyez les cités de la Grèce antique et la plus grande d'entre elles, Athènes. Batailleuses, adeptes de l'esclavage, méprisant la gent féminine, elles n'étaient en rien pacifiques et humanistes, au sens que nous donnons à ces mots ; pourtant, ce sont ces cités qui jeté les fondations de la philosophie et de la démocratie, deux aspects fondamentaux des civilisations modernes.

Voyez la société étasunienne actuelle. Le taux d’incarcération et la violence endémique y sont plus élevés que dans la plupart des autres pays : massacres dans les écoles, addiction aux drogues, etc. La mortalité infantile, l’espérance de vie et le niveau d’éducation y sont bien plus dégradés aussi que dans d’autres pays. C’est au point que les conditions de vie d’un Afro-Américain ordinaire paraissent moins enviables que celles d’un Cubain. La société américaine serait-elle donc « décadente » ou même « barbare » ? Je vous laisse y réfléchir.

Voyez aussi l’Angleterre à son zénith, au XIXe siècle. Elle domine le monde comme aucun autre pays avant elle (ni même après). Elle invente et consolide la démocratie représentative et la liberté d’expression qui sont avec, la révolution industrielle, ses legs majeurs à l’humanité.

Ce même pays enferme ses pauvres, femmes et enfants compris, dans les usines et les mines, dans des conditions d’hygiène épouvantables, sans doute plus dures encore que dans les usines bengalaises qui nous alimentent en vêtements à bas coût. De retour de Manchester, le jeune Alexis de Tocqueville écrit : « La civilisation fait des miracles et l’homme civilisé redevient presque un sauvage » (Notes de voyages en Angleterre et en Irlande, 1833- 1835). Le gouvernement de Sa Majesté se montre également d’une brutalité sans nom à l’égard des marins qui font sa prospérité comme à l’égard des délinquants. Le démographe Jean-Claude Chesnais note dans Histoire de la violence en Occident (1981) qu’il y a alors en Grande-Bretagne davantage d’exécutions capitales (pendaison) que d’homicides. Il ne fait pas bon y être pauvre ! Il n’empêche que nul ne conteste la grandeur du royaume de Victoria.

Les Français, modèle de civilité

Venons-en à notre pays, la France du président Macron. Son rang dans le monde, son prestige et sa puissance économique et militaire n’ont plus rien de comparable avec la France du général de Gaulle, pour ne rien dire de celle de Louis XIV. Son rayonnement intellectuel et culturel est sur la voie d'une éclipse totale, cependant que le niveau d’instruction s'effondre et que l’addiction aux vidéos commence à exercer des ravages. 

Il n’empêche que… La mortalité infantile y est parmi les plus basses du monde et l’espérance de vie parmi les plus élevées. La violence routière est à son plus bas et le nombre d’homicides demeure très faible même si certains observateurs croient observer un léger frémissement à la hausse. L’humeur plutôt bon enfant des Français transparaît dans les manifestations récentes contre la loi sur la retraite tout comme dans les rassemblements de Gilets jaunes sur les ronds-points (avant que de petits groupes de provocateurs, dit black blocks, ne disqualifient leur mouvement par une violence calculée).

Les inégalités sociales n’ont rien de déshonorant en comparaison des autres pays développés. Les services publics et en particulier le système de santé suscitent encore l’admiration de nos voisins en dépit de moyens de plus en plus restreints. Ces atouts ne doivent rien à l’actuelle classe dirigeante. Ils sont le legs des générations passées.

La France paraît encore solide dans ses profondeurs ! Les solidarités familiales continuent tant bien que mal de cimenter la société. Dans les villages et les quartiers d’habitation des grandes villes, les réunions festives s’enchaînent : vide-greniers, marchés, barbecues, réunions entre voisins, sans compter les spectacles divers et variés offerts par les municipalités. La vie associative reste intense : sport, culture, loisirs mais aussi organisations caritatives au bénéfice des plus pauvres, des personnes en souffrance ainsi que des immigrés.

C’est encore en France que les femmes bénéficient d’un statut parmi les plus élevés du monde, en concurrence avec quelques autres pays d’Europe occidentale et nordique. C’est le résultat d’une émancipation qui a pris naissance au Moyen Âge entre le Rhin et les Pyrénées et s’est poursuivie jusqu’à nos jours malgré de sévères régressions, notamment au XIXe siècle. Rares sont les autres pays où chacune peut sortir, s’habiller, travailler, aimer et vivre comme il lui convient, ou encore combiner emploi professionnel et maternités.

Je veux le souligner ici : à tout prendre, les Français sont sans doute aussi le peuple le moins raciste au monde ! En témoignent bien sûr les nombreuses amitiés et unions de tous mélanges qui apparaissent naturelles et comme allant de soi à la jeunesse française. Ce n’est pas nouveau. Les préjugés de couleur et de religion n’ont jamais eu de prise sur les classes populaires sauf pendant quelques rares crises (Occupation, guerre d’Algérie) et sauf bien sûr d’inévitables cas individuels.

Bien avant l’immigration de masse de ces dernières décennies, la France se montrait bienveillante envers tous les humains. Laissons de côté l’esclavage qui affectait des îles lointaines et faisait horreur à la plupart des Français. Pensons plutôt à Bossuet baptisant à Saint-Sulpice Aniaba, prince d’Assinie, ou aux peintres Fromentin, Delacroix et quelques autres représentant avec empathie cavaliers et femmes d’Algérie et du Maroc. En avance sur tous les autres pays occidentaux, la IIIe et la IVe Républiques offrirent des postes ministériels à des ressortissants de leurs colonies africaines. Les artistes et écrivains afro-américains ne s’y sont pas trompés. Ils furent nombreux, après la Grande Guerre, à s’installer en France, « ce pays qui semblait sorti tout droit d'un conte de fées » selon les mots de Joséphine Baker.

Les discriminations raciales que dénoncent à loisir associations et militants d’extrême-gauche relèvent pour l’essentiel d’une mystification. Autant que l’on sache, les rares sondages disponibles attestent que l’âge, l’état de santé ou encore les disgrâces physiques sont en matière d’emploi des motifs de discrimination plus importants que la couleur de peau, l’origine et la religion. L’actuel ministre de l’Éducation Pap Ndiaye, fils d’une Beauceronne et d’un Sénégalais, a admis n’avoir jamais connu le racisme jusqu’à sa sortie de Normale Sup et avant son départ aux États-Unis. C’est seulement outre-Atlantique que, sous l’influence de militants afro-américains, il s’est convaincu que la France souffrait, comme les États-Unis, d’un racisme « systémique » !

Nous en sommes loin : dans les entreprises comme dans les quartiers et les villages où travaillent et vivent côte à côte des personnes de diverses origines, les comportements de rejet demeurent exceptionnels. Ces comportements n’affectent que les départements d’outre-mer, frappés par une immigration hors contrôle et où l’on observe des accès de violence (« ratonnades ») et un vote régulièrement protestataire (note).

Décivilisation : « c’est celui qui le dit qui l’est ! » (formule enfantine)

De ce rapide survol, concluons que, s’il y a des germes de « décivilisation » en France comme s’en désole le président de la République, ils sont à chercher non pas dans les profondeurs de la société mais à son sommet, dans le microcosme politique.

En première ligne figure l’ultragauche, qui affiche ouvertement sa volonté de « faire table rase du passé ». Ses imprécations sont portées par les réseaux sociaux, sur internet, dont le caractère délateur et moutonnier n’est plus à démontrer. Même les responsables de gauche se voient contraints de s’excuser et passer sous leurs fourches caudines quand ils s’avisent d’émettre quelques observations de bon sens (Fabien Roussel, Manuel Valls, François Ruffin, Carole Delga…).

Mais si cette ultragauche peut diffuser impunément ses revendications, c’est aussi que celles-ci rencontrent l’assentiment des milieux d’affaires :
• Les États-nations accusés de tous les maux ? Défaisons-les au profit d’instances supranationales éloignées des citoyens et plus aisément manipulées par les lobbies.
• Aucun frein à l’immigration ? Volontiers. Ainsi nos entreprises bénéficient-elles d’une main-d’œuvre frustre mais peu exigeante, qui dispense les chefs d’entreprise d’investir dans l’innovation et la productivité.
• L’école, lieu de « formation à la citoyenneté » ? Finis les apprentissages fastidieux et l’autorité de l’enseignant, toutes choses qui amènent à la maîtrise de ses pulsions et au dépassement de soi.
• Les frontières méritent d’être abattues ? Profitons-en pour délocaliser nos industries et importer à bas coût les produits que nous ne fabriquons plus.
• Les services publics manquent de moyens pour combler toutes les missions qu’on attend d’eux ? Qu’à cela ne tienne. La panacée est dans l’« ouverture à la concurrence » : éducation, santé, sécurité, transports, maisons de retraite, etc.
• Cerise sur le gâteau : les différences sexuelles n’ont plus lieu d’être ? Les adolescents sont invités à soigner leurs troubles pubertaires par la chirurgie et la chimie et se condamnent à passer le reste de leur vie dans les serres de Big Pharma.

Les faits divers dramatiques qui émeuvent l’opinion et le président de la République lui-même sont les conséquences de ces dérives idéologiques. Un tissu rural qui se délite sous l’effet de la désindustrialisation et des fermetures de services. Des jeunes gens sortis du système scolaire sans instruction et sans même la maîtrise de la lecture et du langage. Des immigrants inaptes à s’adapter dans une société aux antipodes de la leur. L’autorité de l’État défiée en la personne de ses représentants. Des services de santé sous tension où le personnel et les patients sont à bout…

L’espérance au bout du chemin

Devons-nous désespérer ? Pas nécessairement. Avant la Seconde Guerre mondiale, le sociologue allemand Norbert Elias a opposé le lent et complexe « processus de civilisation » aux dérives idéologiques du nazisme. La suite démontre que ces dérives ont pu être enrayées au prix fort et la « civilisation » a repris ses droits.

Serait-il concevable que nous prenions les devants et défaisions avant qu’il ne soit trop tard les nouvelles dérives idéologiques qui nous guident vers l’abîme ? Il s’agirait d’en finir avec les illusions du « mondialisme » et du « sansfrontiérisme » et de restaurer le « désir de vivre ensemble » (Ernest Renan) au sein d’une Europe « unie dans la diversité » (le mot important de cette devise du Conseil de l’Europe est « diversité »). Le pouvons-nous ? Et surtout le voulons-nous ? En avons-nous le courage ? That is the question, comme disait un grand connaisseur de l’âme humaine.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-01-18 14:34:34

Voir les 19 commentaires sur cet article

GUYOT (18-06-2023 12:57:28)

Tour de table intéressant de ce qui n’est au fond qu’une réaction épidermique d’élu et de responsable. Vos avez sue faire le tour de ce qu’est la France actuellement, un lieu plus paisibl... Lire la suite

Christian (17-06-2023 07:50:21)

Je ne sais pas si la « décivilisation » est en marche, mais il est sûr que nos dirigeants croient encore aux contes de fées, aux licornes et aux centaures, à moins qu’ils ne nous prennent pour... Lire la suite

Roland Berger (15-06-2023 13:04:23)

Nous assistons inconscients à l'échec d'une civilisation fondée sur le mensonge chrétien qui veut que les humains ne le soient vraiment qu'en devenant des élus d'un dieu quelconque.

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