Le général de Gaulle, quand il a promulgué en 1958 la Constitution de la Ve République, n'a pas souhaité y inscrire le mode d'élection des députés. Il considérait que celui-ci était affaire de circonstances, comme sous la IIIe République, durant laquelle il a été plusieurs fois modifié.
Le président Mitterrand a ainsi introduit la proportionnelle aux élections législatives de 1986, pour limiter le recul de son camp, et il est à nouveau envisagé de l'introduire aux législatives de 2022. Sera-ce un progrès démocratique ? L'histoire et l'expérience des pays étrangers rappellent que, ici comme ailleurs, le mieux peut être l'ennemi du bien.
Dans les démocraties modernes, les députés, qui ont vocation à faire les lois, sont élus :
• soit au scrutin uninominal, avec autant de circonscriptions que de sièges à pourvoir,
• soit au scrutin de liste à la proportionnelle, dans une circonscription élargie ou à l'échelon du pays (proportionnelle intégrale).
Au-delà des apparences, la proportionnelle intégrale est le mode de scrutin le moins démocratique et le plus désordonné qui soit. Mais entre ces deux pôles, notre génie politique a inventé bien des manières de voter, chaque pays et chaque régime ayant les siennes propres.
Avantages, inconvénients
Le scrutin uninominal a été privilégié par les premières démocraties, en Angleterre, aux États-Unis et dans la France des débuts de la Révolution. Il pénalise les petites formations, implantées sur tout le territoire mais avec trop peu d'électeurs pour l'emporter ne serait-ce que dans quelques circonscriptions. Il favorise en conséquence les oppositions binaires (majorité-opposition). Ce mode de scrutin répond à un souci d'efficacité : apporter des réponses bien argumentées aux problèmes immédiats du pays.
Le scrutin de liste à la proportionnelle répond à une revendication plus idéologique : permettre à chaque sensibilité politique de se faire entendre à l'Assemblée. Dans les faits, il empêche tout parti d'obtenir à lui seul la majorité absolue et conduit à des coalitions de partis.
À partir de ces deux modèles, l'expérience et l'Histoire ont inspiré d'innombrables variantes qui tentent chacune à leur manière de pallier aux inconvénients de chaque système :
• scrutin uninominal à un tour et à la majorité simple (Angleterre, États-Unis),
• scrutin uninominal à deux tours et à la majorité absolue (France),
• proportionnelle intégrale ou quasi-intégrale (Israël, Parlement européen, Belgique),
• combinaison de proportionnelle et de scrutin uninominal (Allemagne, Italie),
• ...
Pour juger de l'efficacité d'un mode de scrutin, il ne faut pas oublier d'autres facteurs comme la relation entre le pouvoir législatif (Parlement), qui vote les lois, et le pouvoir exécutif (gouvernement), qui les applique et parfois aussi les inspire ou les impose :
• Dans certains pays, l'exécutif est dans la main du Parlement ; c'est le propre d'un régime parlementaire ; ainsi, le Premier ministre anglais et le chancelier allemand peuvent être renvoyés par les députés dès lors qu'ils n'ont plus la confiance de l'opinion et font craindre une défaite électorale aux députés de leur majorité.
• Dans d'autres pays, les deux pouvoirs sont rigoureusement indépendants l'un de l'autre (les États-Unis).
• Dans d'autres enfin (la France de la Ve République), la majorité parlementaire, quand elle est du même bord que le chef de l'exécutif (le président de la République) se soumet à celui-ci dans la crainte d'une dissolution qui lui ferait perdre beaucoup de sièges (le général de Gaulle qualifiait pour cette raison les députés de « godillots » avec une touche de mépris).
Cette soumission à l'exécutif a été renforcée par le quinquennat, en 2000 : les députés étant depuis lors élus dans la foulée du président pour un mandat de même durée, beaucoup lui doivent leur siège et ne peuvent se permettre une rébellion, sauf à provoquer une dissolution et le perdre.
Le scrutin de liste à la proportionnelle
Le scrutin de liste à la proportionnelle dérive des « listes de notabilités » instituées par la Constitution de l'An VII (1800), qui installa en France le Consulat, un régime à la solde de Bonaparte.
Dans sa version intégrale, au niveau du pays (Israël) ou d'une grande région (Belgique, Parlement européen), les électeurs choisissent entre plusieurs listes de candidats. Chaque liste est présentée par un parti et comporte autant de noms que de sièges à pourvoir. Après le scrutin, on accorde à chaque liste un nombre de sièges proportionnel au nombre de voix qui s'est portée sur elle.
Ses inconvénients sont de deux ordres :
Le scrutin de liste à la proportionnelle est en apparence très démocratique : tous les partis, y compris les plus modestes, ont la possibilité d'avoir des députés en proportion de leur poids électoral. Mais l'expérience (Israël, Italie, Belgique...) montre qu'il favorise l'émiettement des partis. Pour l'emporter sur leurs concurrents les plus proches, les petits partis tentent de séduire les électeurs non sur un programme politique global mais sur un enjeu particulier (exemple : « Voulez-vous sauver à tout prix le droit de chasse ? Votez pour nous et nos députés négocieront à l'Assemblée le maintien de ce droit contre leurs votes sur d'autres sujets, peu importe lesquels »).
Ainsi le scrutin de liste ouvre-t-il la voie, après le scrutin, aux tractations de couloir et aux coalitions d'opportunité dans lesquelles les électeurs n'ont aucunement leur mot à dire. Il s'ensuit un résultat totalement antidémocratique. En prime, ces tractations de couloir rendent quasiment impossible la constitution d'une majorité parlementaire stable autour d'un programme de gouvernement cohérent, comme la Belgique en fait périodiquement la démonstration. Or, c'est bien là le but de tout régime parlementaire.
Le cas d'Israël est probant. L'opinion publique de ce pays s'est longtemps montrée majoritairement favorable à la création d'un État palestinien et cependant, toutes les coalitions gouvernementales s'y sont refusées avec constance. Pourquoi ? Parce que ces coalitions ne tiennent que grâce à l'appoint de petits partis extrémistes, religieux ou nationalistes, qui, à la différence des principaux partis, ne s'accrochent pas au pouvoir et sont prêts à se retirer de la coalition si celle-ci s'écarte de leurs vues. Cela leur donne une capacité de nuisance sans commune mesure avec leur poids électoral !
L'inconvénient peut être limité par l'instauration d'un seuil élevé, autrement dit un pourcentage de voix minimum à partir duquel un parti peut espérer des députés. Ce seuil est souvent de 5%. Il peut aussi être aussi limité par l'octroi d'une « prime » en nombre de sièges au parti arrivé en tête, comme dans l'ancienne loi électorale de l'Italie.
Le scrutin de liste à la proportionnelle livre le choix des candidats aux appareils des partis et les électeurs se déterminent non sur une personnalité mais sur une étiquette (PS, Verts, UMP...). Le poids électoral de chaque parti étant connu à l'avance à peu de chose près, chacun peut en déduire les candidats éligibles et ceux qui seront élus de manière quasi-certaine d'après leur place sur les listes. Par exemple, dans les élections au Parlement européen, les partis nationaux nomment aux premières places de leur liste des hommes d'appareil dont on veut récompenser le dévouement mais aussi des vedettes du show-biz (Jean-Marie Cavada) ou de vieux routiers de la politique rejetés par leurs électeurs (ce fut le cas de Michel Rocard).
La plupart de ces candidats auraient très peu de chance d'être élus à Strasbourg s'ils devaient se présenter sous leur seul nom dans un scrutin uninominal. Inconnus des électeurs, ils ne sont pas non plus sous leur pression. Ils ne rendent de comptes qu'à l'appareil de leur parti.
Ces inconvénients du scrutin de liste peuvent être tempérés avec le « panachage », c'est-à-dire la faculté donnée aux électeurs de rayer les candidats dont ils ne veulent pas sur la liste de leur choix. Le panachage est une technique assez lourde, limitée aux élections locales et aux circonscriptions de taille réduite comme dans le grand-duché du Luxembourg ou en Suisse. En France, il s'applique aux élections municipales des communes de moins de 1000 habitants.
La taille des circonscriptions de référence est un facteur essentiel de réussite ou d'échec du scrutin à la proportionnelle. On le voit au Parlement européen ou à la Knesset, où les députés sont élus sur des listes nationales. Il s'ensuit tout à la fois une absente de majorité à l'assemblée et des élus sans lien avec leur base électorale. On retrouve les mêmes inconvénients en France avec les conseillers régionaux, élus à la proportionnelle dans les 13 Régions, dont certaines sont plus grandes et plus hétérogènes que maints États européens.
Avec par contre un scrutin de liste au niveau départemental, comme en France à certaines époques de la IIIe République et sous la IVe République, ces inconvénients sont atténués car les députés demeurent assez proches de leurs électeurs et arrivent à former des coalitions de circonstance à l'assemblée.
Le scrutin uninominal
Dans le scrutin uninominal, les élections se font sur la personnalité du candidat et sa capacité à séduire les électeurs. Ce mode de scrutin met les appareils des partis en situation de dépendance par rapport aux élus, lesquels sont bien enracinés dans leur circonscription et assoient leur popularité sur l'écoute de leurs concitoyens. Sauf à prendre le risque de se priver d'une circonscription, les partis sont obligés de respecter ces élus. C'est un gage de démocratie et une prévention contre les dérives oligarchiques.
Le scrutin uninominal permet aussi à des « électrons libres » de se présenter à la candidature et éventuellement de l'emporter sur les notables investis par les partis.
Le principal reproche fait au scrutin uninominal est d'exclure les petits partis du Parlement. Mais ce reproche ne vaut pas lorsque les partis ont la faculté de négocier entre eux pour avoir des candidats en position éligible. C'est ce qui se passe avec le scrutin uninominal majoritaire à deux tours comme le pratique la France de la Ve République pour l'élection de ses députés au Parlement national.
Au premier tour du scrutin, chaque parti, aussi modeste soit-il, peut présenter un candidat dans chaque circonscription. Si un candidat obtient dès le premier tour une majorité absolue (plus de 50% des suffrages exprimés), il est déclaré élu. En l'absence de majorité absolue, cas le plus courant, il y a un deuxième tour auquel sont admis les candidats qui ont obtenu un minimum de suffrages (12,5% dans le cas français).
Entre les deux tours, les partis qui se sentent des affinités entre eux (à gauche comme à droite) ont coutume de négocier des retraits au profit de leur candidat le mieux placé. Ces négociations se font au vu de tout le monde et les citoyens gardent leur liberté de vote. En définitive, on arrive ainsi à élire des coalitions relativement stables (droite, gauche) constituées sur la base d'un programme électoral public (et non sur des tractations de couloir comme dans le scrutin de liste).
Dans les élections législatives avec un scrutin à deux tours comme en France, les partis minoritaires négocient des désistements réciproques avec les partis qui leur sont proches. C'est seulement ainsi qu'ils peuvent avoir des députés en nombre conséquent... Les écologistes y arrivent avec brio car tous les grands partis ont le souci de négocier avec eux des alliances pour « verdir » leurs affiches. Aux élections locales, ils remportent au second tour un nombre d'élus très élevé relativement à leur faible poids électoral grâce aux désistements en leur faveur. C'est aussi le cas des centristes car, selon les circonscriptions, ils négocient leurs voix entre les deux tours qui avec la droite, qui avec la gauche.
Le Rassemblement National (ex-Front National) fait exception car tous les autres partis s'interdisent une alliance avec lui. Ce « front républicain » empêche le parti d'extrême-droite et ses électeurs d'être correctement représentés au Parlement (sauf en 1986). Il exclut aussi leur victoire aux élections présidentielles.
Si le RN a donc très peu de députés relativement à son poids électoral, la raison en revient à l'absence d'alliances, pas au mode de scrutin. On peut s'en féliciter. On peut aussi regretter que soient ainsi privés de représentation politique les classes populaires, les jeunes et les populations d'outre-mer devenus le socle électoral de ce parti ; une façon de rétablir le scrutin censitaire en écartant sans le dire les mal-votants (opposés à la souveraineté européenne, à la mondialisation, au multiculturalisme, etc.).
Le Royaume-Uni se distingue par un scrutin uninominal à un seul tour aux législatives : le candidat qui obtient le plus grand nombre de suffrages exprimés est immédiatement élu. Ce système a conduit à une bipolarisation de la vie politique entre deux partis dominants (pas toujours les mêmes : aux whigs ont ainsi succédé les travaillistes).
Faut-il le déplorer ? Après tout, on peut penser que sur les grands problèmes de l'heure, il n'y a pas besoin d'avoir 36 avis mais qu'il importe d'offrir aux électeurs un choix (celui de la majorité) et une alternative (celle de l'opposition) qui soient l'un et l'autre bien argumentés et en cohésion avec un programme politique d'ensemble. De fait, force est de constater qu'après plusieurs siècles d'existence, le système britannique a fait ses preuves mieux qu'aucun autre, mais cela tient peut-être moins au mode de scrutin qu'à la nature parlementaire du régime.
Législatif, exécutif
En Grande-Bretagne, le chef du gouvernement (le Premier ministre) est sous la stricte tutelle du Parlement. Si celui-ci doute de son adéquation à la situation du moment, il peut le renvoyer sur le champ ou le pousser à la démission même s'il est le chef du parti majoritaire. C'est que les députés ont avant tout le souci d'être réélus et donc de satisfaire leurs électeurs. Ainsi, lorsque Hitler a attaqué le front occidental le 10 mai 1940, au moment le plus critique de l'histoire anglaise (et mondiale), le Premier ministre Neville Chamberlain, qui misait sur un accommodement avec Hitler, a remis sa démission et le roi et le Parlement ont aussitôt désigné Winston Churchill pour le remplacer.
Réservons une place particulière à l'Allemagne fédérale qui tente de concilier la proportionnelle avec le scrutin uninominal. La moitié des députés de l'assemblée législative fédérale, le Bundestag, sont élus au scrutin uninominal à un tour et, sur la base de ce même scrutin, l'autre moitié est désignée au scrutin proportionnel de façon à ce que toutes les sensibilités soient représentées. La République italienne, affectée par une grande instabilité législative, a introduit un système similaire en 2017 avec l'élection de 37% des députés au scrutin uninominal à un tour et le reste à la proportionnelle. Pour l'heure, les résultats ne sont pas probants.
Le parlementarisme s'accommode d'une dose de proportionnelle dans le mode d'élection des députés comme sous la IVe République française (1946-1958). Celle-ci a été beaucoup décriée par les gaullistes. Elle a cependant autant réformé et modernisé la France que la Ve République qui l'a suivi. Les députés de la IVe République, élus à la proportionnelle au niveau départemental, constituaient une coalition de circonstance chaque fois qu'ils avaient à résoudre un problème (Indochine, Maroc, Europe...) et la dissolvaient une fois celui-ci résolu, parfois au bout de quelques mois seulement.
Cette instabilité féconde est à l'opposé de l'extrême stabilité de la Ve République, dans laquelle le Président est assuré de conserver le pouvoir même lorsque la conjoncture économique et politique entre en contradiction flagrante avec son programme, ses convictions et son mode de gouvernement. Ainsi Jacques Chirac n'a-t-il pas démissionné après l'échec du référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel. De Valéry Giscard d'Estaing à Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, on constate également que les velléités réformatrices du chef de l'État ne survivent pas à la deuxième année de son mandat.
Avec un système d'élection similaire à celui des Anglais, les Américains présentent un régime d'une toute autre nature, que l'on dit présidentiel, mais dans lequel le président ne peut pas plus dissoudre les assemblées que celles-ci ne peuvent le démettre (sauf par la procédure très exceptionnelle de l'impeachment). Il s'ensuit un constant bras de fer entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif dont on a vu sous la présidence de George Bush Jr qu'il n'évitait pas des choix contestables (guerre d'Irak et déstabilisation de l'Iran).
En résumé, si l'on met à part la proportionnelle intégrale (Parlement européen, Belgique, Italie, Israël), à laquelle on ne trouve que des défauts, les autres systèmes électoraux s'accommodent plus ou moins bien des impératifs démocratiques.
Société française
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Voir les 13 commentaires sur cet article
Bernard (19-06-2024 23:39:33)
Excellente analyse comparative. En fait, le mode de scrutin des Législatives tente de concilier 2 objectifs qui peuvent être contradictoires : représenter fidèlement l'opinion des électeurs et d... Lire la suite
bison categorique (19-06-2024 17:14:15)
Il me semble que la majorité des pays européens utilisent un scrutin à la proportionnelle, mâtiné de dispositifs qui permettent d'éviter les inconvénients dont vous parlez et surtout de gouvern... Lire la suite
Jacques Groleau (12-06-2024 15:36:44)
Il n'y a pas de "modèle parfait". Mais il y a une possibilité qui serait intéressante à essayer : Il y a 2 chambres parlementaires, en France. Pourquoi pas l'une au scrutin majoritaire de circon... Lire la suite