L'ombre de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, a dominé la plus grande partie du XXe siècle.
Agitateur russe, adepte de la philosophie marxiste, il s'empare du pouvoir avec ses militants en profitant du délitement de la démocratie issue de la Révolution de Février (1917), pendant la Première Guerre mondiale.
Porté par la haine du tsar et de la société bourgeoise dont il est issu, faisant fi de toute morale et de toute forme de compassion, il va inaugurer une forme de gouvernement sans précédent dans l'Histoire européenne et appelé à faire souche au XXe siècle : le totalitarisme.
Installé au pouvoir à la faveur de la Révolution d'Octobre, Lénine porte l'espoir d'une révolution prolétarienne universelle.
Il cultive l'image d'un chef charismatique, bon et déférent envers les humbles, comme on le voit avec ces oeuvres célèbres réalisées trente ans après sa mort par le peintre Vladimir Serov (1910-1968) :
• Lénine annonce le décret sur la terre au Congrès des Soviets - 8 novembre 1917 - (1954).
• Avec Lénine musée national russe de Saint-Pétersbourg).
La réalité est quelque peu différente. Lui-même n'a aucun goût pour le martyre. Ainsi n'a-t-il pas hésité à abandonner ses partisans et s'enfuir sous un déguisement en Finlande après l'échec des journées révolutionnaires de juillet 1917.
Une fois au Kremlin, fort d'un pouvoir absolu, il va faire périr quantité d'opposants, simples suspects, ouvriers ou paysans et bien sûr le tsar et sa famille.
Un enfant de la bourgeoisie russe
Vladimir Ilitch Oulianov naît le 22 avril 1870 (selon le calendrier grégorien) dans la famille d'un fonctionnaire anobli par le tsar, à Simbirsk (aujourd'hui Oulianovsk), au sud de Moscou.
Ses parents sont orthodoxes comme la grande majorité des Russes. Ils vivent dans l'aisance et cultivent une authentique dévotion pour le tsar. Dans son ascendance, on note un arrière-grand-père serf, très tôt affranchi. Un grand-père marié à une Kalmouke. Un grand-père maternel lui-même fils d'un Juif et d'une Suédoise, marié à la fille de riches propriétaires allemands, luthérienne convaincue.
Tout bascule avec l'engagement révolutionnaire d'Alexandre, frère aîné du futur Lénine. Peu après la mort de leur père, il est condamné à mort pour avoir comploté contre la vie du tsar Alexandre II et pendu le 11 mai 1887 après avoir bravement refusé sa grâce. Vladimir, chaviré, n'en poursuit pas moins ses études mais devient suspect aux yeux de l'administration.
Sa famille se voit elle-même ostracisée et obligée de déménager.
Sa mère ayant acheté une propriété agricole à Alakaïevka, près de Samara, le futur Lénine découvre le monde paysan mais celui-ci ne lui inspire qu'horreur et mépris.
Intellectuel déclassé, il commence à écrire des libelles à tonalité révolutionnaire et fréquente des groupes d'activistes marxistes.
C'est ainsi qu'il rencontre la militante Nadejda Kroupskaia, d'origine bourgeoise comme lui, avec laquelle il se met en ménage.
Le restant de sa vie, au gré de ses pérégrinations et de ses fuites, en Suisse, en France ou encore en Finlande, le futur Lénine sera servi avec diligence par sa femme tout en se désolant de n'avoir pas d'enfant.
Le 1er novembre 1894, Nicolas II (26 ans) succède à son père sur le trône. Quelques mois plus tard, son gouvernement lève l'interdiction de sortie du territoire de Vladimir Ilitch Oulianov.
Ce dernier en profite pour accomplir un tour de l'Europe et s'instruire auprès des mouvements révolutionnaires occidentaux, sans jamais échapper à la surveillance de l'Okhrana, la police politique du régime.
Il séjourne à Paris, 24 rue Beaunier (14e arrt), de décembre 1908 à juillet 1909, puis dans un immeuble voisin, 4 rue Marie-Rose, avec sa femme et sa belle-mère, jusqu'en juin 1912. Cet appartement, un deux-pièces cuisine, sera acheté par le Parti communiste français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et transformé en musée avant d'être revendu en 2007...
Vladimir Ilitch, dont les épanchements sentimentaux ne sont pas le fort, va trouver un réconfort auprès d'une collaboratrice d'exception, Inès Armand.
Cette femme exceptionnelle, Française mariée au rejeton d'une famille russe aussi riche que libérale, a eu quatre enfants de son mari et un cinquième d'un amant.
Vouée à la révolution, elle dévore les écrits de Lénine. Celui-ci, en quête d'une traductrice, la rencontre à Paris. Ils ont une liaison pendant quatre ou cinq ans mais après leur rupture, elle continuera de le soutenir jusqu'à ce qu'elle meure, victime du choléra. Lénine, proprement anéanti, lui accordera des funérailles quasi-officielles le 12 octobre 1920 à Moscou, malgré la guerre civile, avec le privilège d'être inhumée dans la nécropole du Kremlin.
Un révolutionnaire de l'exil
De retour en Russie, son activisme vaut à Vladimir Ilitch Oulianov d'être condamné à la relégation par la justice du tsar.
Il s'établit avec sa compagne de 1897 à 1900 à Krasnoïarsk puis dans un village agréable du nom de Chouchenskoï, près de la Léna (de là pourrait venir son surnom Lénine, celui que conservera la postérité parmi tous ceux qu'il s'est choisis dans sa vie militante). Cette relégation, toute confortable qu'elle soit, lui vaut un grand prestige auprès des clubs révolutionnaires. Bien qu'incroyants, Vladimir et Nadejda se marient devant un pope pour complaire à la mère de cette dernière.
Pendant que Lénine se repose en Sibérie, une quinzaine de militants de différentes formations marxistes se réunissent en congrès à Minsk. Ils fondent le Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe (P.O.S.D.R.). Cette formation groupusculaire compte quelques dizaines de milliers de militants dont les plus nombreux viennent de l'Union générale des travailleurs juifs (le Bund), très active dans les régions occidentales de l'empire. Lénine en tirera le parti bolchévique grâce auquel il s'emparera du pouvoir.
En attendant, sa relégation ayant pris fin, il part le 11 février 1900 pour un nouvel en exil en Suisse où il crée un journal, l'Iskra (« L'étincelle ») avec un petit groupe de révolutionnaires en exil comme lui : Georges Plekhanov, Pavel Axelrod, Julius Martov...
En 1902, c'est la publication d'un opuscule : Que faire ? dont le titre rend hommage à son maître à penser, Nikolaï Tchernychevski, qui avait publié en 1863 sous le même titre un roman à la tonalité révolutionnaire...
Dans son opuscule, Lénine affiche sa différence avec la doctrine marxiste qui voyait le communisme comme l'aboutissement inéluctable des luttes ouvrières. Il fait valoir la nécessité de créer une avant-garde révolutionnaire qui montrera la voie aux ouvriers et les guidera vers des lendemains radieux, au besoin par la dictature. Il rejoint par là un autre agitateur révolutionnaire, moins chanceux, le Français Auguste Blanqui (1805-1881), qui écrivait en juin 1840 : « Pour que la liberté se fasse jour, il faut que des hommes énergiques contraignent le peuple, pour ainsi dire, à manifester ses voeux les plus ardents ».
Obligé de fuir l'Okhrana, Lénine gagne Londres. C'est là qu'un jour de mai 1902 sonne à sa porte un jeune homme de 23 ans, mathématicien d'origine juive, tôt engagé dans le militantisme révolutionnaire. Emprisonné, il a réussi à s'évader et gagner Londres, en abandonnant en Russie une épouse et deux enfants. Il a nom Lev (Léon) Bronstein mais se fait appeler Trotski. Il va se rallier avec passion à Lénine et mettre à son service son grand sens de l'organisation, non sans parfois se détacher de lui et combattre ses options idéologiques.
Pour l'heure, Lénine prépare le IIe Congrès du POSDR. Il s'ouvre dans un piteux hangar des faubourgs de Bruxelles le 30 juillet 1903, avec 43 délégués de 25 organisations. L'atmosphère est électrique et conduit à la scission entre les partisans de Lénine, qui préconise de confier à une avant-garde révolutionnaire la prise de pouvoir, et ceux de Martov, plus soucieux des règles démocratiques.
Les seconds ayant été momentanément mis en minorité par la sortie des députés juifs du Bund, les partisans de Lénine en profitent pour s'octroyer l'épithète de bolcheviks ou bolchéviques (majoritaires en russe). Sans vergogne, ils qualifient leurs rivaux de mencheviks (minoritaires), bien qu'alignant trente mille sympathisants contre dix mille pour les léninistes !
Lénine éprouve amèrement la scission du POSDR. Contesté, y compris dans ses rangs, il se console grâce au soutien indéfectible de son épouse. Pendant la première révolution russe (1905) qu'il n'a pas vu venir et dont il ne comprend pas le sens, il est toujours à l'étranger.
Il s'empresse toutefois de revenir en Russie le 8 novembre 1905, après l'annonce par le tsar de l'élection prochaine d'une Assemblée législative, la Douma. Malgré le caractère très peu démocratique de ces élections et en contradiction avec ses propres thèses, Lénine préconise de participer au scrutin ! Son propre parti refuse de le suivre et boycotte les élections à l'instigation d'Alexandre Bogdanov. De fait, la Douma ayant été dissoute et re-dissoute par le tsar, Bogdanov aura tout lieu de se féliciter de son choix et va animer en interne l'opposition à Lénine.
Lénine se voit une deuxième fois contraint de fuir la Russie. En décembre 1907, il gagne la Finlande en transitant par l'îlot de Nauvo où il manque de se noyer dans l'eau glacée. Le voilà enfin à Genève puis à Paris, où il va végéter pendant quatre ans dans un petit appartement de la rue Beaunier puis de la rue Marie-Rose, dans le 14e arrondissement.
Il en profite pour rencontrer Maxime Gorki, en exil doré à Capri. Le populaire romancier, auteur des Bas-fonds (1902) et de La Mère (1907), est l'un des rares intellectuels russes restés fidèles aux bolchéviques et soutient leur action sur sa cassette personnelle.
Son errance le conduit encore à Cracovie, enfin à Berne. Rien à ce stade ne lui laisse une quelconque chance de succès. Chef en exil d'un parti groupusculaire et divisé, dans l'un des États les plus arriérés du continent européen, qui parierait un kopek sur son (sur)nom ?
Heureusement, il peut compter sur ses fidèles et pas seulement sur Gorki.
Professionnels de la révolution, les bolchéviques se rendent maîtres dans les détournements d'héritage. Ils pratiquent aussi des « expropriations » comme celle de Tiflis, en 1907, chef-d'oeuvre de Staline (en fait un simple acte de brigandage). Ainsi s'assurent-ils les finances indispensables à l'entretien de leur mouvement et à leur propre rémunération.
Contre toute attente, les désespoirs nés de la Grande Guerre et les faiblesses de la démocratie russe issue de la Révolution de Février vont permettre à Lénine de réaliser l'ambition de sa vie : prendre le pouvoir en Russie.
Quand éclate la première révolution, Lénine doute une nouvelle fois de son succès. Il ne tarde pas à reconnaître son erreur quand il apprend la chute du tsar et célèbre l'événement à grand renfort de vodka avec les autres émigrés russes de Suisse, au nombre d'environ 300.
Le 27 mars 1917, au plus fort de la guerre mondiale, les Allemands lui prêtent leur concours pour quitter Zurich et regagner Petrograd.
Ils affrètent un train spécial et assurent son transit et celui de ses compagnons vers la Russie. Au total 32 personnes dont Inès Armand et plusieurs enfants. Ils ont l'espoir que les bolchéviques déstabiliseront le gouvernement démocratique, lequel s'entête à poursuivre la guerre...
Dès le début, Lénine exige des Allemands que les wagons de son groupe se voient attribuer un statut d'extraterritorialité : des inscriptions à la craie - « territoire allemand », « territoire russe » - les distinguent des autres wagons !
Le voyage se déroule sans anicroche. Les voyageurs peuvent descendre dans différentes gares et le dénommé Karl Radek en profite pour tenter de soulever les ouvriers du cru ! Ils arrivent dans un port de la Baltique et embarquent pour... la Suède. De Stokholm, nouveau départ en train vers la frontière finlandaise.
Lénine, à son arrivée à la gare de Petrograd, le 16 avril, reçoit de ses militants un accueil triomphal. Il annonce d'emblée à la foule son objectif : « Vive la Révolution socialiste mondiale », manifeste son intention de renverser le régime et publie enfin son programme d'action : paix immédiate, le pouvoir aux soviets, les usines aux ouvriers, la terre aux paysans.
Ces thèses d'Avril troublent les bolchéviques par leur maximalisme mais qu'à cela ne tienne, elles rencontrent l'adhésion des soldats et des paysans, excédés par une guerre sans issue qui a déjà coûté la vie à 2,5 millions de Russes.
Après les émeutes des 16 et 17 juillet, la situation se corse. L'influent leader socialiste Alexandre Kerenski devient Premier ministre et chef du gouvernement provisoire en remplacement du prince Lvov.
Pour prévenir la subversion bolchévique, il ordonne l'arrestation de Lénine qui s'enfuit sans attendre en Finlande.
Mais un conflit entre le Premier ministre et le commandant en chef Lavr Kornilov conduit celui-ci, le 9 septembre, à tenter un putsch. Peu motivées et confrontées à la mobilisation des bolchéviques, ses troupes se débandent et Kerenski reste maître de la situation... mais seul. Il est désormais obligé de nouer une alliance tactique avec les bolchéviques pour préserver la République d'une dictature militaire.
Lénine, toujours en Finlande, juge la situation mûre pour intervenir. Ce sera le coup d'État du 6 novembre 1917, aussi appelé Révolution d'Octobre.
Sitôt après sa prise de pouvoir, Lénine met en place les instruments de la dictature. Lui-même en appelle à « débarrasser la terre russe de tous les insectes nuisibles. (...) Ici, on mettra en prison une dizaine de riches, une douzaine de filous, une demi-douzaine d'ouvriers qui tirent au flanc. (...) Ailleurs, on les munira d'une carte jaune, afin que le peuple entier puisse surveiller ces gens malfaisants. (...) Ou encore, on fusillera sur place un individu sur dix coupables de parasitisme » (Comment organiser l'émulation, décembre 1918, cité par Jan Krauze, in Le Monde, 6 novembre 2007).
Le 30 août 1918, au cours de la visite d'une usine, le chef de la Révolution est victime d'un attentat. L'auteur en est une militante socialiste-révolutionnaire (gauche démocratique) : Dora Kaplan. Grièvement blessé, Lénine se rétablit de façon quasi-miraculeuse mais son obsession de la contre-révolution n'en sort que plus grande. Il prend prétexte de l'attentat pour interdire le dernier parti d'opposition aux bolchéviques. Les S-R sont dès lors pourchassés par la Tchéka (police politique).
La terreur de masse est institutionnalisée par le décret « Sur la terreur rouge », daté du 5 septembre 1918. La suite est une longue descente aux enfers : guerre civile, famines, camps de travail, exécutions sommaires....
L'horizon s'éclaircit en mars 1921, avec l'institution de la Nouvelle Politique Economique (NEP) qui insuffle un peu de liberté dans l'économie et la société russes.
Lénine a toujours eu une santé très fragile, malgré une hygiène de vie rigoureuse. Dès 1921, il s'affaiblit soudainement, victime d'insomnies et de céphalées à répétition. Il doit progressivement lâcher les commandes quelques mois plus tard, après une première attaque d'apoplexie, le 26 mai 1922.
Le maître d'oeuvre de la révolution bolchévique renonce peu à peu à l'exercice du pouvoir. Il meurt dans sa maison de Gorki le 21 janvier 1924. Il a 53 ans.
Dès la maladie de leur chef, les hiérarques communistes se sont disputé la succession.
C'est finalement l'opportuniste Staline qui l'emporte grâce à sa position clé au secrétariat général du parti. Il se rallie à la NEP (Nouvelle Politique économique) et autorise une libéralisation de l'économie et de l'expression politique et artistique.
Son principal opposant, Trotski, prône la poursuite de la terreur révolutionnaire. Bien qu'étant le plus populaire (et le plus intelligent) des leaders bolchéviques postulant à la succession de Lénine, il est habilement mis sur la touche par Staline et bientôt obligé de fuir.
On peut encore se recueillir devant la momie du grand homme, dans son mausolée situé au milieu de la place Rouge, à Moscou... Il est bon de lire auparavant sa biographie par Hélène Carrère d'Encausse ou mieux encore celle de Luc Mary, Lénine, le tyran rouge (L'Archipel, 2017).
Le monde russe entre nostalgie et futur
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Voir les 6 commentaires sur cet article
Jacques Groleau (21-01-2024 16:42:31)
Lénine a été, comme Trotski et plus encore Staline et Mao, un monstre, que la France devrait avoir honte d'avoir hébergé, et les Allemands, d'avoir favorisé le retour en Russie. Devraient aussi ... Lire la suite
Liger (19-04-2020 22:52:37)
Excellent article. Il y a encore trente ans, on ne pouvait lire souvent de tels textes, durs mais exacts, tant les pressions, directes ou sournoises, de ce qui restait du PCF et des partis d'... Lire la suite
popcorn (19-04-2020 13:01:22)
Mais quand cet anticommunisme viscéral, maladif va-t-il cesser ? Lénine est mort depuis longtemps, ne crachez plus sur sa tombe ! Il a contribué (Ô combien !) à promouvoir l' idéal d' une socié... Lire la suite