Le 30 avril 1834 paraît à Paris Paroles d'un croyant. Ce petit ouvrage, qui en appelle à l'insurrection contre l'injustice au nom de l'Évangile, est immédiatement condamné par le Saint-Siège. Son auteur, Félicité de Lamennais, est né à Saint-Malo 42 ans plus tôt, peu avant la Révolution française.
Ordonné prêtre à 34 ans en 1816, suivant l'exemple de son frère aîné, Lamennais accède brusquement à la célébrité l'année suivante en publiant Essai sur l'indifférence en matière de religion où il appelle de ses voeux un réveil de l'Église et une meilleure formation du clergé. On parle de lui comme d'un futur cardinal.
L'Église sort à ce moment-là de la tourmente révolutionnaire et antireligieuse. Elle est entraînée de l'avant par le réveil de la foi, qui touche toute l'Europe et toutes les confessions. Fondations religieuses, congrégations et missions étrangères se multiplient et attestent de la vitalité retrouvée du catholicisme.
En France, le nombre d'ordinations passe de 500 par an sous le Premier Empire à un maximum de 2357 en 1829 ! Les nouveaux bataillons de prêtres comptent beaucoup d'humbles et ardentes recrues comme Jean-Marie Vianney, le saint curé d'Ars, ordonné en 1815, à 29 ans...
Les jeunes générations de fidèles et de prêtres n'ont pas les préventions de l'Ancien Régime à l'égard de la papauté. Glorifié par les tourments qu'ont enduré Pie VI et Pie VII sous la Révolution et l'Empire, le Saint Siège est l'objet de toutes leurs espérances.
À la suite de Joseph de Maistre, qui a publié Du pape en 1819, Lamennais plaide avec ardeur pour un renforcement de l'autorité pontificale sur l'Église universelle. Il ne voit aucun inconvénient à la séparation de l'Église et de l'État, car celui-ci n'a de cesse de vouloir restreindre l'autorité du pape dans le domaine spirituel, au bénéfice des conciles nationaux (gallicanisme).
Sous l'influence de Lamennais et de ses amis, le clergé français penche vers l'ultramontanisme (expression qui désigne ce qui vient d'outre-monts, autrement dit... de Rome, et s'oppose au gallicanisme).
Las, les titulaires de la chaire de Saint Pierre, de Léon XII (1823-1829) à Pie IX (1846-1878), ne répondent qu'à moitié aux prières qui montent vers eux.
Certes, ils encouragent la dévotion populaire et les oeuvres caritatives, éducatives et missionnaires. Mais en tant que souverains temporels, ils sont solidaires des souverains réactionnaires de la Sainte Alliance et des gouvernements bourgeois. C'est ainsi qu'ils réprouvent les soulèvements des catholiques belges, irlandais et polonais contre les gouvernements qui les oppriment.
Tourmentés par le souvenir de la Révolution française, ces papes et leurs évêques se montrent sourds aux revendications populaires ou libérales et aux appels à davantage de justice. Cette surdité va nourrir l'anticléricalisme en France et ailleurs. Elle va déboucher sur une rupture douloureuse entre le haut clergé (pape et évêques) et la fraction libérale des prêtres et des fidèles, de Lamennais à Victor Hugo en passant par Lacordaire, Ozanam et Lamartine.
Cependant que la France entre à petits pas dans l'ère industrielle, sous les règnes de Louis XVIII (1814-1824) et Charles X (1824-1830), Lamennais s'insurge contre l'arrogance de la bourgeoisie et la misère des classes populaires. Son indignation est partagée par une petite fraction de la bourgeoisie libérale... y compris un certain Louis-Napoléon Bonaparte qui, devenu empereur sous le nom de Napoléon III, fera tout son possible pour améliorer le sort des classes populaires.
Félicité de Lamennais supporte d'autre part de moins en moins les compromissions du haut clergé et de l'État.
Il désapprouve le Concordat de 1801 qui a fait des prêtres de simples fonctionnaires de l'État français et s'oppose au gallicanisme, une idéologie qui veut placer la religion sous la tutelle du gouvernement. En avance de deux génération sur les républicains laïcs, il réclame rien moins qu'une séparation de l'Église et de l'État (une « Église libre dans l'État libre »). « Nous sommes payés par ceux qui nous regardent comme des hypocrites ou des imbéciles et sont persuadés que notre vie tient à leur argent. Leur traitement est si injurieux que des hommes qui le souffrent tombent nécessairement au-dessous du mépris », écrit-il (note).
Les journées révolutionnaires des « Trois Glorieuses » (27-28-29 juillet 1830) s'accompagnent de violences anticléricales. Elles confortent Félicité de Lamennais dans la conviction que l'Église ne doit plus se compromettre avec le pouvoir.
Pour développer ses vues d'avant-garde, le prêtre fonde en 1830 le journal L'Avenir avec ses amis le comte Charles de Montalembert et Henri Lacordaire, prêtre dominicain, aumônier du collège Henri IV et futur prédicateur à Notre-Dame.
Le premier numéro de L'Avenir sort le 15 octobre 1830 avec une devise sans équivoque : « Dieu et liberté » ! Même s'il ne dépasse pas les 3.000 abonnés, le journal devient très vite le lieu d'expression d'un catholicisme social en gestation. Il prône la liberté de conscience, la liberté d'éducation ou encore la liberté d'association comme manière de riposter à l'égoïsme des riches.
Ses prises de position ne tardent pas à lui valoir l'hostilité du pouvoir comme de la hiérarchie catholique. Ni le gouvernement bourgeois et plutôt anticlérical du roi Louis-Philippe Ier, ni le Saint-Siège ne goûtent le succès croissant du prêtre breton dans les milieux libéraux et les séminaires où sont formés les futurs prêtres. L'Avenir est plusieurs fois condamné par la censure et dénoncé au pape.
En désespoir de cause, Lamennais, Montalembert et Lacordaire se rendent à Rome pour plaider leur cause auprès du pape. Ils sont reçus, le 13 mars 1832, par Grégoire XVI mais celui-ci, élu quelques mois plus tôt, s'en tient à quelques banalités et se garde de les réconforter. Accroché aux prérogatives du Saint-Siège et craignant plus que tout le libéralisme, le modernisme et la révolution, il a choisi résolument le camp des pouvoirs établis et celui de la Sainte-Alliance qui réunit les grandes monarchies du continent, y compris les plus autoritaires comme la Russie.
Le 15 août 1832, Grégoire XVI dénonce avec violence dans l'encyclique Mirari vos les « opinions funestes » répandues par les « libéraux ». Ainsi condamne-t-il la liberté de la presse, « la pire de toutes, qu'on ne pourra jamais assez exécrer et maudire ».
Les catholiques libéraux comme Victor Hugo, Alphonse de Lamartine, Jules Michelet... ressentent ces attaques comme un déchirement. La rédaction de L'Avenir, directement visée, se saborde.
Montalembert et Lacordaire se soumettent. Comme Frédéric Ozanam, qui fonde en 1833 la Société de Saint-Vincent de Paul, ils vont continuer d'animer tant bien que mal au sein de l'Église un courant réformateur et libéral, par leurs oeuvres, leurs écrits et leurs conférences. Quant à Lamennais, découragé, il renonce à exercer ses fonctions de prêtre et c'est pour se justifier qu'il publie quelques mois plus tard Paroles d'un croyant. Le succès est immédiat.
Lamennais deviendra député d'extrême gauche après la Révolution de 1848 et mourra le 27 février 1854 en ayant refusé les derniers sacrements ! Il faudra attendre la fin du XIXe siècle et l'encyclique Rerum novarum de Léon XIII pour que l'Église officielle commence à lui donner raison. Il est vrai qu'à ce moment-là, elle a perdu les États pontificaux et a été dépouillé de toute autorité temporelle.
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