Le gouvernement français a-t-il fait preuve d'imprévoyance face à la canicule estivale ? Peut-être... En tout cas, la plupart des journalistes ne sont guère qualifiés pour lui en faire reproche car aucun n'a rien vu du drame.
Notons l'étrange initiative par laquelle le gouvernement a voulu conjurer le retour de semblable catastrophe : une taxe égale à une journée de travail au bénéfice des groupes financiers qui exploitent (dans tous les sens du terme) les maisons de retraite.
Curieux été 2003... qui voit le gouvernement français chanceler sous l'effet d'un accident climatique après avoir surmonté la crise irakienne, la réforme des retraites et la révolte des intermittents du spectacle.
J'ai eu la curiosité de consulter les principaux quotidiens nationaux pour voir si les journalistes avaient manifesté plus de lucidité que les ministres pendant la canicule. Le résultat est édifiant. Il témoigne de la difficulté des journalistes (et de chacun d'entre nous) à sortir des sentiers battus et prêter attention aux phénomènes atypiques...
Rappelons les faits :
– le vendredi 8 août 2003, la Direction Générale de la Santé publie un communiqué sur les risques encourus par les personnes fragiles: vieillards, nourrissons, malades (son directeur a été peu après sommé de démissionner par son ministre de tutelle).
– le surlendemain, dimanche 10 août au soir, le médecin urgentiste Martin Hirsch, alors inconnu du public, alarme les médias et avance le chiffre d'une cinquantaine de morts par déshydratation en île-de-France au cours de la semaine précédente (dans les faits, on saura plus tard que la canicule a provoqué en France pendant la première décade d'août plusieurs centaines de décès prématurés chez les vieillards).
Revue de presse
Le Figaro du samedi 9 août titre à la Une : « La France a-t-elle encore un climat tempéré ? » Mais pas plus que les numéros antérieurs, celui-ci ne fait allusion aux risques de déshydratation encourus par les personnes fragiles. Le lundi 11 août, changement de ton, suite au communiqué des urgentistes : « La canicule tue en France ».
Le Monde du vendredi 8 août titre un article de page intérieure : « La canicule a provoqué la mort d'un homme de 32 ans dans le Sud-Ouest » (il s'agit d'un cycliste mort d'épuisement). Dans les jours précédents, comme ses confrères, le quotidien n'a rien trouvé à dire sur les risques sanitaires liés à la canicule. Ce n'est pas faute de manquer de médecins-journalistes ou d'investigateurs de renommée planétaire. Mais ceux-là étaient trop occupés. Ils ne pouvaient entendre le curé de leur paroisse qui s'étonnait d'être soudain confronté à un afflux de demandes de funérailles !...
Dans le numéro daté du mardi 12 août, soit après le déclenchement de l'alarme officielle, Le Monde consacre sa Une à l'affaire Alstom et titre enfin en dernière page : « Les urgentistes s'alarment du nombre de décès » (on appréciera la hiérarchie établie par la rédaction en chef).
Libération recueille la palme du comique involontaire. Le mercredi 6 août, à la Une, vaste enquête de terrain : « Il fait trop chaud pour travailler » (les bureaux et les usines seraient-ils plus accessibles à la presse que les maisons de retraite et les services d'urgence ?).
Le samedi 9 août, soit la veille du cri d'alarme de Martin Hirsch, le quotidien branché fait très fort avec un joli numéro à couverture bleue Spécial anti-canicule. À l'intérieur, on apprend sur une pleine page combien il est difficile de faire l'amour quand il fait chaud ! On discourt aussi sur les profits des marchands d'eau... Mais rien, rien de rien, sur les risques de déshydratation encourus par certaines catégories de personnes. Seulement un petit avertissement sur l'éventualité que des prisonniers excédés par la chaleur n'en viennent à se révolter.
J'ai gardé le meilleur pour la fin. Le lundi 11 août, soit après que les urgentistes parisiens ont lancé leur cri d'alarme, Libération consacre sa Une au rassemblement du Larzac et à José Bové. Une brève renvoie à un article en page intérieure avec une phrase d'anthologie (du grand Molière) : « La chaleur persistante provoque une vague de décès et décime les élevages ». À la lecture de l'article, on comprend que la vague de décès concerne des vieillards et les élevages de volailles mais il semble que pour Libération, c'est du pareil au même !
Commentaire
Reconnaissons que les journalistes avaient mieux à faire au début du mois d'août que de prêter l'oreille aux médecins et aux aide-médicales, absorbés qu'ils étaient par leurs investigations sur le chanteur engagé Bertrand Cantat et les reportages sur Paris-Plage. Trêve d'ironie, il ne me paraît pas normal que la presse s'en remette à l'administration et au gouvernement pour l'informer de la situation des hôpitaux, des maisons de retraite ou de tout autre lieu de vie. C'est contraire à sa vocation dans une démocratie qui se respecte. L'Histoire retiendra par ailleurs la manière originale par laquelle le gouvernement a réagi à la canicule.
Pour être juste, je précise que certains médias ont été à la hauteur lors de la canicule. La palme revient aux chaînes de télévision régionales (FR3) qui se sont dans l'ensemble tenues à l'écoute de la « France d'en bas ». Dès la fin juillet, elles ont multiplié les reportages dans les maisons de retraite et les services d'urgence. Elles ont aussi diffusé chaque jour des conseils aux personnes âgées, aux familles et aux malades pour prévenir les risques de déshydratation.
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orace369 (10-08-2023 09:59:39)
Bonjour, merci pour votre analyse et vos informations. J'aurais aimé la précision des années non pour savoir car il semble que votre article est clair mais plutôt pour préciser que 2003 et 2023... Lire la suite
mcae.fr (06-08-2023 16:48:14)
Cet article bien documenté, confirme le caractère mythique du "journaliste indépendant".
GHILS (06-08-2023 10:20:40)
Je vous remercie. Ce texte, très intéressant, n'a cependant aucune signification dans la mesure où il ne concerne qu'un pays. Par bonheur, ce site publie aussi des études portant sur la planète, ... Lire la suite