Les démographes collectent leurs informations à partir de recensements, de sondages, d'enquêtes et de recoupements divers (services sociaux, fisc...).
Les recensements sont sujets à une marge d'erreur importante, qui peut atteindre 3% y compris dans les pays les plus développés. Dans les pays les plus pauvres, qui ne disposent pas d'état-civil ni d'administration pertinente, ils sont remplacés par des sondages, voire dans certains cas par des photographies aériennes qui donnent des indications sur l'extension des villages.
Dans ces conditions, les démographes peuvent-ils se tromper ? Beaucoup moins que les économistes, semble-t-il, car les données démographiques, si approximatives soient-elles, sont étroitement interdépendantes les unes des autres. Une erreur (ou un trucage) sur un chiffre se solde par des incohérences sur d'autres chiffres et ne peut manquer d'être repérée... Dans les années 1960, quand la mortalité infantile a remonté en URSS, les autorités ont préféré ne plus publier cet indicateur plutôt que le truquer. Et cette dissimulation n'a pas empêché le jeune démographe Emmanuel Todd de détecter le phénomène. Il en a tiré un essai corrosif sur la crise de l'URSS : la chute finale (1976).
Le futur demeure largement imprévisible
Il n'empêche que les démographes restent démunis face au futur. Heureusement, pourrait-on dire, ils ne maîtrisent pas plus que quiconque l'art de la prophétie.
- Les projections à plus de cinquante ans n'ont qu'une valeur indicative et laissent toute sa place au libre arbitre des individus. Avant 1914, personne n'imaginait l'explosion démographique du milieu du XXe siècle et il se trouvait même des savants pour prédire la quasi-disparition de la « race noire » !
- Par contre, à l'horizon de 15 ou même 30 ans, les démographes peuvent établir des prévisions avec une bonne fiabilité car les adultes qui vivront à cette échéance sont déjà nés. Encore faut-il qu'une secousse géopolitique ne vienne pas troubler l'horizon comme ce fut le cas avec la Seconde Guerre mondiale. Alors que dans les années 1930, on prévoyait une très rapide baisse de la population de l'Europe du fait d'une natalité très faible, le conflit a réveillé un mystérieux instinct de survie chez les Européens dès 1942 avec au bout du compte trois ou quatre décennies de croissance, de prospérité et de jeunesse. C'est au point que le démographe Alfred Sauvy osa écrire : « Ainsi, pour la première fois dans l'histoire du monde, la guerre a peuplé » (L'Europe submergée, 1987).
Plus près de nous, il est aisé d'observer combien demeurent incertaines les projections démographiques. C'est que les chercheurs extrapolent les courbes à l'envi mais ne peuvent pas anticiper les revirements sociaux, culturels, éducatifs, politiques... et les ruptures brutales de fécondité qui s'ensuivent.
Quand la réalité bouscule les prévisions
En ce début du XXIe siècle, les démographes sont dépassés par l'ampleur du ralentissement démographique depuis la fin du siècle précédent et révisent leurs projections à la baisse d'année en année.
Le ralentissement le plus spectaculaire est celui de la République islamique d'Iran :
• En 1991, ce pays avait 58,6 millions d'habitants et l'indice conjoncturel de fécondité (dico) des Iraniennes était de 6,2 (nombre moyen d'enfants par femme). Les démographes de l'ONU prévoyaient alors pour l'Iran 141 millions d'habitants en 2025.
• En 2003, l'Iran comptait 66,6 millions d'habitants, avec une moyenne de 2,5 enfants par femme. Et les démographes ne prévoyaient plus que 84,7 millions d'habitants en 2025, soit 40% de moins !
• Pour la période 2015-2020, l'indice de fécondité estimé par les démographes onusiens n'est plus que de 2,2 enfants par femme. Les géostratèges peuvent y voir le signe que les injonctions des religieux chiites n'ont guère de prise sur les Iraniennes.
On peut aussi se laisser surprendre en sens inverse comme le montre l'Algérie :
• En 1989, le pays avait un indice de fécondité de 6,4 enfants par femme,
• En 2011, cet indice était estimé à 2,3 enfants par femme, soit une chute aussi rapide qu'en Iran,
• En 2013 cependant, les démographes devaient réviser leurs estimations à la hausse et pas qu'un peu car l'indice remontait à 3 enfants par femme !
• Pour la période 2015-2020, l'indice de fécondité estimé par les démographes onusiens est de 3,1 enfants par femme.
Cette reprise est exceptionnelle par son ampleur. Fait surprenant : elle a débuté dans les villes ainsi que l'a noté le démographe Youssef Courbage (INED), ce qui laisse supposer qu'elle est la conséquence de la réislamisation de la société, plus marquée dans les villes que dans les villages.
Dans les deux autres pays du Maghreb, on n'observe pas de semblable reprise, ce qui permet de relativiser l'influence de l'islamisme dans ces pays :
• Maroc : 2,2 enfants par femme en 2011 ; 2,4 estimé en 2015-2020,
• Tunisie : 2,0 en 2009 ; 2,2 estimé en 2015-2020.
« La prédiction est difficile surtout lorsqu'elle concerne l'avenir ! » (Pierre Dac)
Pour évaluer les erreurs d'anticipation des démographes, nous avons comparé les projections pour l'année 2050 établies en 2009 et 2018 par la Direction de la population des Nations Unies. À seulement neuf ans d'intervalle, nous voyons que les experts ont dû modifier leurs projections dans les grandes largeurs car ils ont été pris de court par la chute de la fécondité dans la plupart des pays d'Asie et d'Amérique latine, d'autre part par son maintien à un niveau très élevé en Afrique noire, à l'encontre des théories usuelles sur la « transition démographique » (dico).
D'ici à 2050, dans trente ans, la population de l'Afrique subsaharienne devrait doubler (de 1,049 à 2,2 milliards) cependant que le reste du monde devrait encore croître de 15% (de 6,6 milliards à 7,6) par un simple effet d'inertie.
population effective (millions) 2018 2009 | fécondité (enfants par femme) | projection 2050 (millions) 2018 2009 | |
Monde | 7621 6810 | 2,4 2,6 | 9852 9421 |
Afrique subsaharienne | 1049 794 | 4,9 5,4 | 2200 1678 |
Reste du monde | 6602 6016 | 2,1 2,2 | 7652 7743 |
Le professeur Gilles Pison, démographe associé à l'INED (Institut National d'Études démographiques), illustre l'incroyable changement de perspective à l'horizon 2100 entre les projections de 1981 et celles de 2017 : « Les projections de population publiées par les Nations unies en 1981 annonçaient 10,5 milliards d’êtres humains sur la planète en 2100 dans leur scénario moyen. Les dernières projections publiées en juin 2017 en annoncent 11,2, soit 0,7 de plus.
Le total est donc un peu plus élevé mais le véritable changement se trouve dans la répartition par continent : l’Asie, 5,9 milliards d’habitants en 2100 d’après la projection publiée en 1981, n’en a plus que 4,8 à cet horizon dans celle publiée en 2017. La révision est également à la baisse pour l’Amérique latine : 712 millions en 2100 au lieu de 1 187 (40 % de moins). À l’inverse, l’Afrique, 2,2 milliards d’habitants en 2100 d’après les projections de 1981, en a le double, 4,4 milliards, dans celles publiées en 2017 » !
Le graphique ci-après montre l'ampleur du changement : il décrit en 2100 deux mondes véritablement différents selon que l'on se situe en 1981 ou en 2017. D'après les projections les plus récentes, l'Afrique portera donc plus d'un humain sur trois (c'était un sur quinze en 1950) tandis que la Chine pourrait perdre le tiers de sa population et régresser à un milliard d'habitants (dont une écrasante majorité de vieux).
L'incertitude demeure très grande d'autant plus que les démographes des Nations Unies postulent une convergence des indices synthétiques de fécondité : ils ont établi leurs projections sur un acte de foi, à savoir que toutes les populations vont en venir dès 2100 à une fécondité de 2 enfants par femme. Mais à ce jour, rien ne laisse supposer que la fécondité des Africaines diminue jusque-là et que celle des Européennes et des Chinoises remonte d'autant.
Plus que jamais résonne à nos oreilles la sentence de Pierre Dac citée en exergue : « La prédiction est difficile surtout lorsqu'elle concerne l'avenir ! »
Enjeux de l'Histoire
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shaïtan (12-09-2019 10:25:48)
Des projections aussi fiables que les statistiques en politique ?
:-)