Pendant deux ans, à la fin du règne du Roi-Soleil, dans le massif cévenol, au nord de Nîmes, une poignée d’artisans et de paysans a tenu tête à la meilleure armée d’Europe et mobilisé contre elle pas moins de 25 000 soldats et deux maréchaux de France. Si ces troupes irrégulières échoueront à faire reconnaître le culte réformé, c’est elles qui auront inventé la guérilla, cent ans avant les Espagnols !
Des protestants sans statut
Après la Révocation de l’Édit de Nantes, les trois quarts des huguenots sont restés dans le royaume de France. Les autorités ont interdit leur départ vers l’étranger et ceux surpris en tentant de franchir la frontière encourent les galères.
L’interdiction du protestantisme ne met pas fin aux dragonnades et les répressions visant les huguenots qui refusent d’abjurer s’intensifient. La réputation des dragons est telle que la seule annonce de leur arrivée suscite la panique et entraîne des conversions collectives. Bien sûr, ces « nouveaux convertis » comme on les appelle, souvent suspectés de n’être que des catholiques de façade, sont surveillés de près.
Ceux qui refusent d’abjurer sont contraints à la clandestinité. Pour célébrer leur culte, les protestants se réunissent secrètement, par petits groupes, dans des lieux isolés. En l’absence des pasteurs, chassés du royaume, ces assemblées clandestines, surnommées « assemblées du Désert », sont animées par des fidèles appelés « prédicants ». Quiconque assiste à l’une de ces cérémonies risque la prison ou les galères. Pour les prédicants, c’est tout simplement la potence.
La situation des protestants n’est pas la même dans toutes les provinces. Elle dépend de la personnalité de l’intendant qui est à la tête de chacune d’elles et surtout du zèle des curés locaux en charge de dénoncer les hérétiques.
Dans les Cévennes, où les protestants sont majoritaires, les huguenots sont soumis à l’autorité de l’intendant du Languedoc, un certain Nicolas Lamoignon de Basville. Surnommé par Saint-Simon le « tyran du Languedoc », il réprime les assemblées clandestines avec une extrême sévérité.
Face à Basville, les huguenots des Cévennes trouvent un chef en la personne du prédicant François Vivent. Celui-ci fait armer les participants aux assemblées clandestines et cherche l’appui des puissances protestantes opposées à la France dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg, pour obliger Louis XIV à rétablir l’Édit de Nantes.
Contact est pris avec les Anglais qui le chargent de préparer une insurrection dans les Cévennes et projettent de débarquer en Bas-Languedoc. L’entreprise restera toutefois lettre morte et à la paix de Ryswick en 1697, les huguenots seront les grands oubliés des puissances protestantes. Entre temps Vivent a été éliminé ainsi que ses successeurs, laissant les protestants sans leaders.
Le mouvement des « petits prophètes »
En 1700, les Cévennes sont gagnées par un mouvement religieux sans équivalent dans la tradition protestante française. Celui-ci est apparu dix ans plus tôt dans le Dauphiné.Près de Crest (Drôme), une bergère illettrée de 15 ans, Isabeau Vincent, tient des prêches en état de somniloquie dans lesquels elle récite des versets bibliques en appelant les protestants ayant abjuré à se repentir. Des foules subjuguées accourent pour l’écouter. Isabeau est rapidement arrêtée et enfermée dans un couvent.
Mais le mouvement fait des émules et se répand en Vivarais. Ces « petits prophètes » comme on les appelle sont pour la plupart des enfants ou des femmes sans instruction qui ne parlent que patois mais prophétisent en français, annonçant la destruction prochaine de l’Église romaine et exhortant les convertis au retour à la foi. Leurs prêches s’accompagnent de scènes spectaculaires au cours desquelles ils sont pris de convulsion ou s’évanouissent.
Condamnés par les pasteurs exilés et traités de « fanatiques » par les élites huguenotes, les « petits prophètes » suscitent un vrai engouement au sein du peuple protestant qu’ils libèrent de la culpabilité et auquel ils insufflant un certain espoir. Ils comblent le vide laissé par l’exil des pasteurs et l’élimination des prédicants. Une répression féroce éteint rapidement le mouvement en Dauphiné et en Vivarais mais celui-ci réapparaît dans les Cévennes où face aux persécutions le discours initialement pacifique se mue en appel à la guerre sainte.
Une insurrection populaire
À la mi-juillet 1702, l’abbé du Chayla, inspecteur des missions dans les Hautes-Cévennes et cheville ouvrière de l’intendant Basville pour la traque des huguenots, fait arrêter sept jeunes protestants qui cherchent à gagner Genève. Les jeunes filles sont envoyées au couvent tandis que les hommes sont retenus prisonniers dans la résidence de l’abbé, au Pont-de-Montvert (Lozère). Les familles des détenus viennent implorer la clémence de Chayla. Peine perdue.
La nouvelle de l’arrestation se répand dans la région et vient aux oreilles d’un jeune prophète cévenol, Abraham Mazel. Celui-ci a eu une étrange vision : des bœufs noirs mangeant des choux dans un jardin lui sont apparus en songe. Pour lui, aucun doute, il s’agit d’un message divin lui commandant d’aller chasser le clergé persécuteur.
Décidé à délivrer les prisonniers manu militari, Mazel regroupe une soixantaine d’hommes armés de fusils, de pistolets, de pioches et de faux. La petite troupe arrive au Pont-de-Montvert et tire des coups de feu devant la maison de l’abbé du Chayla. « Nous demandons les prisonniers, de la part de Dieu, » annonce Mazel.
N’obtenant pas de réponse, il enfonce la porte et met le feu à l’escalier. Les occupants se sauvent par la fenêtre mais en sautant, Chayla se brise une jambe. Mazel et ses comparses le capturent et le mettent à mort sur le pont du village. C’est le début de la guerre des Cévennes.
Le lendemain, les insurgés tuent deux curés ainsi que les habitants du château de la Devèze. L’alerte est donnée et les troupes royales sont envoyées au Pont-de-Montvert. Plusieurs meneurs sont arrêtés et exécutés mais Mazel parvient à s’échapper.
Après quelques escarmouches, une première bataille oppose les rebelles cévenols aux troupes régulières à Champdomergue. Elle se solde sans réel vainqueur. Mais un mois plus tard, à Témélac, les insurgés subissent une très lourde défaite et perdent plusieurs meneurs dont leur doyen. L’intendant Basville est convaincu que la révolte est définitivement matée et se voit déjà auréolé par Louis XIV. Il ne pouvait pas davantage se tromper.
En effet, deux Cévenols âgés d’une vingtaine d’années vont prendre les commandes des troupes et se révéler des chefs de guerre remarquables alors que rien ne les destinait à cela. L’un est un berger, Pierre Laporte, dit Rolland. L’autre est un apprenti boulanger à l’apparence chétive : Jean Cavalier.
La veille de noël 1702, Cavalier réalise son premier exploit. Avec seulement 70 hommes, il met en déroute des troupes de la garnison d’Alès, dix fois supérieures en nombre, au Mas de Cauvi. Trois semaines plus tard, il récidive près de Nîmes, au Val-de-Barre, contraignant le comte de Broglie, à la tête des troupes royales, à se retirer.
La première guérilla moderne
Ces succès militaires contre des soldats de métier ont de quoi déconcerter. Car les insurgés des Cévennes ne sont que de modestes artisans ruraux travaillant la laine ou de simples paysans.
Contrairement aux armées protestantes des guerres de religion ou aux Chouans de la Révolution, ils ne sont commandés par aucun aristocrate formé à l’art militaire. Cette singularité étonnera tellement les contemporains qu’à Versailles on croira que les rebelles bénéficient du renfort d’aristocrates huguenots exilés.
C’est justement leur façon peu conventionnelle de combattre qui inspirera leur surnom : camisards. L’origine du mot est discutée. Est-ce en référence à leurs attaques nocturnes (en occitan : camisade) ou aux chemises (en occitan : camisa) qu’ils portent sur les champs de bataille à la place des uniformes ? À noter que ce surnom leur est donné par leurs adversaires et que les insurgés préféraient se désigner sous celui d’« enfants de Dieu ».
Comment des hommes du peuple, sans formation militaire, et dont le nombre de combattants n’excède pas quelques milliers, peuvent-ils tenir en échec l’armée de Louis XIV ?
Les camisards profitent d’abord des difficultés du relief des Cévennes et de leur connaissance du terrain. Les petits chemins de berger leur permettent ainsi de passer très rapidement d'une vallée à l'autre pour bénéficier de l’effet de surprise. Les nombreuses grottes du bas-pays cévenol sont autant de cachettes pour entreposer armes et vivres et soigner les blessés.
Autre atout des camisards : la flexibilité de leur organisation. Il n’y a pas d’armée unique et les soldats passent d’une troupe à l’autre. Chaque troupe est indépendante et combat sur un secteur précis mais peut se réunir à d’autres pour les grosses actions. Il s’agit le plus souvent d’embuscades à l’issue desquelles ils disparaissaient dans les massifs cévenols avant de se fondre dans la population. En harcelant constamment les troupes régulières et en se rendant insaisissables, les camisards cévenols inventent la guérilla moderne.
La force des insurgés tient aussi à leur détermination. Se sentant investis d’une mission divine, les combattants font fi du rapport de force et se croient invincibles. Dans les embuscades, les camisards se ruent à la rencontre de leurs adversaires en entonnant à tue-tête des psaumes. Et ce sont les troupes royales qui se débandent les premières.
Dans cette « guerre sainte », les prophètes jouent un rôle majeur et apparaissent comme les véritables meneurs. C’est en fonction des « inspirations » qu’ils reçoivent qu’ils décident de la tactique à employer et du sort réservé aux prisonniers. Cavalier lui-même est un prophète.
Le « Grand Brûlement des Cévennes »
Les revers infligés à l’armée royale inquiètent la cour. Le comte de Broglie est remplacé à la tête des troupes du Languedoc par le marquis de Montrevel qui vient juste de gagner son bâton de maréchal. Avec des hommes tout frais, celui-ci inflige une lourde défaite aux camisards le 6 mars 1703 à Pompignan. Mais l’enthousiasme sera de courte durée.
La déroute des camisards ne met pas fin à leurs incessantes embuscades. Les insurgés disposent en outre de l’aide de la population huguenote des Cévennes qui leur fournit des vivres, des munitions et des cachettes ainsi qu’une réserve de combattants qui retourneront aux travaux des champs après avoir livré bataille.
Impuissant face à cette guérilla, Montrevel se résout à sévir contre les civils en usant de la manière forte. Il fait déporter à Perpignan les habitants de deux villages accusés d’aider les insurgés.
À l’automne 1703, tandis que les camisards tentent d’étendre la révolte en Rouergue, Montrevel, avec l’aval de Louis XIV, enclenche une opération de grande envergure destinée à à priver les insurgés de leur appui parmi la population. Le « Brûlement des Cévennes » va conduire à la destruction de 466 villages et hameaux protestants dont les habitants seront envoyés dans des régions catholiques ou tués.
Cette politique punitive va s’avérer contre-productive et aura pour effet de dresser davantage les populations contre le pouvoir central. De nombreux cévenols rejoignent les troupes camisardes qui de leur côté se livrent à des exactions contre les catholiques. Des églises sont brûlées, des curés sont assassinés ainsi que les habitants de plusieurs villages catholiques. À Potelières, 22 catholiques sont massacrés à coup de haches et de baïonnettes et à Saturargues, une soixantaine.
Devant la difficulté des troupes régulières à rétablir l’ordre, les catholiques cévenols forment leur propre milice : les « cadets de la croix » ou « camisards blancs ». Ils contribuent à la confusion en pillant et massacrant. La région est mise à feu et à sang, les violences des uns répondant à celles des autres. On se croirait revenu à l’époque des Guerres de religion…
Fin de la rébellion
Le 15 mars 1704, Cavalier et ses hommes s’enorgueillissent d’un nouvel exploit en triomphant d’un régiment de marine, deux fois supérieur en nombre, lors d’une grande embuscade à Martignargues. Près de 300 des meilleurs fantassins du Languedoc périssent sous les coups de feu ou de fourches des camisards qui s’emparent d’un butin considérable.
Ce désastre pousse Louis XIV à faire appel au maréchal de Villars pour remplacer Montrevel. Mais avant de quitter les Cévennes, celui-ci a le temps d’infliger une lourde défaite à Cavalier qui s’était imprudemment risqué à un combat en plaine. Dans la foulée, ses cachettes de vivres et de munitions sont découvertes dans les cavernes d’Euzet, près de Vézenobre.
Le maréchal de Villars est partisan de l’apaisement. Profitant du nouveau rapport de force, il propose dès son arrivée en Languedoc un armistice. En difficulté depuis la découverte de ses cachettes, Cavalier accepte de négocier. Mais face aux hommes d’État rompus que sont Villars et Basville, le jeune cévenol s’avère nettement moins habile que pour mener une guérilla. Et il finit par accepter de se rendre sans condition, obtenant simplement la permission pour ses hommes de gagner l’étranger.
Après avoir déposé les armes, Cavalier rejoindra la Suisse et se mettra au service du duc Victor-Amédée II de Savoie puis combattra la France dans les rangs anglais et terminera gouverneur de l’île de Jersey. Incroyable parcours pour celui qui aspirait à une vie de boulanger.
La guerre des Cévennes ne prend pas fin avec la reddition de Cavalier. Derrière Rolland, de nombreux camisards décident de poursuivre les combats, espérant l’aide des puissances engagées contre Louis XIV dans la guerre de Succession d’Espagne. Mais Rolland est trahi et tué au château de Castelnau, le 13 août.
Le 13 septembre 1704, une centaine de camisards est tuée à la bataille de Saint-Bénezet. Ce sera le dernier grand affrontement de la Guerre des Cévennes. À l’automne, les derniers chefs camisards se rendent les uns après les autres et négocient avec le maréchal de Villars. La plupart partiront à l’étranger.
Abraham Mazel, l’homme par qui tout avait commencé, tente de ranimer l’insurrection à partir du Vivarais. Traqué, il est pris et abattu au Mas de Couteau, près d'Uzès le 14 octobre 1710. Les camisards restant erreront à travers les Cévennes, abandonnant tout projet guerrier.
Le bilan humain de cette guerre est difficile à évoluer. L’intendant Basville l’estimera à 14 000 victimes, un chiffre à prendre toutefois avec des pincettes.
L’exil européen va permettre à certains camisards de gagner une notoriété internationale. C’est le cas d’Élie Marion, un ancien chef cévenol exilé à Londres. Toujours imprégné de l’esprit prophétique, il fonde avec quelques compagnons un groupe millénariste, les « enfants de Dieu », annonçant la venue du Christ. Ses livres rencontrent un grand succès outre-Manche et ses prêches attirent une foule de curieux. Surnommés les « french prophets », Marion et ses compagnons sillonneront l’Europe pour porter leur message. Sans grand succès.
Les Cévennes, terre du renouveau protestant
Malgré l’échec des camisards, c’est dans les Cévennes ravagées par des années de guerre que le protestantisme français va se reconstruire, sous l’impulsion d’un prédicateur ardéchois, Antoine Court.
Compagnon de route des derniers camisards, le jeune homme d’à peine vingt ans comprend que la lutte armée dessert la cause des huguenots et en appelle à la reconstitution d’assemblées pacifiques qui montreront aux autorités que les protestants existent toujours mais ne sont pas rebelles.
En 1715, au synode des Montèzes, Court réorganise les Églises réformées et en rétablit la discipline. Partie des Cévennes, cette restauration clandestine se propagera peu à peu dans toute la France et permettra à partir du milieu du XVIIIe siècle l’installation d’un régime de tolérance de fait. Mais la route sera encore longue pour que les protestants aient une reconnaissance légale…
Vauban, Maréchal du peuple
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Orlando (08-07-2023 16:48:33)
Pourrait-on se permettre de voir un rapport entre l'esprit des Camisards et la tradition "révolutionnaire" des émeutes plus contemporaines. En effet, je ne connais pas d'autre pays européen avec un... Lire la suite