12 décembre 2003 : la mondialisation actuelle a deux précédents qui remontent à la fin du XVIIIe siècle et à la fin du XIXe siècle. La première a débouché sur la Révolution française et la deuxième a sombré dans les conflits mondiaux.
On peut se demander si la troisième mondialisation, inaugurée par le Kennedy Round et poursuivie avec l'OMC, n'est pas elle aussi à bout de souffle et en voie d'être remplacée par une tripolarisation des échanges et des idées : Amériques, Europe et Méditerranée, Asie ?
En novembre 2003 s'est tenu en Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris, le premier Forum social européen. Il a permis à 50 000 militants altermondialistes de dénoncer la « mondialisation libérale » et les excès du libre-échange.
Le concept de « mondialisation » (les Anglais disent globalization) est apparu au début des années 1990 en Occident, suite à l'effondrement du système soviétique, à la création de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et à l'émergence de l'internet, qui permet des échanges instantanés entre toutes les parties de la planète.
Au risque d'amoindrir les mérites de nos dirigeants, rappelons que leurs devanciers ont déjà fait mieux concernant l'union européenne et la mondialisation. Il n'est pas nécessaire pour s'en convaincre de remonter au temps des cathédrales, durant lequel aucune frontière ne limitait les échanges culturels et économiques en Europe occidentale.
Au XIXe siècle, l'Europe a vécu une exceptionnelle période de stabilité, de paix et de cohésion qui n'a rien à envier à la nôtre. Pendant le siècle qui court de la chute de Napoléon Ier (1815) à la Première Guerre mondiale (1914), le Vieux continent n'a en effet souffert en interne que de rares guerre localisées (Piémont-Autriche, Autriche-Prusse, France-Allemagne), bouclées en quelques semaines et rapidement surmontées.
Sous l'égide de Louis-Philippe, de Napoléon III et de la reine Victoria, les deux « ennemis héréditaires » que sont la France et la Grande-Bretagne se sont rapprochés spectaculairement après sept siècles de conflits presque continus. Ils ont ébauché une politique étrangère commune et ont pu pendant plusieurs décennies remodeler ensemble la carte du monde, au besoin en unissant leurs forces armées, qu'il s'agisse de combattre les Turcs, les Russes ou encore les Chinois.
Comme aujourd'hui, ce « droit d'ingérence » avant la lettre trouvait sa justification dans des considérations morales : défense des minorités opprimées ou « devoir de civiliser les races inférieures », selon le mot célèbre du républicain Jules Ferry.
Napoléon III, épris d'idées sociales et progressistes, a aussi donné le coup d'envoi à la disparition progressive des barrières douanières en concluant le 23 janvier 1860 un traité de libre-échange avec Londres, contre l'avis des industriels français. Ce faisant, il rééditait le traité Eden-Rayneval du 26 septembre 1786 par lequel Londres et Paris abaissaient leurs droits de douane respectifs. Cette « première mondialisation » des temps modernes n'avait pas résisté aux guerres de la Révolution et de l'Empire.
La « deuxième mondialisation », de 1860 à 1914, n'allait pas être beaucoup plus convaincante... Les deux à trois décennies libre-échangistes qui ont suivi n'ont eu guère d'effet sur la croissance économique en Europe ainsi que le note Pierre Bezbakh, maître de conférences à Paris-Dauphine (note). Au contraire, elles ont entraîné l'Europe dans une mémorable « Grande Dépression » (1872-1892).
Napoléon III est aussi à l'origine d'une union monétaire connue sous le nom d'Union latine. Cette union n'avait rien à envier à la zone euro même si les monnaies nationales conservaient leur dénomination (franc suisse, franc belge, lire...). Elle a sombré dans le cataclysme de la Grande Guerre.
Plus sérieusement, les échanges de l'Europe avec le reste du monde se sont développés au cours du XIXe siècle de façon exponentielle. À la veille de la Grande Guerre, la Grande-Bretagne commerçait davantage qu'aujourd'hui avec les autres continents, relativement à son Produit Intérieur Brut. De leur côté, les pays d'Amérique latine, d'Asie et même d'Afrique approvisionnaient l'Europe en abondance.
C'est ce que rappelle Suzanne Berger, professeur au MIT de Cambridge (Massachusetts), en établissant une parenté entre la mondialisation d'avant la Grande Guerre et le phénomène actuel : « voici cent ans, les pays développés d'Europe occidentale et d'Amérique étaient engagés dans un processus de mondialisation analogue à celui que nous connaissons aujourd'hui... », écrit-elle. À propos de la période qui s'étend des années 1870 à la Grande Guerre, « l'internationalisation de l'économie y atteignit, dans les domaines du commerce et de la mobilité des capitaux, un niveau qu'elle ne retrouverait qu'au milieu des années 1980 » ajoute-t-elle (note).
La « troisième mondialisation » a débuté après la Seconde Guerre mondiale avec les négociations internationales en faveur d'une libéralisation des échanges (Kennedy Round). Elle a culminé à la fin du siècle avec la création de l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce). On peut se demander si elle n'est pas déjà à bout de souffle quoi qu'en pensent ses contempteurs altermondialistes.
Son usure est en premier lieu visible dans les entraves que mettent les principaux États à la libération des échanges.
Les dirigeants américains, promoteurs officiels du libre-échange, ne se gênent pas eux-mêmes pour y faire obstacle, qu'il s'agisse des importations d'acier, de la collusion entre Boeing et l'US Air Force mise à jour par la justice, du soutien d'une poignée de producteurs de coton américains au détriment de quelques centaines de milliers de producteurs africains...
En second lieu, le dynamisme de l'économie américaine, le marasme de l'Union européenne et le décollage des économies asiatiques traduisent la répartition des échanges autour de trois pôles économiques dominants : 1) Amérique du nord et Amérique du sud, 2) Europe et bassin méditerranéen, 3) Extrême-Orient et Asie du Sud (sous-continent indien et Insulinde).
Chacun de ces trois blocs continentaux est en voie de se concentrer sur lui-même, les échanges se développant plus vite à l'intérieur de chacun d'eux qu'entre les uns et les autres.
La Russie d'Europe reste solidaire du Vieux Continent tandis que l'Extrême-Orient russe est en voie de tomber dans l'escarcelle des compagnies japonaises et chinoises. Curieux retour à la situation d'avant 1914 !
La création sous l'égide des États-Unis d'une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) est l'un des aspects de la tripolarisation en cours.
Éric Le Boucher, dans un article récent (note), a souligné la croissance spectaculaire du commerce entre l'Inde et la Chine ainsi que des échanges commerciaux à l'intérieur de la zone asiatique. L'Asie est en train de s'intégrer à grande vitesse sans s'embarrasser de considérations politiques et, comme l'Europe et les Amériques, renforce sa propre zone de libre-échange, l'ASEAN (Association of South-East Asia). Le Viêt-nam est représentatif de ces bouleversements. Ses partenaires sont désormais le Japon ou encore la Corée. La colonisation française, bien qu'elle ait duré plus d'un siècle, n'a guère laissé de trace que dans l'urbanisme de la capitale, Hanoi.
La tripolarisation des activités et des échanges économiques (Asie, Amériques, Europe) renoue avec les pesanteurs historiques. Le monde que nous voyons se dessiner ne manque pas de similitudes avec celui qui précédait l'expansion européenne du XIXe siècle.
D'ores et déjà, les gouvernements européens se gardent bien d'intervenir dans les affaires d'Extrême-Orient ou d'Amérique latine, hors de leur sphère d'influence traditionnelle, de même que les gouvernements asiatiques se montrent parfaitement indifférents aux préoccupations du monde méditerranéen.
La Chine s'est remise des humiliations que lui a infligées l'Occident au XIXe siècle. Elle est redevenue l'Empire du milieu, au moins pour ce qui concerne l'Extrême-Orient. Elle étend son influence jusque dans les provinces russes d'Asie (les réalités démographiques - dépeuplement russe et immigration chinoise - rendent inéluctable à moyen terme la fin de la souveraineté de Moscou sur ces provinces).
Le monde arabo-musulman semble toujours impuissant à entrer dans la modernité et il s'en punit par des actions terroristes et des discours acrimonieux. À noter que les trois pays d'Afrique du Nord se rapprochent quant à eux de leur partenaire naturel, l'Europe tant par la démographie que par la culture politique et l'économie. Ils pourraient échapper de la sorte au marasme qui frappe leurs cousins d'Orient.
L'Afrique subsaharienne redevient hélas ce qu'elle était avant la colonisation européenne. Le lieu d'élection de toutes les misères du monde et une proie désignée pour les profiteurs de tout poil : pétroliers occidentaux, marchands d'esclaves... Une terre de mission aussi pour les bonnes âmes en quête de cause humanitaire. À cela une raison prégnante : l'absence de structures étatiques solides. De plus en plus insignifiante dans les domaines économique et politique, elle ne pèse que par sa démographie galopante.
L'Amérique enfin s'éloigne de l'Europe et vit de plus en plus selon ses propres normes.
Mais curieusement, comme au temps des Lumières (fin du XVIIIe siècle), on retrouve dans la bourgeoisie blanche d'Amérique latine la même appétence pour les idées à la mode à Paris, Rome et Madrid. C'est en effet en Argentine et au Brésil que le mouvement altermondialiste né à Paris trouve le plus d'échos, cependant qu'il laisse à peu près indifférents les Asiatiques, les Anglo-Saxons et même les Scandinaves.
Les États-Unis, en dépit des apparences, sont loin de pouvoir jouer dans le monde le rôle pacificateur qu'a joué Rome dans le bassin méditerranéen. L'embourbement de l'armée et de la diplomatie américaines en Irak nous rappelle hélas que les États-Unis ont toujours rechigné à payer la contrepartie en sang qu'exigent des responsabilités mondiales.
Le pays n'a jamais triomphé que dans des guerres « faciles », contre les Indiens, l'Espagne, Grenade, Haïti... Et il ne s'est engagé qu'à son corps défendant dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle, lorsque les agressions de l'Allemagne et du Japon ne lui ont pas laissé d'autre issue.
Le sacrifice des combattants qui ont débarqué en Normandie ne doit pas faire oublier que les États-Unis ont eu moins de morts pendant la Première Guerre mondiale que la... Roumanie (environ 200 000) et moins de morts militaires pendant la Seconde Guerre mondiale contre le Japon et l'Allemagne réunis que leurs trois bombardements de 1945 sur Tokyo, Hiroshima et Nagasaki n'ont fait de morts civiles (environ 300 000).
La fin de la guerre froide, l'absence de leadership américain crédible et la dérive économico-politique des continents font ressurgir le découpage qui avait cours avant l'expansion européenne des XVIIIe et XIXe siècles, avec des blocs plus ou moins solidaires : Amériques, Europe-Russie-Méditerranée, Asie du sud et pays de l'Océan Indien, Extrême-Orient.
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