Fougueux et insatiable, Le Tintoret a réussi à imposer son style dynamique et sa personnalité turbulente à la Venise de la Renaissance. Véritable « Shakespeare de la peinture » (Paul Veyne), il laisse une œuvre originale, hardie et talentueuse.
Alors que l'on célèbre le 500e anniversaire de sa naissance, voici son parcours, tout entier consacré à la recherche de la nouveauté et de la reconnaissance.
Quel bonheur pour un peintre de naître dans la Venise du XVIe siècle, le Cinquecento ! La Sérénissime République est alors à son zénith et vit un véritable Âge d'or. Certes, sa puissance maritime est en déclin à la suite de l'ouverture de nouvelles routes vers l'Orient, et ses fameux marins ne semblent plus avoir l'enthousiasme d'autrefois pour partir à la conquête de nouveaux marchés. L'aventure ne consiste plus à se lancer dans le commerce mais dans l'art !
On préfère rivaliser désormais dans la construction de demeures toujours plus richement ornées pour se donner en spectacle dans de fastueux festins. On débarrasse enfin la place Saint-Marc de ses entrepôts tandis que le Rialto s'embellit d'un élégant pont couvert. Dans le même temps, les mécènes, doges, artistocrates et scuole s'attachent les talents les plus fameux pour faire briller la Sérénissime face à ses concurrents, Florence, Milan et Rome.
Les noms de Titien, Tintoret et Véronèse évoquent alors dans toute l'Europe le prestige de l'école vénitienne de peinture qui, à la suite des frères Bellini et de Carpaccio, a réussi à imposer son style : le trait n'est plus l'essentiel, comme il l'était par exemple chez le Florentin Michel-Ange, mais laisse place à la couleur et à la lumière, à la sensualité et à l'opulence.
L'exigence de perfection du dessin florentin et la recherche de la symétrie sont délaissées au profit d'une forme de réalisme qui pousse les peintres à préférer la nature à l'antiquité, la sensation à la réflexion : « Devant leurs tableaux on n’a pas envie d’analyser et de raisonner ; si on le fait, c’est par force. Les yeux jouissent, voilà tout » (Hippolyte Taine, Voyage en Italie, 1866). C'est cette volupté que sont parvenus à reproduire avec tant d'audace Tintoret et ses confrères virtuoses.
Dehors !
La vie du Tintoret, maître de la lumière, commence dans le brouillard puisqu'on hésite encore sur sa date de naissance : 1512, comme l'a soutenu un biographe du XVIIe siècle, ou plus certainement 1519, selon l'indication donnée sur le registre où fut noté son décès ? Faute de certitude, suivons la tradition qui lui attribue le 29 septembre 1518 pour date de naissance. Ce dont on est sûr, par contre, c'est le métier de son père, Battista Robusti : teinturier, tintore en italien, qui valut à son Jacopo de fils le surnom de Tintoretto, « le petit teinturier ».
Originaire de Lucques, ville toscane célèbre alors pour sa maîtrise des textiles, sa famille était désormais installée à Venise où elle occupait une position assez élevée parmi les artisans et commerçants, ce qui lui permettait de fréquenter les cittadini, l'élite intellectuelle. Ce n'est donc pas un hasard si notre jeune Jacopo, après avoir fait ses preuves à travers maints gribouillis sur les murs de l'atelier paternel, est envoyé à 12 ans chez le grand Titien.
Âgé alors de plus de 40 ans, cet artiste était déjà reconnu comme un des maîtres de la lagune au point d'avoir été surnommé l'« Apelle de Venise » en hommage au célèbre Grec, père de la peinture occidentale. Comment se faire remarquer, au milieu des apprentis ? Par le talent ! On raconte ainsi que, rentrant de voyage, le Titien découvrit quelques feuillets du Tintoret et aussitôt... le renvoya ! Dehors !
Le jeune garçon s'était-il montré trop amateur d'art florentin et avait-il copié les œuvres de « l'ennemi » Michel-Ange ? Avait-il déjà osé montrer une confiance en soi trop dangereuse pour son aîné ? Toujours est-il que ce jour-là, une rivalité sans merci naquit entre les deux hommes, incitant chaque jour Le Tintoret à pousser plus loin son talent pour chercher la reconnaissance du sévère maître.
Peintre en bâtiment
Qu'à cela ne tienne, si on ne veut pas de lui, il sera son propre maître ! Il se lance dans le dessin qui est selon lui la base de la peinture. Riche d'une solide culture, puisque son ami Calmo dira qu'il a une « tête bien pleine » et passe son temps à « l'édification de [son] esprit », il lui suffit de traverser quelques canaux pour trouver des modèles sur les murs des églises et palais de la Sérénissime.
Il n'hésite pas non plus à aller se perfectionner auprès de peintres reconnus comme Bonifacio de Pitati ou Andrea Schiavone, tous deux intéressés par le maniérisme à la façon de Parmesan, mais aussi aux côtés de plus obscures artistes travaillant sur les meubles peints comme les coffres de mariage.
À vingt ans, pourvu du titre de « maître peintre », il exerce son activité dans le quartier San Polo, du côté du Grand Canal, où bat le cœur du commerce vénitien. C’est à cette époque que pour attirer les clients et rendre hommage à ses maîtres, il inscrit non sans quelque arrogance sur un mur de son atelier : « le dessin de Michel-Ange et la couleur de Titien ».
Sa production se compose alors essentiellement d’œuvres religieuses mais, lorsqu'en 1541, il a vent de la construction d'un palais, il se précipite pour offrir ses services et réaliser fresques historiques et cavalcades pour en orner la façade.
Par ce coup d'audace, sa carrière est lancée ! Pisani, riche banquier et parent du doge, entend parler de lui et lui commande des peintures sur bois pour décorer le plafond à caissons de son palais.
Après avoir minutieusement observé les fresques de Jules Romain du palais du Te, à Mantoue, notre Tintoret se lance dans la réalisation de représentations des Métamorphoses d'Ovide. Les histoires de Jupiter et Sémélé ou encore de Deucalion et Pyrrha sont pour lui l'occasion de jouer de la perspective dans des contre-plongées audacieuses qui vont jusqu'à masquer le visage des personnages.
L'année 1547 est celle du retour au chevalet même s’il n’abandonne pas pour autant le grand format. L’audacieux veut s'emparer du marché des Cènes, un thème prisé par les confréries du Saint-Sacrement qui se multiplient alors. Composées de douze hommes, leurs assemblées aiment en effet se retrouver dans la représentation du dernier repas du Christ. En s’emparant de la commande, Le Tintoret se fait de nouveaux clients mais aussi de nouveaux ennemis...
En 1547, Andrea Calmo, grand comédien et ami d'enfance du Tintoret, lui envoie une étrange missive, qui est aussi un portrait précieux du peintre lorsqu'il avait une vingtaine d'années, au moment même où il peignait son Autoportrait.
« Au favori de la nature, mixture d'Esculape et fils adoptif d'Apelle, Messire Jacopo Tintoretto, peintre.
Tel un grain de poivre qui recouvre, assomme et vaut l'arôme de dix bottes de pavots, c'est ainsi que vous êtes, vous qui êtes du même sang que les Muses. Bien que né depuis peu, vous êtes pourvu de beaucoup d'esprit et d'intelligence ; votre barbe est peu fournie mais votre tête est bien pleine ; votre corps est petit mais votre coeur est grand, bien que jeune en âge vous êtes mûr en sagesse ; et dans le peu de temps où vous avez été apprenti, vous avez appris davantage que cent qui sont nés maîtres. [...] Parmi ceux qui chevauchent le Pégase de l'art moderne, il n'en est pas de plus habile que vous dans la représentation des gestes, attitudes, poses majestueuses, raccourcis, profils, ombres, lointains, perspectives. On peut bien dire, en somme, que si vous aviez autant de mains que de qualités de coeur et d'esprit, il n'y aurait pas de chose que vous ne puissiez faire, aussi difficile fut-elle. Vous m'êtes bien cher, oh mon frère, je le jure par le sang des moustiques, car vous êtes ennemi de la paresse : vous passez votre vie partagé entre l'accroissement de votre gloire, la restauration de vos forces physiques et l'édification de votre esprit. Cela s'appelle travailler pour en tirer bénéfice et gloire, manger pour vivre et ne pas dépérir, et faire de la musique et chanter pour ne pas devenir fou comme certains qui s'adonnent tant à leur art qu'ils en perdent d'un coup la raison et leur tête […] » (lettre citée dans Roland Krischel, Le Tintoret).
Le scandaleux
Le « petit teinturier » ne va pas s'arrêter sur une si belle lancée : l'année suivante il parvient à s'imposer dans la lutte qui sévit entre les artistes pour décorer les murs de la Scuola Grande di San Marco, sorte de confrérie laïque dédiée aux bonnes oeuvres. A-t-il profité de ses liens avec son futur beau-père, membre de la Scuola ?
Le résultat est dévoilé en 1548, et crée un scandale monstre : son Miracle de saint Marc ou Miracle de l'esclave nous montre un saint descendant des airs dans une position plus qu'inhabituelle, raccourci osé certainement inspiré de Michel-Ange mais qui, associé au traitement des couleurs et de la lumière, lui attire les foudres des conservateurs et la reconnaissance des audacieux.
« Il n'est pas d'homme assez aveugle pour ne pas être stupéfait par le relief que vous avez su donner à la figure qui gît à terre, offerte aux cruautés du martyr. Ses couleurs sont la chair même, ses traits sont parfaitement dessinés, son corps est vivant » lui écrira Pierre l'Arétin, admiratif. Mais qu'importe les louanges des amis face aux critiques ?
Vexé, Le Tintoret rentre chez lui, son tableau sous le bras, et se lance dans une nouvelle toile. Ce sera Le Lavement des pieds, où il prend à son compte les dernières découvertes en matière de perspective tout en se plaisant à multiplier les personnages, comme dans son Saint Roch guérissant les pestiférés, de 6 mètres de long, pour la scuola di San Rocco.
La présence de ces figures lui permet de créer de véritables petites scènes dans lesquelles il s'attache à représenter toutes les couches de la société, malades et mendiants y compris. Belles coiffures et bijoux précieux ne sont pas oubliés et peuvent être détaillés dans l'étonnante Présentation de la Vierge au Temple qui parvient, dans une disposition originale, à montrer toute la délicatesse de la petite fille.
À la même époque Le Tintoret, marié en 1550 avec Faustina Episcopi, est lui-même devenu père. Il aura 6 enfants dont sa chère Marietta qui suivra ses traces et sera considérée comme l'une des toutes premières femmes peintres.
De passage à Venise, Théophile Gautier ne manque pas de s'attarder devant Le Miracle de saint Marc...
« Tintoret est le roi des violents. Il a une fougue de composition, une furie de brosse, une audace de raccourcis incroyables, et le Saint-Marc peut passer pour une de ses toiles les plus hardies et les plus féroces.
Ce tableau a pour sujet le saint patron de Venise venant à l'aide d'un pauvre esclave qu'un maître barbare faisait tourmenter et géhenner à cause de l'obstinée dévotion que ce pauvre diable avait à ce saint.
L'esclave est étendu à terre sur une croix entourée de bourreaux affairés, qui font de vains efforts pour l'attacher au bois infâme. Les clous rebroussent, les maillets se rompent, les haches volent en éclats ; plus miséricordieux que les hommes, les instruments de supplice s'émoussent aux mains des tortionnaires.
Les curieux se regardent et chuchotent étonnés, le juge se penche du haut du tribunal pour voir pourquoi l'on n'exécute pas ses ordres, tandis que saint Marc, dans un des raccourcis les plus violemment strapassés que la peinture ait jamais risqués, pique une tête du ciel et fait un plongeon sur la terre, sans nuages, sans ailes, sans chérubins, sans aucun des moyens aérostatiques employés ordinairement dans les tableaux de sainteté, et vient délivrer celui qui a eu foi en lui. Cette figure vigoureuse, athlétiquement musclée, de proportion colossale, fendant l'air comme le rocher lancé par une catapulte, produit l'effet le plus singulier.
Le dessin a une telle puissance de jet, que le saint massif se soutient à l'œil et ne tombe pas ; c'est un vrai tour de force. Ajoutez à cela que la peinture est si montée de ton, si brusque dans ses oppositions de noir et de clair, si vigoureuse dans ses localités, si âpre et turbulente de touche, que les Caravage et les Espagnols les plus farouches, mis à côté, sembleraient de l'eau de rose, et vous aurez une idée de ce tableau qui, malgré ses barbaries, conserve toujours, par ses accessoires, cet aspect architectural, abondant et somptueux, particulier à l'école vénitienne. » (Théophile Gautier, Italia, 1855)
Querelles d'egos virtuoses
Cette vie de famille heureuse lui permet d'oublier un peu l'âpreté des rivalités qui déchirent le monde de la peinture à Venise. Titien s'acharne-t-il à lui couper l'herbe sous le pied ? Il casse les prix pour lui voler les commandes ! Qu'importe l'argent, ce qui compte, c'est la gloire... même s'il continue de signer fort modestement « Tinctorectus », soit « l'honnête teinturier ».
Il arrache ainsi en 1562 le chantier titanesque de l'église de la Madonna dell'Orto pour un tarif ridicule qui couvre à peine ses frais de matériel. Au fil des mois, les murs se couvrent de fresques et de toiles gigantesques s'intégrant parfaitement à l'architecture grâce à des trompe-l’œil.
On y découvre des scènes bibliques aux personnages enchevêtrés dans un déploiement d'énergie impressionnante, impossible à embrasser d'un seul coup d'œil.
Son Jugement dernier est un déchaînement de violence et de désespoir qui rend hommage à Michel-Ange tout marquant ses distances avec l'auteur du célèbre David : l'Humanité est en effet ici non pas victime des flammes mais noyée dans les flots de la fin du monde, comme pour rappeler l’angoisse partagée par tous les Vénitiens.
En 1562, il s'attèle à un grand triptyque sur les miracles de saint Marc, œuvres que l’on ne peut plus admirer dans leur intégralité puisque le XIXe siècle les jugea trop grandes et les réduisit à grand coups de ciseaux.
Capable d'exécuter ses peintures très rapidement, ce qui lui valut auprès des grincheux la réputation de bâcler son travail, Le Tintoret trouve le temps de surveiller chantiers et commandes qui couvrent la ville de Venise de splendeurs. Justement, en 1564, il repère un concours pour décorer la salle de réunion de la Scuola Grande di San Rocco.
Titien, qui appartient à la confrérie, est sur les rangs, aux côtés des grands maniéristes comme Véronèse. Quelle ne fut pas la surprise lorsque l'on découvrit, avant toute décision, que Le Tintoret avait déjà commencé à peindre le plafond ! Il est vrai qu'il avait averti qu'il ne voulait pas être payé, ce qui lui ouvrit bien des portes.
Il créa par la suite pour la congrégation plusieurs grandes toiles dont un de ses chefs-d’œuvre, une tumultueuse Crucifixion de 12 mètres de long dans laquelle le Christ semble flotter au-dessus des fidèles. En 23 ans de travail acharné, la Scuola di San Rocco devient « la Sixtine de Tintoret » et permet à Venise d’enfin trouver son Michel-Ange, tout en démesure.
Mais quels efforts pour en arriver là ! Espionnage, comparaisons, confrontations... toute la carrière de l'artiste fut une compétition avec les deux autres membres du triumvirat fabuleux qui fit la grandeur de l'art vénitien : Titien et Véronèse.
Cette guerre des génies fut surtout une source d'émulation fantastique, obligeant chacun à se remettre sans cesse en question. À ce jeu, Le Tintoret fut sûrement le plus audacieux !
Comme son frère, musicien de cour pour la grande famille des Gonzague, Le Tintoret aimait et pratiquait la musique, en particulier la lyre, et dit-on, inventait même des instruments étranges. Il aurait donc certainement apprécié de se voir représenté au milieu de 132 personnages, au premier plan du tableau de Véronèse, Les Noces de Cana (1562-1563), un violon à la main. À ses côtés se trouveraient trois autres peintres : à l'arrière Bassano, soufflant dans un cornet ; à droite Titien vêtu de rouge et jouant de la viole de gambe ; devant, en blanc, Véronèse lui-même, avec une viole de bras. À la tête de ce petit monde, certains ont même cru reconnaître l'Arétin. Ces identifications, trouvailles de spécialistes du XVIIIe siècle, restent incertaines, mais présentent une belle métaphore de la création, même si l'harmonie sous-entendue entre les artistes correspondait peu à la réalité !
Du Paradis à la mort
Le Tintoret ne va pas s'arrêter en si bon chemin : sachant que Titien est devenu peintre de l'empereur Charles Quint, il lui faut absolument trouver à son tour la protection d'un souverain ! Cela tombe bien, Henri III de France est annoncé pour une descente de la lagune sur le Bucentaure du doge. Pas d'invitation ? Qu'importe, l'artiste se glisse sur l'embarcation et réussit à se faire remarquer par le trésorier du roi et commander un portrait, malheureusement perdu.
La mort du Titien, victime de la grande peste de 1575 qui emporta un quart de la population de Venise, le laisse presque seul en scène mais orphelin, conscient qu'il vient de perdre son seul maître. De cette époque date son célèbre autoportrait « à la barbe blanche » où il semble prendre le spectateur à témoin de son triomphe, à moins que cela ne soit de son désenchantement.
Mais le vieux combattant ne se laisse pas abattre : deux années plus tard il tente d'obtenir le grand chantier de la salle du Conseil du palais des Doges, qui vient de partir en fumée avec quelques-unes de ses toiles. Cette fois, il n’est pas assez convaincant et doit laisser place à Véronèse qui meurt avant d’avoir achever la commande d‘un gigantesque Paradis.
Tintoret reprend la main mais, trop âgé, préfère laisser les pinceaux à son fils et son atelier. Ceux-ci, malgré tous leurs efforts, ne parviendront jamais à rendre la beauté et la finesse de l’esquisse du maître.
Pour Le Tintoret, les dernières années sont placées sous le signe du deuil avec la mort en couches de sa bien-aimée fille Marietta en 1590, drame qui lui causa un tel chagrin qu'il devint une source d'inspiration pour les artistes du XIXe siècle qui en firent le symbole de l’amour paternel.
Il disparaît à son tour quatre ans plus tard en 1594 et repose aujourd'hui dans la crypte de la Madonna dell'Orto, sous son Jugement dernier. Son œuvre immense, par la taille et l'importance, aura marqué son temps et durablement inspiré ses successeurs qui y discerneront ce qui fera, quelques années plus tard, l'originalité du mouvement baroque, tout en mouvement.
Les plus grands tenteront de percer ses mystères comme Le Caravage et Rembrandt qui étudieront ses clairs-obscurs, Le Greco, adepte de son goût pour la dramatisation, ou encore Rubens et Delacroix qui chercheront à retrouver le dynamisme de ses scènes.
De bruit et de fureur
Formé en pleine Renaissance italienne, Le Tintoret n'eut de cesse de remettre en cause et faire évoluer les principes de l’art de cette époque. Se fondre dans le moule, très peu pour lui !
Si son acolyte Véronèse fait la fête à la couleur pour peindre l'âge d'or paisible que connaît alors la Sérénissime, le « petit teinturier » préfère mettre en avant toute la palette des sentiments humains en jouant sur les contrastes de lumière. La vie peut aussi être obscure, il veut le rappeler !
Le Tintoret ne veut pas seulement montrer et instruire, faire plaisir et rassurer ; il cherche à ébranler, créer le malaise. Et pour cela, il imagine des scènes de foule où les corps s'agitent en tous sens, en déséquilibre, presque en apesanteur. Chez les 500 personnages du Paradis, les gestes emphatiques remplacent l'expressivité des visages, souvent cachés par des effets de raccourcis ou par le tourbillon qui emporte saints ou anonymes.
Comme tout bon maniériste, l'artiste multiplie les plans, tord et déforme les êtres, joue sur le contraste des tons au risque de perdre en cohérence. L'agitation semble le maître-mot, comme si la manière de faire se reflétait dans l'œuvre. Contrairement à ses concurrents comme Titien, Le Tintoret aime en effet travailler rapidement, presque dans l'urgence, n'hésitant pas parfois à laisser quelques figures comme inachevées.
À une époque où l'on aime encore la précision et le soigné des détails, cette impression de « non finito » passe mal. Pour le peintre, il faut avant tout mettre le spectateur en difficulté : face à la toile ou la fresque, il ne doit plus être passif mais devenir un véritable acteur de ce petit théâtre qui se joue sous ses yeux.
Le metteur en scène ne laisse rien au hasard : « Il façonnait de petites figurines de cire ou d'argile […], parfois aussi il les disposait dans de petites maisons ou dans des décors en perspective, faits de bois et de carton, et accrochait aux fenêtres des lumignons en vue d'examiner les effets d'ombres et de lumières » (Carlo Ridolfi, Vie de Giacopo Robusti, 1642).
Le Tintoret raconte une histoire, reproduisant ainsi les différentes étapes successives de la même scène, comme dans une bande dessinée. Mais l'artiste n'est pas que bruit et fureur puisqu'il s'accorde de temps en temps de travailler à des toiles plus légères avec quelques portraits, suivant en cela les traces du Titien.
Il produit aussi des nus mythologiques, voire des œuvres plus osées, comme ce Mars et Vénus surpris par Vulcain, tout en sous-entendus. En cherchant bien, vous trouverez le reflet de l'amant délogé... Aucune limite pour Le Tintoret !
Giorgio Vasari, biographe des peintres de la Renaissance, l'a bien compris : « Agréable dans tout ce qu'il fait, il est dans son art le cerveau le plus original, le plus capricieux, le plus prompt et le plus résolu, en un mot, l'esprit le plus démesuré qu'ait jamais connu la peinture » (Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1550-1568).
Bibliographie
Roland Krischel, Le Tintoret, éd. Könemann (Les maîtres de l'Art italien), 2000,
Tintoret, l'enfant terrible de Venise, hors-série du Figaro, 2018,
Tintoret, naissance d'un génie, catalogue de l'exposition au musée du Louvre, 2018,
Titien, Tintoret, Véronèse... Rivalités à Venise, catalogue d'exposition au musée du Louvre, éd. Hazan, 2009.
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