Le jeu d’échecs est-il né parmi les soldats grecs désœuvrés qui assiégeaient Troie ? La légende a persisté longtemps avant de céder devant des éléments plus réalistes. L’Inde du Ve siècle serait le vrai berceau du « jeu des rois » qui se répand en Europe au Moyen Âge. Ce divertissement oriental va s’adapter aux sociétés médiévales qui vont voir dans ses règles et ses personnages un reflet de leurs valeurs.
Revivons le cheminement étonnant de cet échiquier dont les tribulations reflètent aussi les mutations du monde...
Au pied des murailles de Troie ?
On imagine fréquemment que la création du jeu d’échecs remonte à des temps immémoriaux. Jusqu’au XIXe siècle, on a ainsi attribué son invention au Grec Palamède, compagnon d’Ulysse.
Pausanias le Périégète (IIe siècle de notre ère) prétend que Palamède aurait créé ce jeu au cours de la guerre de Troie pour tromper l’ennui des soldats grecs désœuvrés. Il présente en outre Palamède comme l’inventeur de l’alphabet, des jeux de dés et des signaux de feu servant à transmettre les messages.
Cette légende fut tenace. Elle courut pendant tout le Moyen Âge. À telle enseigne qu’on trouve dans la geste arthurienne, la trace d’un Palamède, chevalier « échiqueté ». Rival malheureux de Tristan, Palamède apparaît sous les traits d’un Sarrasin, fils du sultan de Babylone. Converti au christianisme, il rejoint la cour du roi Arthur et y apporte le jeu d’échecs, symbole de la sagesse de l’Orient lointain.
La première revue mondiale de jeu d’échecs, créée en 1836 par le champion français La Bourdonnais, porte encore le nom de Palamède en hommage au créateur légendaire du jeu.
D’autres ont vu dans une représentation égyptienne la preuve tangible d’une pratique du jeu d’échecs dans l’Égypte antique. Mais en réalité, la reine Néfertari jouait plutôt au senet, un jeu de pions davantage lié aux arts divinatoires qu’à un jeu de réflexion.
Dernière hypothèse, le jeu romain des latroncules. Dans ce jeu inventé au IIIe siècle avant J.-C., chaque camp dispose de 8 pions et de 8 pièces qui s’affrontent sur 64 cases. Pièces dont les déplacements ne sont pas sans rappeler les déplacements du jeu d’échecs. Et pourtant, rien n’atteste que les latroncules (Ludus Latronculorum) seraient l’ancêtre du jeu d’échecs.
Le jeu d’échecs naît en Orient
Au XIXe siècle, faute de preuves tangibles, on a progressivement abandonné ces plaisantes hypothèses. Une nouvelle théorie semblait même devoir mettre un terme définitif à ces recherches. Selon les auteurs anglais de l’époque, le jeu d’échecs serait en effet né en Inde au Ve siècle.
L’Inde était alors un chapelet de petits royaumes perpétuellement en guerre. C’est dans cette mosaïque d’États vindicatifs que serait né un jeu à l’image de ce pouvoir éclaté, le chaturanga.
Ce jeu de chaturanga, littéralement jeu des « Quatre Rois » met en scène l’affrontement entre quatre armées, chacune symétriquement disposée dans un coin d’un échiquier. On n’y trouvait ni Fou, ni Dame, mais des ministres, des chars et des éléphants. Chacun jouait pour soi-même sur ce plateau de 64 cases où un lancer de dés désignait à chaque tour l’une des six pièces à jouer. Le chaturanga était alors adoubé comme véritable ancêtre des échecs.
Une aura légendaire entoure sa création. On raconte qu’un brahmane, répondant au nom de Sissa, aurait eu l’idée du chaturanga pour distraire son souverain et lui rappeler son devoir d’humilité envers son peuple. Ce dernier, conquis par l’ingéniosité de la découverte, voulut en récompenser l’inventeur.
Sissa refusa tous les présents et fit une bien modeste requête au souverain. Il ne lui demanda pas plus qu’un grain de blé sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, huit sur la quatrième et ainsi de suite jusqu’à la soixante-quatrième case de l’échiquier. Surpris et amusé, le monarque accorda à Sissa cette juste récompense.
Il déchanta cependant rapidement. On calcula ce qu’il fallait donner au brahmane : 18 quintillions de grains, soit 1 200 fois la production annuelle mondiale actuelle ! Ainsi serait né le jeu d’échecs, ce jeu qui met en exergue les vertus du calcul et des mathématiques et offre des possibilités quasi inépuisables.
Cependant, la théorie d’une naissance du jeu d’échecs en Inde a progressivement été fragilisée. L’indianiste allemand Albrecht Weber et l’historien néerlandais Anton van der Linde émirent les premiers des doutes sur l’ancienneté du jeu. En 1913, Harold Murray remit en cause dans sa somme History of chess la théorie selon laquelle le chaturanga aurait été l’ancêtre du jeu d’échecs.
Si l’existence du jeu à quatre est bien attestée, il est possible que le jeu d’échecs ait été un jeu à deux joueurs, né en Inde ou ailleurs et dont la version à 4 n’aurait été qu’une variante indienne locale. Où serait alors né le jeu d’échecs ?
Trois hypothèses s’affrontent ou se complètent : en Inde du Nord ; en Chine, où des textes du IIIe siècle avant J.-C. mentionnent le xiangqi, nom que les Chinois donneront ultérieurement aux échecs ; dans les pays traversés par l’antique Route de la soie, tous à l’époque de culture et de langue iranienne. La trace archéologique la plus ancienne et la plus tangible donne raison à cette dernière hypothèse.
En effet, les plus anciennes pièces d’échecs connues sont les sept pièces qui ont été trouvées en 1977 à Afrassiab près de Samarkand en Ouzbékistan. Il s’agit de petites figurines en ivoire, hautes de 3 à 4 cm datant environ du VIIe siècle.
Une diffusion rapide dans le bassin méditerranéen
Le jeu se diffusa rapidement dans le monde perse. Cet empire s’étendait au VIIème siècle sur l’Iran actuel, la majeure partie de l’Asie centrale et l’Afghanistan.
D’après le Chatrang-namak (« L’invention des échecs »), un court poème perse rédigé vers 640, un monarque d’Inde du Nord voulut se concilier les grâces de son puissant voisin perse Chosroès (ou Khosro Ier Anushirwan). Selon ce récit, Divsaram envoya donc son vizir Takhritus à la rencontre du shah de Perse. Il lui offrit 90 éléphants, 1 200 chameaux chargés d’or et de joyaux, ainsi qu’un jeu de chatrang, une variante locale du chaturanga.
Ce dernier cadeau était assorti du défi suivant : si les Perses ne parvenaient pas à percer les secrets du jeu, ils devraient payer tribut à Divsaram. Au bout de trois jours, les Perses, pourtant férus de logique et de mathématiques, n’avaient toujours pas découvert les secrets du jeu.
Au quatrième et dernier jour, le sage Vazorgmitro sortit de sa réserve et affirma avoir compris la mécanique des déplacements. Il battit le vizir indien à trois reprises au chatrang. En retour, les Perses envoyèrent le nard, un ancêtre du backgammon, dont les Indiens se révélèrent en revanche incapables de percer le secret. Si bien que c’est eux qui finirent par payer tribut à leur voisin.
Cette légende nous apprend deux choses : le jeu que présente Takhritus aux Perses se joue à deux et le récit ne fait aucune mention de dés qu’on utilisait pourtant jusque-là. Cette suppression du caractère aléatoire du jeu d’échecs et de la religiosité qui l’entourait – les dés étaient alors l’expression de la fatalité divine – ne fut pas sans conséquence pour ses développements futurs et illustre peut-être l’influence du Bouddhisme en Inde ou du Mazdéisme en Perse. Quoi qu’il en soit, ce jeu pouvait désormais conquérir le monde.
En fait de conquête, ce sont les Arabo-musulmans qui envahissent la Perse. En 638, les Arabes, conduits par le calife Omar, vainquent les Perses à Jalula. Parmi les trésors de guerre, ils trouvent le chatrang, rebaptisé shatranj.
Ce jeu, subtil mélange de logique, de réflexion et de stratégie, est rapidement adopté par cette civilisation dont les grandes cités rivalisent de raffinement. Au premier chef Bagdad, où la dynastie abbasside tient une cour brillante du VIIIe au XIIIe siècle.
Les Arabes traduisent les œuvres de la Grèce ancienne, de la Perse et d’Inde. De véritables mécènes comme Harun ar-Rashid protègent les premiers joueurs d’échecs connus, qui furent aussi les premiers théoriciens du noble jeu.
« 4ème nuit. Histoire du roi Omar al-Némân »
Alors la jeune femme se leva et vint prendre Scharkân par la main et le fit s’asseoir à ses côtés et lui dit : « Prince Scharkân, sans doute joues-tu aux échecs. » Il dit : « Certes, ô ma maîtresse, mais, de grâce ! ne sois point comme celle dont se plaint le poète : Je parle en vain ! Broyé par l’amour, que ne puis-je à sa bouche heureuse me désaltérer et, d’une gorgée à ses lèvres bue, respirer la vie ! Ce n’est point qu’elle me néglige ou ne soit point pour moi pleine d’attentions ; ce n’est point qu’elle diffère de faire porter le jeu d’échecs pour me distraire. Mais est-ce là la distraction ou le jeu dont a soif mon âme ? Et d’ailleurs, pourrais-je lui tenir tête, moi qui suis fasciné par le jeu en coulisse de ses yeux, les regards de ses yeux qui pénètrent mon foie ! »
Mais la jeune femme, souriante, approcha les échecs et commença le jeu. Et Scharkân, chaque fois que c’était son tour, au lieu de faire attention à son jeu, la regardait au visage, et il jouait tout de travers, mettant le cheval à la place de l’éléphant et l’éléphant à la place du cheval. Alors elle se mit à rire et lui dit : « Par le Messie ! Que ton jeu est savant ! » Il répondit : « Oh ! Mais c’est la première partie. D’ordinaire ça ne compte pas ! » Et l’on rangea le jeu de nouveau. Mais elle le vainquit une seconde fois, et une troisième, quatrième, et cinquième fois. Puis elle lui dit : « Voici qu’en toutes choses tu es vaincu ! » Il répondit : « Ô ma souveraine, il sied d’être le vaincu d’une partenaire telle que toi ! »
Les Mille et Une Nuits, traduction de Joseph-Charles Mardrus, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990.
Les joueurs arabes sont les premiers à formaliser les règles du jeu et à consigner leurs connaissances : ils écrivent les tout premiers ouvrages qui nous sont parvenus, les mansubas, des traités consacrés aux fins de parties et qui formalisent les règles du jeu. Islam oblige, les pièces sont stylisées en raison de l’interdiction de représenter des êtres animés. Les pièces sont le roi, (Shah), le vizir (ou Firzan), l’éléphant, le cheval, la tour (Roukh), le soldat.
Al-Adli, ar-Razi, mais surtout as-Suli, contribuent au début du IXe siècle à bâtir un vaste édifice théorique. Al-Adli (800-870) écrit Le livre des échecs (Kitab ash-shatranj) tandis que son grand rival, un Perse du nom d’ar-Razi, rédige un traité intitulé De l’élégance aux échecs (Al-luft fy ash-shatranj).
Toutefois, on considère que le premier grand champion est as-Suli (854-946). Il domine la discipline de la fin du IXe au début du Xe siècle. Il transmet son savoir à al-Lajlaj qui écrit le premier livre entièrement consacré aux problèmes, Kitab mansubat ash-shatranj.
Les problèmes d’échecs sont alors considérés comme un véritable art en soi. À telle enseigne que certains problèmes portent des noms ou sont accompagnés d’un court récit dans le goût des contes orientaux.
Le plus célèbre raconte l’histoire de Dilaram, la favorite d’un jeune noble épris de shatranj. Il est tellement passionné par le jeu qu’il joue un jour une partie dont la belle Dilaram est l’enjeu. Mal lui en prend. La partie tourne à son désavantage au point que la défaite semble rapidement inéluctable.
Dilaram, qui observe la partie, donne un précieux indice à son prince. Elle lui lance : « Sacrifie tes deux Tours mais pas moi ! » C’est le début d’une très jolie combinaison qui permet au jeune homme de remporter la partie et de conserver Dilaram à ses côtés.
Ces études brillantes se diffusent au gré des invasions. Le jeu d’échecs arrive bientôt en Europe par plusieurs canaux. D’abord en Espagne, au début du VIIIe siècle, où le royaume des Omeyades accueille le jeu d’échecs dans ses universités.
On pense qu’il fut aussi introduit au sud de l’Italie et dans l’Empire byzantin par les commerçants arabes, en Europe occidentale par les Normands, en Europe de l’Est et en Russie au rythme des incursions varègues le long du Dniepr et par capillarité avec le monde byzantin.
Paradoxalement, la diffusion du jeu d’échecs en Europe marque l’apogée et le déclin du shatranj. En quelques dizaines d’années, les Européens adoptent et adaptent ce jeu à une société médiévale en pleine transformation...
Bibliographie
Jérôme Maufras, Gérard Vaysse, Apprendre avec le jeu d'échecs de l'école au collège, éd. Olibris, 2013.
Jérôme Maufras, Le Jeu d'échecs, Collection Que Sais-je ?, 2005.
Le cyclisme
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