Pauvre Maurice Ravel ! Voilà un créateur qui s'est fait dévorer par son oeuvre, au point que son nom n'apparaisse que rarement sans qu'un « boléro » ne lui soit attaché.
Pourtant, on ne peut réduire ce pianiste et compositeur à quelques notes répétitives et envoûtantes, tant ce « frayeur de voies » a œuvré pour renouveler l'écriture de la musique dans la France du début du XXe siècle. Ce personnage énigmatique, dandy à la fois plein d'audace et d'une grande réserve, mérite bien qu'on s'attarde sur son parcours original, trop tôt interrompu par la maladie.
À l'avant-garde
Le mariage du feu et de la glace... Maurice Ravel, né le 7 mars 1875 à Ciboure, près de Saint-Jean-de-Luz, est le fils d'une Basque espagnole et d'un Savoyard plein d'idées, puisque cet ingénieur est l'inventeur entre autres d'un « générateur à vapeur chauffé par huiles minérales ». Rien de bien passionnant pour son fils qui préfère se consacrer au piano qu'il a découvert à six ans après que la famille a rejoint Montmartre.
Le futur musicien n'aura vécu que les premiers mois de sa vie à Cibourre, dans la maison Estebania qui l'a vu naître, sur le quai de la Nivelle. Le quai porte aujourd'hui son nom et sa maison natale a été transformée en musée.
Maurice Ravel ne reviendra au Pays basque pour de courts séjours qu'après ses vingt-cinq ans. Mais peut-être son ascendance explique-t-elle l'influence de l'Espagne sur son univers musical : Habanera, Pavane pour une infante défunte, Rapsodie espagnole, Boléro, Don Quichotte à Dulcinée.
À Paris, très vite, Maurice se fait remarquer pour son habileté au clavier mais il préfère se tourner vers la composition. Quel plaisir pour lui d'enfreindre les règles et faire enrager ses professeurs !
Il faut dire qu'il vit dans une ambiance où la rébellion est de mise puisqu'il fréquente un groupe de musiciens et mélomanes du nom d'« Apaches », qui réunit le poète Léon-Paul Fargue, les compositeurs Désiré-Emile Inghelbrecht, Albert Roussel, Igor Stravinsky ou encore Maurice Delage. Il fréquente aussi Érik Satie, future figure de proue de l'avant-garde musicale, avec lequel il peut évoquer ses lectures du scandaleux Charles Baudelaire.
À 20 ans, ce jeune homme « volontiers narquois, raisonneur et quelque peu distant » (Alfred Cortot) qui n'a jamais appris la théorie du solfège mais qui s'est nourri des harmonies orientales découvertes lors de l'Exposition universelle de 1889, publie ses premières œuvres, dont la Habarena pour deux pianos. C'est la reconnaissance !
Personne n'en veut !
L'avenir s'annonce radieux pour le compositeur en herbe. Mais tout le monde n'est pas d'accord.
En 1899, ce sont les sifflets qui accueillent l'ouverture de son opéra Shéhérazade (inachevé), puis pendant quatre années de suite sa candidature pour le prix de Rome est rejetée pour cause de divergence de points de vue : « Monsieur Ravel peut bien nous considérer comme des pompiers : il ne nous prendra pas pour des imbéciles, » explique un membre de l'auguste Institut.
En 1907, c'est au tour des mélodies d'Histoires naturelles d'après Jules Renard d'être qualifiées par les journalistes de musique de « café-concert avec des neuvièmes ».
Ravel ne se décourage pas et signe tour à tour en 1908 Rhapsodie espagnole et Gaspard de la Nuit, puis en 1912 Daphnis et Chloé commandé par Serge de Diaghilev pour ses Ballets russes. Trois ans de travail !
Cette fois-ci, le public tombe sous le charme et fait un triomphe au ballet et à sa musique qui a l'honneur d'entrer au répertoire de l'Opéra. C'est une belle revanche pour cet homme finalement si « secrètement timide [et qui] effleurait toutes les choses de son regard d'écureuil » (Colette) qu'on ne lui connaîtra aucune liaison sentimentale.
Conducteur Ravel
Trop petit, trop chétif (48 kilos pour 1,61m)... décidément, les autorités militaires ne veulent pas de ce Ravel qui a pourtant bien l'intention de partir au front.
Finalement, l'obstination paye et le voici au volant d'un camion, direction Verdun, une situation qui n'est pas idéale pour composer : « Je suis bien loin de la musique ; je suis un poilu en peau de bique, casqué, masqué, qui se promène en auto sur des routes rébarbatives, » écrit-il en avril 1916.
Alors que ses œuvres font les beaux jours de l'Opéra, lui est cloué au lit par la dysenterie avant d'être réformé en juin 1917. Son retour à Paris se fait sous le signe de la dépression, amplifiée par le décès d'une mère adorée.
Les retrouvailles avec l'écriture sont donc difficiles même si, après la disparition de Claude Debussy, tout le monde le considère désormais comme le plus grand compositeur de son époque. À lui la Légion d'honneur ! Peine perdue : il rejette l'offre, refusant de « reconnaître à l’État ou au prince le droit de vous juger. »
Après s'être offert un pied-à-terre à Montfort-l’Amaury (aujourd'hui transformé en musée), à 30 km au sud-ouest de Paris, il enchaîne les tournées, notamment une tournée de quatre mois en Amérique du Nord en 1928.
À New York, il fréquente les clubs de jazz. Il est aussi séduit par les improvisations de George Gershwin, auteur quatre ans plus tôt de la célébrissime Rhapsody in Blue pour piano et orchestre.
Avant son départ pour les États-Unis, Maurice Ravel a reçu commande d'un « ballet de caractère espagnol » par son amie, la riche et célèbre danseuse Ida Rubinstein, égérie des Ballets Diaghilev. Elle exige qu'il lui soit livré assez vite pour être présenté à l'Opéra de Paris à l'automne 1928.
De retour à Paris, Ravel écrit enfin le 15 octobre les ultimes notes dudit Boléro. Ce sera l'une de ses dernières œuvres marquantes avec le Concerto pour main gauche (1931), imaginé pour le pianiste Paul Wittgenstein, amputé de la main droite.
« Ravel a discipliné la tornade romantique » : pour Vladimir Jankélévitch, l'un des principaux faits d'armes de Maurice Ravel est bien d'avoir enfin ouvert la musique à la modernité. Même s'il est resté fidèle à la ligne classique, le compositeur a refusé de créer des airs ayant pour vocation de traduire nos sentiments profonds. À lui la légèreté et « le plaisir délicieux d’une occupation inutile » ! Il préfère nous offrir des suites de courts motifs qui sont autant de sensations fugaces, ce qui l'associe en musique au mouvement impressionniste aux côtés de son contemporain Claude Debussy.
Cet homme discret était donc un créateur audacieux, comme le révèlent les influences variées qui traversent ces œuvres : baroque dans Le Tombeau de Couperin (1917), musiques latines dans Rapsodie espagnole (1907) ou encore jazz dans L’Enfant et les sortilèges, une fantaisie lyrique sur un livret de son amie Colette (1919-1925). L'expérimentation n'ayant pas de limites, notre « horloger suisse » (Igor Stravinski) à la méticulosité légendaire est même allé jusqu'à faire intervenir une râpe à fromage et un fouet dans L’Enfant et les sortilèges ! Ce n'est pas pour rien qu'il a été reconnu comme un maître en matière d'orchestration, c'est-à-dire d'association des notes aux instruments, quels qu'ils soient... De la même façon, il n'a pas hésité à détruire la pureté mélodique traditionnelle pour s'approcher du langage parlé en mettant en musique les discours d'une pintade dans ses Histoires naturelles. Scandale !
Tellement à dire !
À partir de cette époque, Ravel va s'enfoncer dans la maladie, peut-être à la suite d'un accident de voiture : il est d'abord atteint de troubles de l'écriture puis de la coordination qui l'empêchent de jouer et de diriger un orchestre, avant que l'aphasie le coupe peu à peu du monde qui l'entoure.
Face à l'évolution rapide du mal, on décide en 1937 de tenter une trépanation mais le compositeur tombe dans le coma et meurt une dizaine de jours plus tard, le 18 décembre, à 62 ans.
Malheureusement pour lui, Ravel est resté jusqu'au bout lucide quant à sa déchéance physique, survenue alors qu'il était au sommet de sa carrière. Aujourd'hui encore, les spécialistes s'interrogent sur la nature de ce trouble, lié à une forme d'atrophie cérébrale.
Cet artiste dont « l’apparence [était celle] d’un être qui, d’un instant à l’autre, risque de se dissoudre » (Colette) laisse une œuvre inachevée, à son grand regret : « J'ai encore tant de musique dans ma tête, je n'ai encore rien dit, j'ai encore tellement à dire ! »
Henry Baruk est un des psychiatres qui a reçu Maurice Ravel en consultation en février 1936. Voici son témoignage :
« J’ai eu à m’occuper aussi d’un très grand musicien, l’un des plus célèbres de notre siècle. Il présentait une amusie typique sans aucune trace d’aphasie ou de trouble de la personnalité.
Elle s’est déclarée alors qu’il était en train d’écrire un concerto. Brusquement sa main s’est arrêtée de tracer des notes. Celles-ci ne correspondaient plus à rien pour son esprit. Il s’est mis au piano : impossible de jouer, alors qu’il était un extraordinaire virtuose. […]
Je reçois cet auteur célèbre, assez ému en raison de l’admiration que je nourris pour lui. Je suis d’autant plus touché que ce patient se révèle comme un homme exquis, à l’esprit très fin, à la délicatesse extrême, que la maladie n’a nullement privé de ses immenses qualités humaines. […]
J’avoue n’avoir pas réussi à rendre à ce compositeur dont la gloire n’a fait que grandir depuis sa mort, le talent et même le génie qui l’habitaient » (Mémoires cité par Jérôme van Wijland pour l'Académie nationale de médecine).
Inclassable Boléro
« Mon Boléro devrait porter en exergue : enfoncez-vous bien cela dans la tête ! » C'est sans concession en effet que le compositeur parlait de cette création qui allait lui échapper pour devenir un des morceaux de musique classique les plus connus au monde. Ne dit-on pas qu'un Boléro est interprété tous les quarts d'heure, ce qui en fait l'oeuvre classique la plus jouée dans le monde ?
Ce ballet de dix-sept minutes a été composé sous pression par Maurice Ravel. Le succès est immédiat dès la première représentation, le 22 novembre 1928.
Le morceau se veut une « danse d'un mouvement très modéré et constamment uniforme, tant par la mélodie que par l'harmonie et le rythme, ce dernier marqué sans cesse par le tambour. Le seul élément de diversité y est apporté par le crescendo orchestral » (Entretien avec le compositeur Roland-Manuel, 1928).
S'appuyant sur le principe de l'ostinato, répétition mécanique d'un motif sonore, Ravel y fait apparaître 170 fois la même formule au tambour, formule à laquelle il adjoint une longue mélodie. Le thème est répété dix-sept fois jusqu'à l'obsession et monte en tension jusqu'à l'explosion finale. Simple ? Pas du tout ! L'ensemble, avec d'infimes variations, est tellement complexe qu'il est difficile à mémoriser, mais présente un bel avantage : hypnotique, on ne s'en lasse pas !
Dans Ravel (2006), le romancier Jean Echenoz s'inspire des dix dernières années de la vie du compositeur pour faire le portrait d'un homme profondément seul et mélancolique. Dans cet extrait, il évoque l'accueil du Boléro :
« Cet objet sans espoir [le Boléro] connaît un triomphe qui stupéfie tout le monde à commencer par son auteur. Il est vrai qu'à la fin d'une des premières exécutions, une vieille dame dans la salle crie au fou, mais Ravel hoche la tête : En voilà au moins une qui a compris, dit-il juste à son frère. De cette réussite, il finira par s'inquiéter. Qu'un projet si pessimiste recueille un accueil populaire, bientôt universel et pour longtemps, au point de devenir un des refrains du monde, il y a de quoi se poser des questions, mais surtout de mettre les choses au point. A ceux qui s'aventurent à lui demander ce qu'il tient pour son chef d'œuvre : C'est le Boléro, voyons, répond-il aussitôt, malheureusement il est vide de musique ».
Une fille et des garçons
Le Boléro de Ravel n'est pas une œuvre destinée à être écoutée dans son salon puisqu'elle a été pensée pour servir d'accompagnement à une chorégraphie, signée par la sœur du grand danseur Nijinski.
Le propos est tout simple : dans une taverne, une Tzigane exécute un boléro (danse espagnole du XVIIIe siècle) sur une table au milieu d'un groupe d'hommes. Mais, en 1961, le chorégraphe Maurice Béjart décide qu'une ambiance grecque serait plus à même de mettre en valeur son interprète yougoslave, Duska Sifnios, dans le rôle d'une allégorie, la Mélodie.
Ce n'est que 18 ans plus tard que lui vient l'idée géniale : « Pourquoi ne pas intervertir la fille et les garçons ? » Si les danseuses ont vite laissé place à des homologues masculins, c'est bien en 1979 un danseur qui se lance dans un long solo de 17 minutes.
Les amateurs de cinéma se souviendront de la performance de l'Argentin Jorge Donn dont la grâce androgyne illumine les dernières minutes du film de Claude Lelouch, Les Uns et les autres, en 1981. Ils pourront goûter aussi le charme et la sensibilité du très beau film que la réalisatrice Anne Fontaine a consacré au célèbre ballet et à son créateur : Bolero (2024).
Dans ce court-métrage réalisé en 1992, Patrice Leconte cherche à percer les mystères d'un batteur, interprété par Jacques Villeret, confronté à 8 minutes d'un rythme peu varié...
Bibliographie
Vladimir Jankélévitch, Ravel, éd. Seuil, 1956.
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Nordoc007 (15-03-2024 23:33:21)
Quand j'ai entendu le "Boléro" pour la première fois, cela me rappelait quelque chose qui m'échappait. Il m'a fallut beaucoup de temps pour retrouver de quoi il s'agissait : "Sur un marché Persan"... Lire la suite