Voici un souverain qui aurait pu tomber dans l'oubli. Mais tout en étant un piètre dirigeant, Ulugh Beg a su apporter la gloire à sa ville de Samarcande en dédaignant religion et guerre pour mieux s'adonner à sa passion, la quête des connaissances.
Ce féru d'astronomie était en effet un progressiste comparable aux brillantes personnalités de notre Renaissance ou de nos Lumières, à une différence près : il a vécu en plein Moyen Âge, en Asie centrale.
À travers l'évocation de son parcours tragique, c'est tout le dynamisme de la recherche scientifique hors de l'Europe à cette époque que nous redécouvrons, mais aussi combien il est difficile de lutter contre l'ignorance.
Le compas à la place du sabre
On ne choisit pas sa famille, tout le monde le sait. Mais lorsqu'on est amoureux des étoiles, c'est encore plus difficile d'assumer d'avoir comme grand-père un des conquérants les plus sanguinaires de l'Histoire ! Ulugh Beg se serait en effet bien passé de l'héritage de Tamerlan (Timur), ce conquérant insatiable qui jalonna son immense empire de pyramides de crânes.
Né le 22 mars 1394 en Iran, le jeune Muhammad Tāraghay suit d'abord la tradition familiale en devenant à 16 ans gouverneur de Samarcande. Mais il s'avère vite que la guerre n'est pas son domaine de prédilection et qu'il préfère largement passer des heures plongé dans les livres plutôt que de chevaucher en quête de quelque gloire militaire.
De ses voyages aux côtés de son grand-père, il a en effet rapporté non pas de nouveaux projets de conquête mais une fascination pour un lieu alors unique, l'observatoire de Maragha (Iran), construit au milieu du XIIIe siècle par le petit-fils d’un autre conquérant sanguinaire Gengis Khan.
À l'époque de sa splendeur, le site accueillait des savants originaires de régions allant du Maghreb à la Chine. C'est ici que, pour la première fois, furent remises en cause les théories de Ptolémée (IIe siècle) sur les déplacements des planètes, hypothèses révolutionnaires qui ne seront validées définitivement par Copernic que trois siècles plus tard. Pour le jeune prince et son précepteur, le mathématicien Qadi-Zadeh (ou Al-Kashi, connu sous le surnom de « Platon de son temps »), il est capital de poursuivre ces travaux.
Tous à Samarcande !
À la tête d'un domaine qui s'étend jusqu'en Chine, celui que l'on appelle désormais Ulugh Beg (« Grand Prince ») va employer une bonne partie de son énergie à assouvir sa soif de chiffres, laissant son père Chahrokh régler les conflits territoriaux.
Rien de plus ennuyeux pour le jeune érudit... Et pourtant, c'est bien grâce à lui que l'empire des Timourides (descendants de Timur) va acquérir sa prospérité et sa gloire !
Sous son règne, les caravansérails se multiplient tandis que Samarcande se couvre de monuments plus resplendissants les uns que les autres, comme la médersa de la place du Régistan, au fronton étoilé (1417). C'est ici qu'il aime venir lui-même enseigner, lorsqu'il ne se rend pas dans les universités qu'il a créées et où il fait venir les plus illustres savants, juristes, poètes et religieux.
Boukhara la Sainte n'est pas oubliée puisqu'il y fait sortir de terre une autre médersa (1417), sur le portail de laquelle il fait inscrire ces mots qui révèlent tout son humanisme : « La recherche de la science est le devoir de tout musulman, homme et femme ».
Mais ces réalisations ne le comblent pas, il veut plus : son propre observatoire astronomique, comme à Maragha ! En 1428 commencent donc les travaux sur une colline de la ville et très vite apparaissent des constructions aux formes étranges dont, selon un témoin, « un véritable planétarium décoré des représentations des neuf corps célestes et de leurs orbites, avec la mention des degrés, minutes et secondes de leurs épicycles, des sept planètes et des étoiles fixes, du globe terrestre, de ses climats, de ses montagnes, mers et déserts… ».
À l'intérieur de ce bâtiment rond de 48 mètres de diamètre et haut de 3 étages est érigé un immense sextant qui s'enfonce jusqu'à 11 mètres dans le sol. D'un diamètre global de 84 mètres, il était sans aucun doute le plus grand instrument de mesure jamais construit jusqu'alors.
1000 étoiles au fil des pages
Avec l'aide de ce sextant géant et de 70 scientifiques, Ulugh Beg se lance dans l'observation du passage des astres, en s'aidant bien sûr des dernières avancées de ses mathématiciens.
Il parvient ainsi à mesurer l'angle entre la trajectoire du soleil et l'équateur céleste mais aussi la durée de l'année, résultats qui diffèrent peu de ceux trouvés avec les appareils de mesure modernes puisqu'il ne se trompe que de 58 secondes (0,04%).
Mais notre scientifique ne se contente pas d'observer. Il a conscience de l’importance de rassembler et conserver ses résultats de recherches. C'est chose faite en 1437 avec l'élaboration d'un traité monumental, le Zij-i Gurgani.
Rédigé en persan, turc et arabe, il consiste en un catalogue de tables astronomiques permettant de calculer la position exacte de près de 1000 astres avec une précision qui resta inégalée pendant 200 ans. Ce recueil représente une avancée capitale pour les sciences et démontre une curiosité et un savoir-faire impressionnants lorsque l'on sait avec quels instruments ont travaillé les savants, deux siècles avant l'invention du télescope.
La victoire des ténèbres
À Samarcande cependant, tout le monde n'apprécie pas ce goût pour les sciences. Les critiques commencent à se faire moins discrètes : l'observatoire est jugé trop progressiste, et son mécène qualifié d'hérétique. N'ose-t-il pas discuter de l'existence de Dieu avec ses étudiants ?
Comment les fondamentalistes auraient-ils pu accepter cette sentence, inscrite sur le fronton de son observatoire : « Les religions se dissipent, telle la brume du matin. Les royaumes s'effondrent, telle la dune sous le vent. Seule la science s'inscrit dans le marbre de l'éternité » ?
Lorsqu'à la mort de son père, il devient roi de la Transoxiane formée par l’Ouzbékistan et le sud-ouest du Kazakhstan (1447), Ulugh Beg le pacifique ne peut préserver son œuvre et son trône face aux attaques des conservateurs. C'est de sa propre famille que vient le coup de grâce puisque le fanatique religieux qu'est devenu son fils Abdulatif aide les envahisseurs turcs, les Ouzbeks, à s'emparer de la riche Samarcande. Sur son ordre, le « Grand Prince » a la tête tranchée (1449).
L'observatoire est détruit et cette aventure scientifique aurait pu disparaître des mémoires si les tables astronomiques n'avaient été sauvées. Retrouvées dans une bibliothèque d'Oxford en 1648, étudiées par les plus grands astronomes d'Europe, elles permirent à Ulugh Beg, le prince astronome, de prendre place dans l'Histoire au côté des savants de tout premier plan.
Orientaliste hongrois, Arminius Vambéry parvient, déguisé, à visiter Samarcande en 1863. Ses descriptions nous donnent un aperçu de ce qu'il reste des réalisations d'Ulugh Beg au XIXe siècle :
« En face de ces deux collèges se voit le medresse Mirza-Ouloug, construite en 828 (1434) par Timour, petit-fils de son glorieux homonyme, qui avait un goût passionné pour l’astrologie ; mais dès l’année 1113 (1701), il était dans un tel état de délabrement que, selon l’expression de son historien, « les hiboux avaient pris dans ses cellules la place des étudiants, et qu’au lieu de rideaux de soie, leurs portes étaient tendues de toiles d’araignées ». C’est dans ce bâtiment qu’on avait placé un observatoire célèbre dans le monde entier […]. Ce fut le second et dernier étblissement de ce genre qu'on ait élevé dans l'Asie centrale. Le premier avait été construit à Maraga […]. On m'a montré le site qu'il occupait jadis ; c'est à peine si j'ai pu discerner quelques traces de ses murailles » (Arminius Vambéry, Voyages d'un faux derviche dans l'Asie centrale, 1863).
Un héritage gigantesque
Lorsque Vladimir Viatkine, ancien instituteur et archéologue amateur russe, met au jour en 1908 ce qui reste du sextant d'Ulugh Beg, peut-être a-t-il en tête les observatoires construits par un autre souverain d'Asie, Jai Singh II.
Maharadjah du royaume d'Amber (Rajasthan) dès 1699, ce féru de sciences connaissait si bien les travaux de son voisin timouride qu'il décida de poursuivre son œuvre et de compléter les fameuses tables astronomiques. Pour cela, il envoya des émissaires en Europe comme en Asie pour rassembler les instruments nécessaires à ses recherches.
Mais trouvant ces outils peu fiables du fait de leur petitesse et de leur instabilité, il fit à son tour construire 5 observatoires monumentaux, dont le fameux Jantar Mantar de Jaipur (1728). Avec ses instruments géants en pierre, disposés autour d'un cadran solaire de 30 mètres de haut, le site impressionna tellement ses contemporains que des étudiants vinrent de France et d'Allemagne pour y travailler. L'héritage d'Ulugh Beg était sauvé !
Bibliographie
Jean-Pierre Luminet, Ulugh Beg, l'astronome de Samarcande, LGF, 2018 (biographie romancée).
Vos réactions à cet article
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Thierry Foucart (11-10-2023 19:57:03)
Amin Maalouf a raconté dans son roman Samarcande la vie au 11e siècle d'Omar Al-khyyam, mathématicien, astronome, poète, dont les travaux mathematiques sont dans la ligne des mathématiciens grecs... Lire la suite
jfriloux (17-09-2023 10:57:31)
L'humanité du 21 siècle aurait honneur à réhabiliter ces savants ayant permis par la recherche scientifique, et la rigueur qu'elle oblige, de sortir de l’obscurantisme ayant comme seule réponse... Lire la suite