Le XVIIIe siècle ou Siècle des Lumières est aussi le siècle du clair-obscur, mêlant le pire et le meilleur, avec des comportements divergents face au mariage, selon que l'on appartient aux classes supérieures ou aux classes populaires. Ces divergences se retrouvent aux siècles suivants et jusqu'à nos jours avec la concurrence entre mariage arrangé et mariage d'amour, entre pudibonderie et liberté sexuelle, entre soumission de la femme et émancipation.
Mariages arrangés, femmes soumises
Dans l’aristocratie européenne et la haute bourgeoisie, à partir du XVIe siècle, le mariage chrétien et le consentement mutuel des époux sont relégués parmi les vieilleries médiévales, au profit du mariage arrangé, avec à la clé un contrat par lequel deux familles rapprochent leurs fortunes et titres.
Dans les couches supérieures de la société, en France comme en Angleterre, la plupart des jeunes gens se résignent à leur sort, par devoir filial et intérêt patrimonial. Les plus rétifs n'ont d'autre solution, pour y échapper, que d'entrer au couvent ou dans les ordres. Cela dit, si Cupidon n'est pas convié aux fiançailles, il trouve parfois sa place au sein du ménage, chacun en venant à aimer la femme ou le mari auquel il a été lié pour toute la vie.
Le mariage arrangé, devenu si totalement étranger à nos moeurs, prévaut encore aujourd'hui dans la plus grande partie de l’Asie et du monde musulman. Dans ces régions comme en Occident aux Temps modernes, il va de pair avec une dévalorisation sociale de la femme. En Occident, cette dévalorisation a été sensible dès la fin de la Renaissance. Ainsi, après quelques grandes souveraines d’exception, la régente Anne d’Autriche, l’impératrice Marie-Thérèse, la tsarine Catherine II, il a fallu attendre deux siècles avant que des femmes reviennent en politique autrement que dans un rôle de potiches.
Sexe joyeux
Dans les classes populaires et paysannes, il en va différemment des classes supérieures : comme dans les temps médiévaux, on s'y marie plus volontiers par inclination ou par amour. La liberté de choix des époux est mieux assurée et avec elle le bonheur conjugal.
Dès le milieu du XVIIIe siècle, la France paysanne connaît une liberté de mœurs dont témoignent les récits picaresques de Nicolas Restif de la Bretonne. À trop « garder les cochons ensemble » (l’expression est de l’époque), beaucoup de bergers et bergères se trouvent conduits devant Monsieur le curé par une grossesse inopinée. Les jeunes filles confient à leur curé qu'elles se sont faites volontairement engrosser par leur amant pour obliger les parents à consentir à leur mariage. On dit de ces couples qu'ils « fêtent Pâques avant les Rameaux ».
Preuve de cette liberté de moeurs, on note dès les années 1760 en France une progression très sensible du taux de conceptions prénuptiales ou de conceptions hors mariage (environ 5% du total des naissances au lieu d'1% auparavant). De l'autre côté de la Manche, les mœurs décontractées de l’Angleterre rurale valent à celle-ci le qualificatif de « Merry England » (l’Angleterre joyeuse). Barry Lyndon (1975), chef-d’œuvre cinématographique de Stanley Kubrick, nous en offre un bel aperçu. À cette époque se diffuse l’expression « flirt », dérivée du vieux français « conter fleurette ».
Les mariages arrangés sont quant à eux plutôt mal perçus. Lorsqu'ils unissent un riche barbon et une jeune paysanne, ils provoquent même de bruyants « charivaris » de la part des jeunes villageois qui se voient privés d’une possibilité d’union.
En général, les unions sont assez brèves, une quinzaine d’années en moyenne, car la mortalité est sévère, en particulier lors des accouchements. La situation s'améliore toutefois au cours du XVIIIe siècle grâce aux progrès de l'hygiène. Il s'ensuite une baisse de la mortalité infantile et une remontée de l’espérance de vie. Les nouveaux-nés survivent en plus grand nombre que précédemment, d'où une forte poussée démographique. Rien qu'en France, au XVIIIe siècle, la population s'élève de vingt à vingt-huit millions d'habitants.
Soucieux de leur bien-être, les paysans français font le choix de limiter le nombre de naissances. On observe en conséquence, dès les années 1760, dans le royaume, une première diminution de l’indice de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme). Pour limiter leur descendance, les couples pratiquent en premier lieu le coïtus interruptus et la prolongation de l'allaitement. Ainsi portent-ils de dix-huit mois à trente mois l'espacement moyen entre deux naissances. Ils limitent aussi leur progéniture en retardant tout simplement l’âge au mariage. À la veille de la Révolution, les filles se marient en moyenne à vingt-six ans et les garçons à trente ans ; c’est autant de gagné sur leur vie féconde et autant d’enfants en moins.
Sexe honteux
Dans l’ensemble de l’Europe, cependant, une nouvelle éthique se répand en parallèle, qui dissocie le sexe du mariage, tant dans les sociétés protestantes que dans les sociétés catholiques…
Au Moyen Âge, l’Église voyait dans le mariage un projet familial qui devait être mené jusqu’à son terme naturel : le décès de l’un des époux. En foi de quoi, elle se montrait tolérante sur les questions sexuelles et pouvait pardonner les écarts de conduite, y compris quand ils venaient de la femme.
À la Renaissance, la Réforme protestante introduisit le droit au divorce, en référence à l’Ancien Testament (la Bible judaïque).
Conséquence inattendue de cette liberté nouvelle : les protestants se montrent plus exigeants vis-à-vis du mariage. Ils en attendent une fidélité absolue et un comportement exemplaire de chacun à l’égard de son conjoint. Si ces impératifs ne sont pas respectés, autant dissoudre l’union, ce qui est toujours déplaisant, y compris pour Dieu.
Pour se prémunir contre les tentations coupables, ils promeuvent donc un modèle conjugal extrêmement rigoriste : austérité des habits, retenue dans les gestes, pudeur des sentiments. On en voit encore la trace dans la communauté des Amish, en Nouvelle-Angleterre. Le ruban blanc, film de Michael Haeneke (2009), en offre aussi une tragique illustration dans les milieux luthériens allemands d’avant la Grande Guerre.
La Contre-Réforme catholique, mise en œuvre par le concile de Trente (1545-1563), se veut tout aussi rigoriste, en bonne partie pour faire oublier le relâchement moral antérieur. Le plaisir sexuel devient honteux. Il est même mis à l’index et un pape ordonne de recouvrir d’une feuille de vigne les sexes des fresques de la chapelle Sixtine, chef-d’œuvre de Michel-Ange.
Ces nouveaux préceptes sont mis en application chez les champions de la Contre-Réforme, en Autriche et plus encore en Espagne et au Portugal, en dépit de l’étiolement de la foi religieuse dans les milieux populaires. Au XVIIIe siècle y apparaît la « chemise conjugale », qui évite d’exposer sa nudité au conjoint, avec des orifices pour les actes indispensables à la procréation.
Véhiculée par la bourgeoisie, soucieuse d’ordre moral, cette pudibonderie affecte la plupart des pays européens au XIXe siècle.
Le mariage civil et le divorce révolutionnaires
En France, avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), les prêtres ont acquis la responsabilité de l’état-civil et de l’enregistrement des mariages.
Sous le règne de Louis XVI, le législateur s’inquiéta ce faisant de ce que les protestants étaient condamnés à vivre dans le péché, faute de pouvoir faire enregistrer leur union par un prêtre. À leur intention, le roi établit donc un mariage civil le 17 novembre 1787. Ce fut un premier coup de canif dans le monopole de l’Église sur l’institution matrimoniale avant que la tourmente révolutionnaire ne lui porte un coup fatal.
Deux ans plus tard, au début de la Révolution, une affaire « people » agite le petit monde parisien : Talma, que l’on dit le plus grand comédien de tous les temps, annonce son intention de se marier. Le hic, c’est que l’Église exclut les comédiens de l’accès aux sacrements, mariage compris. Le comédien adresse une requête à l’Assemblée nationale et en appelle à l’égalité de tous devant la loi. Il finit par se marier devant un prêtre accommodant.
Entre temps, le principe du mariage civil fait son chemin. Il est inscrit dans la Constitution du 3 septembre 1791, qui établit en France une monarchie constitutionnelle (la Législative).
Dès lors que le mariage n’est plus un sacrement mais un simple contrat civil, le droit au divorce s’impose. Il est voté par l’assemblée l’année suivante, le jour même de la bataille de Valmy (20 septembre 1792)... en même temps que l'interdiction des voeux perpétuels. Ses promoteurs y voient le moyen paradoxal de renforcer le lien matrimonial : dès lors que celui-ci pourra être facilement résilié, il paraîtra moins pesant aux époux. Le divorce peut être prononcé par consentement mutuel ou pour incompatibilité d’humeur.
Beaucoup de couples en profitent pour casser des unions mal assorties. L’époque est à la libération des femmes. Celle-ci est perceptible dans la mode : les robes à corsets et baleines cèdent le pas devant les robes chemises en mousseline, qui libèrent le corps et en révèlent les formes.
Retour de balancier
Mais quand la Révolution prend fin avec le Consulat, Napoléon Bonaparte conclut un Concordat avec le Saint-Siège. Il rétablit le mariage religieux (sacrement) sans abroger pour autant le mariage civil (contrat). Aussitôt, des foules de catholiques se pressent dans les églises pour régulariser leur union devant Dieu.
Pour conserver la mainmise de l’État sur l’institution, la loi du 10 germinal An X (8 avril 1802) impose que le mariage civil précède toujours le mariage religieux.
Inscrite dans l’article 214 du Code Civil, cette clause sera maintenue un siècle plus tard en dépit de la séparation des Églises et de l’État (la logique eut voulu qu’elle disparaisse, l’État n’ayant pas à s’occuper des rituels religieux dès lors qu’ils n’ont pas de valeur officielle ou juridique). Aujourd’hui, elle apparaît singulièrement décalée par rapport à la réalité, ne pesant de fait que sur les mariages catholiques, juifs et protestants, à l’exclusion des autres (musulmans, bouddhistes…).
Le retour de balancier touche aussi le divorce. En 1804, le Premier Consul Napoléon Bonaparte, très sensible à la question, en restreint l’accès à trois motifs : la condamnation du conjoint à une peine afflictive et infamante, les coups et blessures ainsi que l’adultère (dans le cas du mari, l’adultère n’est admis qu’à la condition qu’il se produise au domicile conjugal !).
Suite à la chute de l’Empire napoléonien, le droit au divorce est purement abrogé le 8 mai 1816. La bourgeoisie, soucieuse d’ordre, s’impose dès lors une rigueur morale de façade qui s’accommode tant bien que mal de l’amour romantique : les jeunes gens rêvent de l’amour-passion en attendant de se ranger.
Les souverains, tels Louis-Philippe 1er et Marie-Amélie en France, Victoria et Albert en Angleterre, deviennent le modèle du mariage bourgeois, raisonné, pudique, fidèle et tendre. Celui-ci va de pair avec le retour de la femme aux fourneaux. L’Europe du XIXe siècle est une société d’hommes à de rarissimes exceptions (George Sand).
La femme s’émancipe
En France, le mariage d’inclination revient en vogue sous la IIIe République, à la fin du XIXe siècle. Et pour les mêmes raisons que sous la Révolution, on plaide pour le droit au divorce. On y voit la garantie d’unions solides, fondées sur un attachement sincère et non sur la contrainte.
Après plusieurs tentatives, le député Alfred Naquet arrive à faire voter la loi sur le divorce le 27 juillet 1884. Ce droit se limite aux trois causes retenues par Napoléon quatre-vingts ans plus tôt : adultère, coups et blessures, condamnation (il faudra attendre le 11 juillet 1975 pour que soit rétabli en France le divorce par consentement mutuel, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing).
De pair avec la libéralisation du mariage, la « Belle Époque », au tournant du XXe siècle, voit un début d’émancipation des femmes. Celles-ci réclament de voter et de travailler.
Un intellectuel brillant, Léon Blum (35 ans), publie en 1907 Du mariage. Dans cet essai qui fait scandale, il recommande aux jeunes femmes comme aux jeunes hommes l’expérimentation sexuelle avant le mariage.
Visionnaire, il devine que les moyens de contraception écarteront un jour les grossesses imprévues. Ce sera le cas un demi-siècle plus tard avec la fameuse pilule du docteur Gregory Pincus.
En attendant, la légalisation du divorce semble donner raison aux révolutionnaires qui la revendiquaient : elle renforce le lien conjugal en lui ôtant son caractère contraignant. Le mariage bourgeois tend à devenir la norme dans la plupart des pays européens.
Tant en Amérique qu’en Europe occidentale, les « Trente Glorieuses » (1944-1974) témoignent de l’épanouissement de la famille nucléaire : un couple solidaire entouré de deux ou trois enfants.
Les femmes acquièrent partout le droit de vote et investissent massivement le marché du travail. En France, néanmoins, c’est seulement le 13 juin 1965 que le législateur se décide à mettre fin à la puissance maritale, autrement dit à la primauté de l’homme sur la femme dans le couple (jusque-là, la femme avait par exemple besoin d’une autorisation de son mari pour travailler à l’extérieur).
Carrefours et interrogations
En 1973, la fin des « Trente Glorieuses » amorce une rupture brutale. En Europe, la crise économique se double d’un choc démographique. L’indice de fécondité tombe en-dessous du seuil de renouvellement de la population, avec en moyenne nettement moins de deux enfants par femme.
Parallèlement se développe un phénomène inédit : la « cohabitation juvénile ». C’est la concrétisation du rêve de Léon Blum. La cohabitation se prolonge par le concubinage. De plus en plus de jeunes ménages négligent en effet de régulariser leur situation. Rien ne les y oblige plus car les enfants nés hors mariage acquièrent les mêmes droits que les autres et les concubins sont soumis aux mêmes devoirs que les époux.
Le mariage traditionnel régresse, encombré par des dispositions héritées du concile de Trente et qui ont perdu leur raison d’être : publication des bans, présence des témoins. Son principal atout demeure son aspect festif et l’occasion de rapprocher deux familles autour d’un grand moment de joie.
La moitié des couples lui préfèrent une formule plus souple : le PACS (pacte civil de solidarité), institué en 1999. C’est la version moderne du mariage romain sine manu, opposé au mariage patricien (notre mariage traditionnel).
Concubins, pacsés ou mariés, les couples sont de plus en plus instables. Un sur deux aboutit à une séparation ou un divorce. Il s'ensuit qu'une proportion croissante d'enfants vit avec seulement l'un de ses deux parents et le conjoint de celui-ci, partageant leur affection avec ses demi-frères et demi-soeurs.
À vrai dire, ces familles dites « recomposées », qui rassemblent environ un quart des enfants, ne constituent pas une nouveauté mais un retour à l'ordre ancien après deux siècles de mariage bourgeois. Au XVIIIe siècle en effet, 20% des enfants de quinze ans avaient perdu l'un ou l'autre de leurs parents et 5% étaient déjà orphelins des deux.
En rupture avec l'effervescence brouillonne de la fin du XXe siècle, notre XXIe siècle s’ouvre sur de nombreux points d’interrogation.
Dans les années qui avaient suivi les « événements » de Mai 68, il était de bon ton de se gausser du mariage. Il n’y aurait bientôt plus que les prêtres pour souhaiter encore se marier, ironisaient les jeunes gauchistes. Surprise. Les mêmes, quarante ans plus tard et les cheveux grisonnants, défendent bec et ongles l'accès des homosexuels au mariage bourgeois !
En même temps, de l’Allemagne au Japon en passant par la Russie, la Grèce… c’est la finalité même du mariage - la fondation d'une famille et la poursuite de la chaîne des générations - qui se dissout avec un indice de fécondité moyen proche d’un enfant par femme.
Dans certains cercles urbains émerge une alternative qui n'est pas sans rappeler le mariage médiéval, union tolérante organisée autour des enfants : des couples conviennent d'élever ensemble leurs enfants sans s'obliger au « devoir conjugal » et à la fidélité...
En Europe et dans le reste du monde, la modernité et le développement de l’économie monétaire ont des résultats paradoxaux.
Fidèle à ses traditions, la grande bourgeoisie préserve son intégrité en rapprochant ses enfants dans des « rallyes » très sélectifs, de façon à éviter les mésalliances.
Mais d'un autre côté, l'avènement d'internet donne une nouvelle vie aux agences de mariage communautaires. Par le biais du réseau virtuel, musulmans, juifs ou catholiques intégristes, Africains… cherchent et parfois trouvent une âme sœur qui leur ressemble. Le communautarisme et l’endogamie (le mariage à l’intérieur du clan) s’en trouvent paradoxalement renforcés.
Dans les banlieues ethniques des métropoles européennes, on assiste à l’irruption de phénomènes oubliés ou jusque-là ignorés du Vieux Continent : mariages forcés d’adolescentes, mariages arrangés, dévalorisation sociale de la femme, polygynie.
Dans les mondes africain et musulman, la polygamie bénéficie d’un nouvel élan grâce aux revenus du pétrole ou aux salaires de l’émigration. Leurs bénéficiaires peuvent à bon compte s’offrir une, deux ou plusieurs « épouses » : esclaves sexuelles, génitrices et bonnes à tout faire. La polygamie, qui était autrefois l'apanage d'une riche minorité, devient un luxe à la portée d'un quelconque immigrant sur le sol européen.
En Inde, la dot, qui était au début du XXe siècle une obligation limitée à une petite fraction de la classe moyenne, s’est diffusée à l’ensemble de la société jusqu'à devenir une charge exorbitante pour tous les parents qui ont le malheur d’avoir des filles… Il s’ensuit une multiplication des avortements sélectifs de filles.
Bien malin qui peut dire quel phénomène l’emportera dans le siècle qui s’ouvre, du sexe joyeux du temps des Lumières, du mariage librement consenti de l’époque médiévale, de l’union sous contrainte ou de la soumission de la femme au mari, au clan et à la communauté.
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Jean LOIGNON (15-02-2018 04:00:05)
Au XXème siècle, l'allongement constant de l'espérance de vie a offert au mariage une durée inédite jusque là. Soixante ans de vie commune étaient rarissimes au 18-19ème siècle ! Le concubina... Lire la suite
Jean MUNIER (14-02-2018 23:31:45)
l'article 214 du code civil (la prison est requise si le ministre du culte récidive) a une vertu paradoxale : empêcher théoriquement la polygamie .