Dans Le Mémorial de Sainte-Hélène, composé à partir de ses entretiens avec l'empereur déchu, Emmanuel de Las Cases rapporte les propos de celui-ci devant le Conseil d'État, lors de l'élaboration du Code Civil.
Voici quelques avis du Premier Consul à propos du mariage et du divorce, qu'il a introduit dans la législation...
Sur le divorce, le Premier Consul est pour l’adoption du principe, et parle longuement sur la cause d’incompatibilité qu’on cherchait à repousser ; il dit : « On prétend qu’elle est contraire à l’intérêt des femmes, des enfants et à l’esprit des familles ; mais rien n’est plus contraire à l’intérêt des époux, lorsque leur humeur est incompatible, que de les réduire à l’alternative ou de vivre ensemble ou de se séparer avec éclat. Rien n’est plus contraire à l’esprit de famille qu’une famille divisée. Les séparations de corps avaient autrefois, par rapport à la femme, au mari, aux enfants, à peu près les mêmes effets que le divorce, et pourtant n’étaient-elles pas aussi multipliées que les divorces le sont aujourd’hui ; seulement elles avaient cet inconvénient de plus, qu’une femme effrontée continuait de déshonorer le nom de son mari, parce qu’elle le conservait, etc., etc... »
Plus loin, combattant la rédaction d’un article qui spécifie les causes pour lesquelles le divorce sera admissible : « Mais quel malheur, dit-il, ne serait-ce pas que de se voir forcé à les exposer, et à révéler jusqu’aux détails les plus minutieux et les plus secrets de l’intérieur de son ménage ?
« D’ailleurs, ces causes, quand elles seront réelles, opéreront-elles toujours le divorce ? La cause de l’adultère, par exemple, ne peut obtenir de succès que par des preuves toujours très difficiles, souvent impossibles. Cependant le mari qui n’aurait pu les faire serait obligé de vivre avec une femme qu’il abhorre, qu’il méprise et qui introduit dans sa famille des enfants étrangers. Sa ressource serait de recourir à la séparation de corps ; mais elle n’empêcherait pas que son nom ne continuât à être déshonoré. »
Revenant à appuyer de nouveau le principe du divorce, et combattant certaines restrictions, il dit encore, dans un autre moment : « Le mariage n’est pas toujours, comme on le suppose, la conclusion de l’amour. Une jeune personne consent à se marier pour se conformer à la mode, pour arriver à l’indépendance et à un établissement. Elle accepte un mari d’un âge disproportionné, dont l’imagination, les goûts, les habitudes, ne s’accordent pas avec les siens ; la loi doit donc lui ménager une ressource pour le moment où, l’illusion cessant, elle reconnaît qu’elle se trouve dans des liens mal assortis, et que sa volonté a été séduite.
« Le mariage prend sa forme des mœurs, des usages, de la religion de chaque peuple : c’est par cette raison qu’il n’est pas le même partout. Il est des contrées où les femmes et les concubines vivent sous le même toit ; où les enfants des esclaves sont traités à l’égal des autres ; l’organisation des familles ne dérive donc pas du droit naturel : les mariages des Romains n’étaient pas organisés comme ceux des Français.
« Les précautions établies par la loi pour empêcher qu’à quinze, à dix-huit ans on ne contracte avec légèreté un engagement qui s’étend à toute la vie, sont certainement sages ; cependant sont-elles suffisantes ? Qu’après dix ans de mariage le divorce ne soit plus admis que pour des raisons très graves, on le conçoit ; mais, puisque les mariages contractés dans la première jeunesse sont si rarement l’ouvrage des époux, puisque ce sont les familles qui les forment d’après certaines idées de convenances, il faut que, si les époux reconnaissent qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre, ils puissent rompre une union sur laquelle il ne leur a pas été permis de réfléchir. Cependant cette facilité ne doit favoriser ni la légèreté ni la passion ; qu’on l’entoure donc de toutes les précautions, de toutes les formes propres à en prévenir l’abus ; qu’on décide, par exemple, que les époux seront entendus par un conseil secret de famille formé sous la présidence du magistrat ; qu’on ajoute encore, si l’on veut, qu’une femme ne pourra user qu’une seule fois du divorce ; qu’on ne lui permette de se marier qu’après cinq ans, afin que le projet d’un autre mariage ne la porte pas à dissoudre le premier ; qu’après dix ans de mariage, la dissolution soit rendue très difficile, etc.
« Vouloir n’admettre le divorce que pour cause d’adultère publiquement prouvé, c’est le proscrire absolument ; car d’un côté, peu d’adultères peuvent être prouvés ; de l’autre, il est peu d’hommes assez éhontés pour proclamer la turpitude de leurs épouses. Il serait d’ailleurs scandaleux et contre l’honneur de la nation de révéler ce qui se passe dans un certain nombre de ménages ; on en conclurait, quoiqu’à tort, que ce sont là les mœurs françaises. »
Les premiers légistes du conseil étaient pour que la mort civile entraînât la dissolution du contrat civil du mariage. La discussion fut très vive. Le Premier Consul, dans un beau mouvement, s’y opposa en ces termes : « Il serait donc défendu à une femme profondément convaincue de l’innocence de son mari, de suivre dans sa déportation l’homme auquel elle est le plus étroitement unie ; ou si elle cédait, à sa conviction, à son devoir, elle ne serait plus qu’une concubine ! Pourquoi ôter à ces infortunés le droit de vivre l’un auprès de l’autre, sous le titre honorable d’époux légitimes ?
« Si la loi permet à la femme de suivre son mari sans lui accorder le titre d’épouse, elle permet l’adultère.
« La société est assez vengée par la condamnation, lorsque le coupable est privé de ses biens, séparé de ses amis, de ses habitudes ; faut-il encore étendre la peine jusqu’à la femme, et l’arracher avec violence à une union qui identifie son existence avec celle de son époux ? Elle vous dirait : Mieux valait lui ôter la vie, du moins me serait-il permis de chérir sa mémoire ; mais vous ordonnez qu’il vive, et vous ne voulez pas que je le console ! Eh ! combien d’hommes ne sont coupables qu’à cause de leur faiblesse pour leurs femmes ! Qu’il soit donc permis à celles qui ont causé leurs malheurs, de les adoucir en les partageant. Si une femme satisfait à ce devoir, vous estimez sa vertu, et cependant vous ne mettez aucune différence entre elle et l’être infâme qui se prostitue, etc., etc. ? » On pourrait faire des volumes de pareilles citations.
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