L'action politique d'Adolphe Thiers parcourt tout le XIXe siècle ou presque, de la Restauration monarchique, dans les années 1820, durant laquelle il fait ses premières armes, à la IIIe République. Il est le premier président de celle-ci, du 31 août 1871 au 24 mai 1873.
Bourgeois avide de pouvoir et d'argent, d'une pingrerie rare, il représente si bien la bourgeoisie louisphilipparde dans ses jeunes années que le romancier Honoré de Balzac le prit pour modèle de son jeune provincial ambitieux, Rastignac.
Mais Thiers est aussi un homme politique d'une rare intelligence, que lui-même se garde de sous-estimer. Il montre une grande aptitude à percevoir les aspirations profondes de la société française. Bourgeois royaliste à ses débuts, il finit sa vie en républicain conservateur, jusqu'à être renversé par une coalition de députés monarchistes.
L'ambition faite homme
Louis Adolphe Thiers naît à Marseille le 15 avril 1797, dans les derniers temps de la Révolution.
Il est l'enfant naturel d'un aventurier, héritier fantasque de bourgeois parvenus. Devenu opportunément veuf, il légitime son fils et lui donne son nom. Il épouse aussi sa maîtresse un mois après la naissance d'Adolphe. Mais il l'abandonne presque aussitôt de sorte que le futur président sera élevé par sa grand-mère et sa mère, Marie-Madeleine Amic, issue d'une lignée de commerçants levantins autrefois riches.
Plus tard, c'est encore entre deux femmes qu'Adolphe Thiers passera le plus clair de sa vie : son épouse Élise Dosne et la mère de celle-ci, la bienveillante Sophie Dosne.
Étudiant brillant, Adolphe Thiers quitte Aix-en-Provence pour Paris avec une formation d'avocat mais, désireux d'accéder au plus vite aux plus hautes marches du pouvoir, il s'engage dans le journalisme et publie pige sur pige. Son objectif est de se faire connaître ainsi que de s'enrichir ! En cette époque de la Restauration, cela lui est indispensable, ne serait-ce que pour accéder au statut d'électeur, réservé aux citoyens les plus aisés.
Improbable rencontre... Un jour de 1823, dans le salon du banquier Laffitte où se retrouve le tout-Paris, le jeune Thiers est présenté à Talleyrand. Le « Diable boîteux », presque septuagénaire, reconnaît presque immédiatement dans le jeune ambitieux un alter ego. Il va s'attacher à lui, le chaperonner et guider ses pas dans la haute société. À ceux qui feront reproche au prince d'aider un parvenu marseillais, il répond : « Thiers n'est pas parvenu, il est arrivé ! »
Ajoutons pour l'anecdote que Talleyrand, dans sa jeunesse, avait lui-même rencontré Choiseul, ex-Premier ministre de Louis XV, dans son château de Chanteloup, près d'Amboise (sans que cette relation fut aussi suivie que celle avec Thiers).
Toujours dans le but de s'enrichir, Thiers publie en 1824 la première Histoire de la Révolution française. Il a pressenti le goût naissant des Français pour l'Histoire et s'empresse d'exploiter le filon encore vierge de la Révolution. Cette oeuvre colossale mais sans grand intérêt historique aujourd'hui le sort de l'anonymat et lui rapporte de confortables revenus. Elle lui vaudra aussi une entrée à l'Académie française en 1833.
Habilement, sans débourser un sou mais avec la complicité de riches amis, Thiers devient le patron du Constitutionnel, le journal de la bourgeoisie d'affaires. À la tête de ce support très influent, il s'affirme comme l'un des champions de l'opposition libérale au gouvernement de Charles X.
En janvier 1830, Thiers fonde Le National et combat le gouvernement de Polignac en plaidant pour une monarchie parlementaire (« Le roi règne et ne gouverne pas », écrit-il). En juillet de la même année, il rédige une protestation des journalistes contre les Ordonnances du roi Charles X et contribue à la chute de ce dernier.
À l'issue de la révolution des Trois Glorieuses, en juillet, il fait partie de ceux qui portent Louis-Philippe Ier sur le trône. Député des Bouches-du-Rhône en octobre 1830, il accède aussitôt au gouvernement. Il a 33 ans et ne quittera plus guère les allées du pouvoir jusqu'à sa mort, en 1877.
Adolphe Thiers devient en 1828 l'amant de Sophie Dosne, épouse du très riche agent de change Alexis Dosne, dont toute la bonne société parisienne fréquente l'hôtel particulier, dans la Nouvelle Athènes (place Saint-Georges, 9e arrondissement de Paris).
Pour être sûre de garder son amant auprès d'elle, Mme Dosne lui fait épouser sa propre fille, Élise (15 ans), le 6 novembre 1833. L'heureux marié (35 ans) encaisse pour l'occasion une copieuse dot de 300 000 francs. En contrepartie, en sa qualité de ministre de l'Agriculture et du Commerce, il offre à son beau-père la fructueuse place de receveur général... à Brest.
Le mariage demeurera stérile et la mariée très distante à l'égard de son mari. Il n'empêche que celui-ci bénéficiera toute sa vie de la sollicitude active de sa belle-mère et de l'attachement passionnel de sa belle-sœur Félicie, plus enjouée que sa soeur.
Les caricaturistes moquent volontiers le ménage et les « trois moitiés de Monsieur Thiers ». Quant à Honoré de Balzac, habitué de l'hôtel Dosne, il va s'inspirer de Thiers pour son personnage d'Eugène de Rastignac (« À nous deux, Paris ! »), un arriviste qui épouse la fille de sa maîtresse, la baronne de Nucingen.
Fougueux va-t'en-guerre
Thiers s'impose malgré une petite taille (1,55m), une houppe ridicule et un physique sans grâce qui lui valent le surnom de « Foutriquet ». Il manipule les hommes avec subtilité en usant de son art oratoire. Mais son extrême vanité et son envie de se comparer à Napoléon vont l'entraîner aussi dans des actions périlleuses.
Nommé conseiller d'État et élu député d'Aix en octobre 1830, il obtient le sous-secrétariat d'État aux Finances dans le cabinet de Jacques Laffitte puis dans celui de Casimir Perier.
à l'automne 1832, il devient ministre de l'Intérieur et retrouve le ministère deux ans plus tard. Il montre à ce poste une rare énergie. En avril 1834, il réprime au prix de 600 morts et 10 000 arrestations la seconde révolte des canuts, les travailleurs lyonnais de la soie (c'est un prélude à la répression de la Commune de Paris).
Enfin devenu chef du gouvernement, autrement dit président du Conseil en 1836, le fougueux ministre envisage le risque d'une guerre contre l'Angleterre à propos de l'Espagne mais le roi, avec sagesse, lui impose de démissionner. Thiers met à profit cette pause pour écrire son Histoire du Consulat et de l'Empire, de loin sa meilleure oeuvre historique.
Revenu à la politique, il contribue au renversement du cabinet Molé et en février 1840, retrouve la présidence du Conseil et le ministère des Affaires étrangères. Il fait alors voter la « loi des Bastilles » qui enferme Paris dans un corset de fortifications en prévision de futures guerres. Ces « fortifs » retarderont seulement de quelques semaines l'entrée des Prussiens à Paris en 1870-1871.
Thiers tente de redresser la popularité du roi en négociant avec Londres le « Retour des cendres » de l'ex-empereur Napoléon Ier. Du coup, le parti bonapartiste reprend vie et dix ans plus tard, l'Empire sera restauré.
Le grand homme ne renonce pas au plaisir d'une bonne guerre. Il menace cette fois de s'opposer au reste de l'Europe dans le conflit qui oppose le sultan ottoman à son vassal égyptien Méhémet Ali. Il a le soutien du petit peuple des villes, républicain et belliciste, mais encore une fois, le roi a la sagesse de le chasser et, le 29 octobre 1840, appelle le prudent Guizot au gouvernement.
Thiers n'aura dès lors de cesse de combattre le gouvernement Guizot, provoquant la chute de celui-ci le 23 février 1848 et son rappel au gouvernement par Louis-Philippe Ier. Désemparé par les émeutes qui secouent la capitale, le roi est aux abois et envisage d'abdiquer, mais Thiers lui conseille de « sortir de Paris pour y rentrer avec le maréchal Bugeaud et 50 000 hommes ». Le roi, horrifié, repousse l'idée de répandre le sang du peuple et préfère la fuite.
À cette Révolution de Février comme à la précédente, Thiers peut se flatter d'avoir beaucoup oeuvré. Cette fois, il n'est plus question de monarchie parlementaire. Nous voilà en république, la deuxième du nom, une exception en Europe.
Thiers est élu député par quatre départements en juin 1848. Face aux émeutes ouvrières du même mois, il renouvelle sans succès sa proposition de reconquête de Paris par l'armée et de liquidation de l'engeance révolutionnaire et socialiste.
Dans un discours à la tribune de l'Assemblée, le 24 mai 1850, encore tout bouleversé par le souvenir des émeutes de juin 1848, Adolphe Thiers déclare : « Il y a une quantité de vagabonds qui ont des salaires considérables, d’autres qui, par des moyens illicites, gagnent suffisamment pour avoir un domicile, qui n’en veulent pas avoir. Ce sont ces hommes qui forment, non pas le fond, mais la partie dangereuse des grandes populations agglomérées, ce sont ces hommes qui méritent ce titre, l’un des plus flétris de l’histoire, entendez-vous, le titre de multitude. La vile multitude qui a perdu toutes les Républiques. C’est la multitude, ce n’est pas le peuple que nous voulons exclure, c’est cette multitude confuse, cette multitude de vagabonds dont on ne peut saisir ni le domicile ni la famille, si remuante qu’on ne peut la saisir nulle part, qui n’ont pas su créer pour leur famille un asile appréciable : c’est cette multitude que la loi a pour but d’éloigner ».
L'habile manoeuvrier encourage le prince Louis-Napoléon Bonaparte à se présenter à la présidence de la République, malgré tout ce qui les sépare. Il convainc ses collègues de le soutenir : «&bsp;C'est un crétin que l'on mènera », répète-t-il ! Mais il rompt avec lui lorsque se profile le coup d'État du 2 décembre 1851 qui instaurera le Second Empire. En février 1850, désormais attaché à une république conservatrice, il plaide pour « la République qui nous divise le moins ».
Le coup d'État lui vaut d'être brièvement incarcéré à la prison Mazas, ainsi que d'autres opposants potentiels. Il est ensuite xpulsé en Suisse pendant quelques mois et ne revient dans la politique qu'en 1863 en se faisant élire député de Paris.
Revenu de ses errances antérieures, il dénonce la diplomatie aventureuse de l'empereur et se signale à l'occasion de la bataille de Sadowa par une singulière prescience du danger prussien et des drames à venir. L'historien Jacques Bainville rapporte ce mot de Thiers, six semaines avant Sadowa : « Le plus grand principe de la politique européenne est que l'Allemagne soit composée d'États indépendants, liés entre eux par un simple lien fédératif. »
Le 18 mars 1867, quelques mois après la victoire de la Prusse sur l'Autriche, « il n'y a plus une seule faute à commettre », lance-t-il devant le Corps législatif. Mais c'est en vain qu'il s'opposera sous les clameurs bellicistes du même Corps législatif au vote des crédits militaires le 15 juillet 1870, suite à la publication de la dépêche d'Ems.
De la monarchie à la République
Thiers a 73 ans quand la IIIe République est proclamée sur les ruines du Second Empire. Le 10 septembre 1870, il est au lit, dans son bel hôtel, victime d'un mauvais rhume, quand le vice-président du gouvernement provisoire Jules Favre vient le voir et le supplie d'intervenir auprès des capitales étrangères.
Le vieil homme part avec femme et domestiques pour un voyage épique qui le mène à Londres, puis à Vienne, via le col du Mont-Cenis et Venise, enfin Saint-Pétersbourg, à nouveau Vienne et enfin Rome. À chaque fois, il est aimablement éconduit, nul n'ayant envie de faire pression sur la Prusse au bénéfice de la France. Mais pour lui, le meilleur reste à venir.
De retour en France, il lui revient d'ouvrir en novembre, à Versailles, les premières négociations avec le chancelier prussien Bismarck. Elles conduisent à l'armistice du 28 janvier 1871 pour une durée de quatre semaines, le temps d'élire une Assemblée nationale. Réunie à Bordeaux, elle désigne le 17 février 1871 Adolphe Thiers comme « chef du gouvernement exécutif de la République française ».
Sa première mission est de préparer le traité de paix. Adolphe Thiers se rend donc avec Jules Favre à Versailles pour en discuter avec le chef d'état-major allemand von Moltke et Bismarck. Après d'épuisantes négociations, il obtient que l'indemnité de guerre soit réduite de six à cinq milliards de francs et que Belfort, qui a résisté au-delà de l'armistice, soit conservée à la France en échange du droit pour les Allemands de défiler à Paris. Mais il ne peut pas empêcher la cession de l'Alsace et de la région de Metz.
Les préliminaires de paix sont enfin signés le 26 février 187 et ratifiés le 2 mars par l'Assemblée, dans une atmosphère houleuse qui combine résignation et révolte. À Paris, le 18 mars, il s'ensuit des émeutes populaires auxquelles Thiers réagit le 25 mars en évacuant de Paris tous les corps constitués, selon les plans qu'il avait envisagés à plusieurs reprises, sans succès, au cours de sa vie passée. Tandis que les chefs communards s'épuisent en vain à Paris, il prépare la reprise de la capitale et par la même occasion l'élimination physique de l'extrême-gauche. Ce sera la Semaine Sanglante.
Entre temps, il a pu signer à Francfort, le 10 mai 1871, le traité de paix définitif avec l'Allemagne. Le 31 août 1871, il troque son titre pour celui de président de la République française (il est le deuxième à le porter après Louis-Napoléon Bonaparte en 1848).
Bourgeois et conservateur, il a la faveur de la majorité monarchiste de l'Assemblée nationale. Par le « pacte de Bordeaux » du 10 mars 1871, il a obtenu de celle-ci que les institutions définitives de la France soient laissées en suspens jusqu'au rétablissement de la souveraineté nationale. Les royalistes sont eux-mêmes divisés entre orléanistes et légitimistes et désemparés par l'attitude du prétendant au trône, le comte de Chambord, qui, le 6 juillet 1871, a signifié qu'« Henri V ne peut abandonner le drapeau blanc d'Henri IV » !
L'opinion publique s'accoutume de la sorte aux institutions républicaines. Pour Thiers, peu lui importe la nature du régime pourvu qu'il respecte les intérêts des possédants. Il déclare le 13 novembre 1872 devant les députés : « La République sera conservatrice ou ne sera pas ».
Mais les députés monarchistes ne partagent pas son pragmatisme. Par défiance à son égard, ils interdisent le 13 mars 1873 au chef de l'exécutif d'assister aux travaux de l'assemblée législative. Cette disposition va se perpétuer jusqu'à nos jours. Le 24 mai 1873 enfin, l'Assemblée, constatant son manque d'empressement à restaurer la monarchie, lui retire sa confiance et porte à la présidence le maréchal Mac-Mahon, un royaliste sincère.
Thiers, entretemps, a eu l'insigne mérite de boucler en deux ans le remboursement de l'indemnité de guerre de 5,5 milliards de francs due aux Allemands. Il a pour cela lancé deux emprunts en juin 1871 et juillet 1872. Ils ont été immédiatement couverts grâce à l'épargne accumulée par les Français à la faveur de l'expansion économique sous le Second Empire et ont permis le départ anticipé des troupes d'occupation dès septembre 1873 (à l'exception de l'Alsace et du nord de la Lorraine). Dont acte.
Par la loi du 27 juillet 1872, il renforce aussi le principe d'un service militaire obligatoire de cinq ans ! Une façon de préparer la Revanche.
Chassé de l'Élysée, Thiers devient à l'Assemblée le chef du parti républicain et va mener le combat contre Mac-Mahon. Mais déjà usé, il ne verra pas le succès républicain aux élections du 28 octobre 1877.
Lors de la séance mémorable du 16 juin 1877, dans la grandiose salle des séances du château de Versailles où siège encore la Chambre des députés, les députés de l'opposition républicaine, contestant la légitimité du cabinet ministériel, interpellent le gouvernement. Dans sa réponse, le ministre de l'intérieur, Fourtou, leur répond du haut de la tribune que « les hommes qui sont au gouvernement sont issus de l'Assemblée élue en 1871 dont on peut dire qu'elle a été la pacificatrice et la libératrice du territoire ». En réponse, plusieurs membres de l'Assemblée se lèvent et désignent Adolphe Thiers, assis au milieu des travées. Parmi eux, Léon Gambetta, debout au pied de la tribune, lance : « Le voilà, le libérateur du territoire ! » à l'adresse de son vieil adversaire.
Le héros s'éteint quelques mois plus tard, le 3 septembre 1877 à 80 ans. Cinq jours plus tard, oublieux de son passé monarchiste et de son férocité à l'égard des Communards, le peuple français unanime lui offre des obsèques grandioses. Léon Gambetta, son rival de toujours, marche en tête du cortège funéraire. Pas moins de 300 voitures couvertes de fleurs suivent le corbillard. La dépouille est ensevelie au Père-Lachaise sous un énorme monument en forme d'arc de triomphe.
Thiers est le premier des illustres vieillards auxquels les Français ont confié leur destin dans les heures noires de la République. Après lui sont venus Clemenceau, Pétain et de Gaulle.
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