Eva Perón a marqué l’Argentine du XXe siècle jusqu'à l'incarner dans ses traits et son parcours douloureux. Née au milieu de villageois pauvres, elle se rend dans la capitale Buenos Aires alors qu’elle n’a que quinze ans. Artiste, elle rencontre le colonel Juan Domingo Perón au moment où il commence son ascension politique. Elle sera sa compagne idéale en l’aidant à construire son leadership grâce à son charisme personnel. Au sommet de l'État, Eva Perón s’illustre par son énergie et sa capacité à satisfaire les attentes populaires.
Sous le surnom d'Evita, elle devient une icône mondiale bien au-delà de l’Argentine... et bien avant son compatriote Che Guevara ! Comme ce dernier, elle obtient la palme du martyre par sa mort prématurée et très médiatisée à 33 ans.
L’enfance d’une héroïne romantique
Le destin hors norme d’Eva Perón est l’histoire de l’ascension fulgurante d’une jeune femme d’origine modeste aux plus hautes sphères du pouvoir. Comme souvent, cette évolution s’avère possible car l’Argentine connaît une intense période d’agitation sociale et de transformations politiques.
Lorsqu’elle rencontre Juan Perón en 1944, à 25 ans, María Eva Duarte est un ancien mannequin formée au métier de comédienne qui a acquis une certaine notoriété à la radio, au cinéma et au théâtre. Il lui suffira de deux années pour devenir la femme la plus puissante du pays.
Son histoire présente tous les ingrédients de celle d’une héroïne romantique : une enfance difficile, une volonté de fer pour surmonter les obstacles, la grâce, la beauté, le charisme, une grande générosité, une noble cause à défendre, une vie brève et intense et une sortie de scène dramatique à l’apogée de sa jeunesse.
Eva Perón naît le 7 mai 1919 dans une famille misérable. Elle passe sa première enfance à Los Toldos, village de 3 000 habitants autour d’une station de chemin de fer dans la pampa au nord-ouest de la capitale. Fille de Juan Duarte, un estanciero (fermier), et de Juana Ibarguren, María Eva Duarte est la dernière d’une fratrie de cinq enfants.
Alors qu’elle n’a que 7 ans, un drame survient : son père se tue dans un accident de voiture. Avec le deuil, elle découvre la vérité : le père qu’elle pleure n'a pas été marié avec sa mère mais avec une autre ; il a une famille « légitime » et d'autres enfants en-dehors d'Eva et de ses frères auxquels il a donné son nom. Cette situation est relativement fréquente mais il n'empêche que, lorsque Juana Ibarguren arrive avec ses cinq enfants à la veillée funèbre de Duarte, elle s'en voit refuser l’entrée. Son obstination lui permet néanmoins de dire un dernier adieu au père de ses enfants.
Ce souvenir restera à jamais gravé dans la mémoire de la fillette. Comme le souligne la sociologue Juan José Sebreli dans son essai Eva Perón : aventurière ou militante? (1966), Eva était deux fois bâtarde : fille hors mariage, quoique reconnue, et marginalisée socialement suite à la mort de cet homme qui laisse la famille désargentée et contraint Juana Ibarguren à devenir couturière pour subvenir aux besoins de ses cinq enfants.
Les futurs détracteurs d’Eva Perón expliqueront tous ses choix et tous ses actes à l’aune de ce traumatisme initial qui se serait transformé en ressentiment. La rancœur aurait donc été son seul moteur. Quoi qu’il en soit, Eva fait preuve, dès son plus jeune âge, d’une grande ténacité et d’un esprit indépendant, tout à fait inhabituel chez une fille de son époque. À tout juste 15 ans, elle convainc sa mère de la laisser partir seule vers Buenos Aires pour tenter sa chance dans le milieu artistique.
Une vie d’artiste précaire à Buenos Aires
En 1934, Eva arrive à Buenos Aires, une immense ville en pleine transformation dont l’immigration (principalement italienne) explose. 70 000 « migrants internes » y affluent également, chassés des campagnes ou attirés par une prospérité naissante liée à l’industrie. La plupart sont très pauvres, souvent analphabètes, peu politisés et faiblement syndicalisés. Au bas de l’échelle sociale, ils occupent les travaux les moins qualifiés.
Parmi les immigrants européens, des activistes anarchistes et socialistes tentent, depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècle, d’organiser une classe ouvrière argentine. Avec un maigre succès. Beaucoup d’entre eux deviendront péronistes quelques années plus tard.
Buenos Aires réunit tous les facteurs permettant l’apparition d’un mouvement de masse comme le péronisme : soumission économique aux intérêts de la Grande Bretagne - dont l’Argentine a toujours été une colonie informelle -, succession de « fraudes patriotiques » (note), participation politique restreinte, répression des opposants politiques et syndicaux, corruption, misère, chômage… Sans oublier les pauvres concentrés dans les banlieues ou entassés dans des quartiers déshérités de la ville !
Enfant naturel, jeune provinciale arrivée seule dans la grande capitale, pauvre dans un pays de riches estancieros, femme dans une société façonnée par et pour les hommes, Evita deviendra le porte-étendard idéal des déshérités de la decada infame (« décennie infâme ») (note).
Son ressentiment individuel, si ressentiment il y a, pourra se fondre avec celui des descamisados (« sans-chemises ») ou des cabecitas negras (« têtes noires ») comme l’oligarchie a surnommé les migrants de province.
Dès son arrivée en 1934, Eva Duarte travaille comme mannequin et fait des tournées à travers le pays avec des compagnies de théâtre. Elle décroche quelques rôles au cinéma et, surtout, devient une actrice de radio-théâtre. Elle connaît aussi le chômage et la faim mais tient bon.
En 1937, elle débute au cinéma. Deux ans plus tard, elle gagne une certaine notoriété et sa photo apparaît sur la couverture des magazines de mode et de spectacles. Elle fait aussi ses débuts à la radio.
L'Argentine bénéficie à plein de la Seconde Guerre mondiale en exportant à prix d'or vers les belligérants ses produits agricoles (céréales et viandes). Dans ce contexte où l'euphorie des possédants côtoie l'extrême désespoir des descamisados, Eva voit sa situation s'améliorer. En 1943, elle signe un contrat important pour une année entière d'émissions de radio-théâtre consacrées à la vie de « Femmes exemplaires » parmi lesquelles figurent la reine Elizabeth Ière d’Angleterre, Isadora Duncan ou Madame Chiang Kai Shek ainsi que les deux impératrices françaises : Joséphine et Eugénie. Les pièces radiophoniques qui composent ce cycle sont spécialement écrites pour elle.
La rencontre déterminante avec Juan Domingo Perón
Pendant qu’Eva construit sa vie d’artiste, son futur mari, le colonel Juan Domingo Perón (48 ans), appartenant au groupe d’officiers qui a pris le pouvoir en 1943, choisit d’occuper une fonction que personne ne convoitait à l’époque : la Secrétairerie de Travail et de Prévision (sociale).
Dans le but de mettre fin aux pratiques « infâmes » des gouvernements antérieurs, il décide de dépoussiérer toute la législation du travail qui a été votée mais rarement appliquée, l’État n’ayant, jusqu’à présent, jamais joué son rôle de médiateur entre syndicats et patrons.
Un bruit commence bientôt à courir parmi les travailleurs : « Il y a un colonel qui est de notre côté ». Grand orateur, Perón parle fréquemment à la radio et c'est par le biais de ce média qu'il forge son prestige.
Une catastrophe naturelle va réunir les destins d’Eva Duarte et de Juan Perón. En janvier 1944, au pied de la Cordillère des Andes, un tremblement de terre détruit presque la totalité de la ville de San Juan et tue 9 000 habitants. Avec d’autres artistes, Eva participe à des activités solidaires et recueille des fonds pour les sinistrés.
Le 22 Janvier 1944, au stade Luna Park, à l'occasion d’un gala de bienfaisance, la jeune actrice est présentée au colonel Perón, déjà homme fort du régime. Ils vont immédiatement vivre ensemble et ne se quitteront plus.
La jeune femme commence à s’intéresser à la politique. Perón organise régulièrement chez lui des réunions politiques et laisse sa maîtresse y prendre part. Les camarades d’armes du colonel en sont scandalisés. Ils vont même jusqu’à demander formellement au ministre-colonel de mettre fin à ses rapports avec Eva. Mais le colonel a tout de suite perçu les talents de sa future épouse et comprendra rapidement l'intérêt de laisser les femmes prendre part à la vie politique.
Le pouvoir croissant de Perón au sein de gouvernement suscite la jalousie. En octobre 1945, un complot le conduit à sa destitution et son arrestation en octobre 1945. Mais c’est trop tard : la popularité du colonel est telle parmi les ouvriers qu’ils envahiront les rues pour réclamer son immédiate libération.
Une grève générale est déclenchée et les trabajadores (ouvriers) des banlieues remplissent la Plaza de Mayo, en scandant : « Queremos a Perón! » (« Nous voulons Perón ! »). Ils ne bougeront pas jusqu'à ce que le colonel se montre pour les calmer. Il s'agit de la première d’une longue série de mobilisations de masse à Buenos Aires et aussi le premier discours du colonel depuis le balcon de la Casa Rosada, qui deviendra mythique. Ce 17 octobre 1945 marque la date de naissance du péronisme, un mouvement fondé sur un leadership fortement charismatique.
Le régime accepte de convoquer des élections présidentielles. Celles-ci auront lieu en février 1946. Quelques jours après sa libération, Perón épouse Evita. Quelques semaines plus tard, il gagne les élections et devient président de la République.
Eva Duarte s’appropriera avec aisance le rôle de Première Dame : « cela ressemble au théâtre », avouera-t-elle. Toutefois, celle qui recevait déjà d’innombrables demandes de la part des gens pendant la campagne présidentielle découvre petit à petit qu’elle peut se rendre utile d’une autre manière...
En juillet 1947, Eva Perón effectue un voyage en Europe en qualité de Première Dame et sans être accompagnée de son mari. Elle se rend en Espagne, en Italie, au Saint-Siège, au Portugal, en Suisse et en France.
À son arrivée à Paris, l'image de la Première Dame se trouve passablement écornée. La presse française a réalisé son portrait en publiant des photos de son passé de mannequin et la gauche est très critique à son égard, la jugeant populiste ou démagogue. Elle en veut à « Evita » de se faire aduler par les ouvriers et de les encourager à trouver des accords plutôt que se tourner vers la lutte des classes.
En dépit des critiques, ce voyage aura une dimension fastueuse. Son goût pour la haute couture lui fait rencontrer Christian Dior qui deviendra l’un de ses créateurs attitrés. Elle est également reçue par le président de l’Assemblée nationale, le socialiste Édouard Herriot, préside la signature d’un traité pour l’achat de blé et se voit même décorée de la Légion d’Honneur.
Ultime reconnaissance ? Venue s’incliner devant l’autel de la Vierge Marie à la cathédrale Notre-Dame de Paris, le nonce apostolique, Angelo Roncalli – qui deviendra le pape Jean XXIII en 1958, l’aurait comparée à l’épouse de Napoléon III et se serait exclamé : « L’impératrice Eugénie est de retour ! »
D’après son confesseur, le jésuite Hernán Benítez, qui faisait partie de son entourage pendant ce voyage en Europe, Eva avait fait part au nonce de son désir de venir en aide aux plus démunis. Celui-ci lui aurait alors vivement conseillé de laisser de côté la paperasse bureaucratique et de se consacrer pleinement à ses nouvelles tâches.
L'écrivain américain John Dos Passos, envoyé spécial de la revue Life pour un reportage sur la femme de Perón, dresse ainsi son portrait :
« Même si elle soulève la rage des réformistes, elle est fascinante à voir. » Il affirme aussi qu’elle est « la virtuelle ministre du Travail » du gouvernement : « Ce matin, elle reçoit des délégations syndicales qui lui font part de problèmes à résoudre. Dans le même temps, elle s’occupe d’un groupe de jeunes finalistes d’un concours de beauté. Evita se rend d’un groupe à l’autre, causant avec tous, avec des interruptions pour téléphoner à Perón ou bien pour se faire prendre en photo avec ses interlocuteurs. La Señora n’a jamais perdu ses bonnes manières et, à chaque fois qu’elle prenait une décision, elle appelait une assistante pour la lui transmettre avec une force exécutoire. En quatre heures, elle n’a pas fait de pause et elle ne s’est même pas assise. La foule s’amasse à la porte de son bureau et ses journées sont longues. »
Eva Perón devient femme politique
Une nouvelle Eva va surgir pleinement à son retour d’Europe : elle devient définitivement « la compañera Evita ». La transformation est également physique : peu à peu, elle adopte de sobres tailleurs gris comme uniforme, elle tire ses cheveux en arrière et se lance dans une activité intense auprès des syndicats, des femmes, des familles en détresse, des enfants, des vieillards…
Eva Perón avait trouvé le rôle de sa vie. Passionnée par son mari et son action, elle s’y consacre corps et âme. Elle fait des discours électrisants et suscite l’adoration des foules. La Première Dame va permettre aux femmes d’obtenir le droit de vote et construire un parti politique, le Parti péroniste féminin, lié à la lutte des classes : « Un mouvement féministe ne vaut rien sans justice sociale », dit-elle.
Elle devient l’intermédiaire entre les syndicats et l’État, entre les travailleurs et les patrons et contribue par sa médiation à résoudre maints conflits. Bras droit de Perón, elle anime en même temps l’aile gauche de son mouvement en quête d’harmonie sociale.
Pour la première fois, les déclassés, les marginaux, les humiliés, se reconnaissent en un leader qui leur ressemble. Eva leur sourit, les embrasse, les écoute, leur répond et ne garde pas ses distances. Bientôt submergée par les demandes de ses descamisados, Eva décide de créer la Fondation Eva Perón.
Celle-ci déploiera son activité dans différents domaines : des bourses d’études et de travail, des subventions, des constructions de logements, d'écoles, d'hôpitaux, des foyers pour enfants et pour vieillards, etc.
Mais en 1951, la madone tombe malade. Le diagnostic est accablant : cancer de l’utérus. Elle tarde à se laisser convaincre de subir une intervention chirurgicale. Celle-ci aura lieu finalement en novembre 1951. Quelques jours plus tard, le 11 novembre, les femmes votent pour la première fois. Eva le fait depuis son lit d’hôpital. Perón est élu pour un deuxième mandat. Quelques mois durant, elle se rétablit sans pouvoir toutefois retrouver un rythme normal de travail.
Elle meurt le 26 juillet 1952. Son corps est embaumé et exposé au Ministère du travail. Une procession ininterrompue d’Argentins lui rend un dernier hommage pendant plusieurs semaines. Son cercueil est ensuite déposé dans les locaux du syndicat CGT, selon ses dernières volontés.
En 1955, des militaires renversent le gouvernement péroniste. Ils vont jusqu’à interdire de prononcer le nom d’Eva Perón et de son mari exilé. La dépouille de la Première Dame est placée sous séquestre et cachée pendant de longues années. Il faut attendre 1971 pour qu’elle soit restituée à Perón qui réside alors à Madrid. Depuis son retour en Argentine en 1973, María Eva Duarte de Perón repose au cimetière de La Recoleta, au cœur de Buenos Aires.
Les circonstances historiques et politiques de l’Argentine ont permis à la personnalité d’Evita de se révéler et d’inscrire son nom dans l’histoire. Sa mort prématurée a contribué à créer le mythe. Madonna, dans la comédie musicale Evita réalisée par Alan Parker en 1996, interprètera le rôle de la Première Dame et le musée Evita, créé en 2002 à Buenos Aires, rend hommage à cette femme d'exception.
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DEFEBVRE (16-05-2019 15:50:36)
A lire absolument : Santa Evita, de Tomàs Eloy (10/18, domaine étranger).