Le 17 octobre 1945, en Argentine, le colonel Juan Domingo Perón est sorti de prison sous la pression des syndicats et de sa maîtresse Evita. C'est le début d'une aventure politique foudroyante qui va nourrir un mythe durable. Elle va aussi contribuer à dilapider la richesse accumulée par l'Argentine à la faveur de la Seconde Guerre mondiale.
Ce jour reste pour les péronistes argentins « el Día de la lealtad » (le jour de la fidélité).
Dans la situation troublée de la Seconde Guerre mondiale, un coup d'État militaire survient à Buenos Aires le 4 juin 1943. Parmi ses participants, le colonel Juan Domingo Perón obtient le ministère du Travail. Il rejette le marxisme et l’antagonisme de classes au profit du dialogue patrons-ouvriers, et prône un État fort pour assurer les intérêts des plus démunis. En matière économique, c’est un disciple de John Maynard Keynes, partisan d'une intervention modérée de l'État dans un cadre protectionniste. Perón constitue un mouvement politique en vue de mobiliser les masses ouvrières naissantes. Il réunit autour de lui des cadres militants socialistes radicaux (centre-gauche) et anarchistes. Sur le modèle du Parti travailliste anglais, il enregistre son mouvement en 1945 sous le nom de Partido Laborista. Après son accès à la présidence, il change son nom pour celui de Partido Peronista, remplacé ultérieurement et jusqu’à nos jours par Partido Justicialista.
Perón dit volontiers que le « Justicialisme » est une philosophie de vie, « simple, pratique, populaire, profondément chrétienne et humaniste » (note). Son parti prétend concilier la justice sociale, l’indépendance économique et la souveraineté politique. « L’homme est une harmonie de matière et d’esprit, et d’individu et de communauté ». Sur le plan international, le péronisme propose une Tercera Posición (« Troisième Alignement »), voie alternative aux deux blocs issus de la guerre froide, préfiguration du Tiers Monde inventé par Alfred Sauvy en 1952 et des non-alignés de la conférence de Bandoeng (1955).
Bien que porté à la conciliation et au compromis, Perón ne peut éviter l’affrontement et la polarisation. Il est vrai que le culte de la personnalité, fortement promu par Evita, attise la haine de ses adversaires. Celle-ci se nourrit aussi de la forte redistribution des richesses effectuées par le gouvernement de Perón ainsi que la promotion sociale et politique des individus des classes jusque là défavorisées. Après Perón, la politique ne sera plus jamais le domaine réservé des élites en Argentine.
Si le « péronisme » a été parfois associé au fascisme et au bonapartisme, il n'en est pas moins toujours resté démocratique et républicain. L’accès au pouvoir de ce mouvement populaire et proche de la doctrine sociale de l’Église s’est produit par le biais d’élections libres. Jamais il n’a désavoué le pouvoir législatif et son combat fut et demeure celui de la justice sociale.
Un pays plein de promesses
Le colonel Juan Domingo Perón a fait une carrière militaire banale et séjourné longtemps à l'étranger, notamment dans l'Italie de Mussolini où il s'est initié aux outils de la dictature.
De retour dans son pays, il participe au coup d'État militaire du 4 juin 1943. Habilement, il choisit au gouvernement le ministère du Travail qui va lui permettre de cultiver sa popularité. Il cumule un peu plus tard le ministère de la Guerre et la vice-présidence de la République.
Le pays s'est considérablement enrichi pendant la Seconde Guerre mondiale en alimentant les belligérants avec ses énormes ressources en céréales et en viande. L'État, grâce à des recettes fiscales importantes, a les moyens de mener une politique sociale audacieuse et Perón ne va pas s'en priver...
À l'occasion d'un bal de charité organisé pour secourir les victimes d'un tremblement de terre, le ministre-colonel, veuf de 50 ans, fait la connaissance d'une demi-mondaine de 25 ans, Eva Duarte, danseuse de cabaret, actrice et animatrice de radio. Il la ramène le soir même.
La femme du colonel, quelle femme !
Eva, fille illégitime d'une cuisinière et d'un grand propriétaire terrien, s'est hissée dans l'échelle sociale en usant de ses charmes auprès d'amants de plus en plus influents.
Usant de la radio, elle va mettre son immense talent d'oratrice au service de Perón ou plutôt se servir de lui pour se hisser au sommet du pouvoir et de la gloire, devenant de son vivant même une légende.
Perón devient rapidement très populaire. Comme son ambition suscite l'inquiétude de ses collègues modérés, ceux-ci le déposent le 9 octobre 1945 et le font incarcérer sur l'île de Martin Garcia, dans le Rio de la Plata, en face de Buenos Aires. Il n'y restera que huit jours...
Sa maîtresse, dans ses émission radiophoniques, prend activement sa défense. Elle émeut son auditoire composé de travailleurs modestes et, avec un culot exceptionnel, les appelle à se mobiliser en masse pour sa libération sur la célèbre Place de Mai, devant le palais présidentiel, la Casa Rosa.
Deux millions d'Argentins répondent à son appel le 17 octobre et sous leur pression, le gouvernement ne peut rien faire d'autre que de libérer Perón. Mort de peur, celui-ci est tiré par sa maîtresse sur un balcon. Il est acclamé par les manifestants.
Le lendemain, la Prensa, principal quotidien du pays, évoque avec mépris les manifestants qui pour beaucoup avaient enlevé leur chemise du fait de la chaleur. Il les surnomme les « descamisados » (les « sans-chemises »).
Eva bondit sur l'occasion et dans un discours mémorable, commence par ces mots qui vont droit au coeur de ses humbles sympathisants : « Mes chers descamisados !... ».
Le mot va faire fortune et devenir l'appellation ordinaire des prolétaires argentins.
Après avoir bourgeoisement épousé sa maîtresse, Perón est élu haut la main à la présidence de la République par les parlementaires le 26 février 1946.
La nouvelle présidente, qui est désormais appelée affectueusement Evita, devient à la fois une madone et une star. Dans des toilettes d'un luxe extrême, couverte de bijoux, elle distribue de l'argent à tout va aux pauvres qui viennent lui présenter leurs doléances.
La fondation Eva Duarte Perón, à laquelle chaque Argentin est tenu de contribuer par le versement de deux journées de salaire par an, distribue des aides au prolétariat urbain, principal soutien du couple présidentiel.
Perón, de son côté, nationalise la banque et les assurances, ainsi que les chemins de fer et les grands domaines. Il lance une ambitieuse politique industrielle. Il impose aux entrepreneurs de fortes augmentations de salaires et multiplie les emplois publics dans l'administration.
Tout cela en frappant d'impôts et de taxes les propriétaires terriens qui assurent la prospérité du pays par leurs exportations agricoles !
L'État argentin, sur le modèle soviétique, s'attribue le monopole du commerce extérieur. Il achète aux céréaliers et aux éleveurs leur production à un prix arbitrairement très bas et profite des cours mondiaux très élevés dans le monde d'après-guerre pour réaliser de très confortables plus-values. Celles-ci financent pour une part la politique sociale du gouvernement et d'autre part nourrissent une corruption à grande échelle.
Eva elle-même, son mari et leur entourage accumulent des fortunes considérables en prélevant des pots-de-vin sur les contrats publics. Perón consolide son pouvoir et sa popularité en combinant la politique sociale avec un anti-américanisme toujours très en faveur au sein des masses.
Cet anti-américanisme, doublé de sa sympathie pour les régimes autoritaires, l'amène à ouvrir les bras aux notables nazis en fuite ainsi qu'à renforcer ses relations avec l'URSS de Staline.
La doctrine péroniste, appelée « justicialisme », va assurer une popularité inouïe à Perón et plus encore à sa jeune épouse. Mais elle va très vite aussi détruire les fondements de l'économie nationale, l'agriculture et l'élevage, pressurés au profit du secteur industriel et des administrations publiques.
Désillusions
Le 26 juillet 1952, Evita, à peine âgée de 33 ans, meurt d'un cancer de l'utérus après une longue agonie vécue en communion avec tous les Argentins. Après sa disparition, Perón n'est plus que l'ombre de lui-même. Confronté aux conséquences de sa désastreuse politique (chômage, corruption, ruine de l'agriculture, affaiblissement de la monnaie...), il tente une fuite en avant en se lançant dans la laïcisation à tout va de la société, ce qui lui vaut d'être excommunié par le pape Pie XII.
Il est finalement renversé par le coup d'État du général Leopardi le 19 septembre 1955. Commence alors la légende. Nostalgiques d'Evita, beaucoup d'Argentins conservent leur attachement au péronisme.
Perón est même rappelé à la présidence en septembre 1973. A sa mort, le 1er juillet 1974, sa troisième épouse, Isabelita, lui succède. Elle est renversée par le général Videla le 29 mars 1976. Commence l'ère sinistre de la dictature.
Un demi-siècle après Evita, l'Argentine, qui fut au milieu du XXe siècle le pays de loin le plus riche d'Amérique latine, peine à retrouver son rang. Sans rancune, elle a porté à la présidence de la République, en 2003, un homme qui se réclame encore du péronisme, Nestor Kirchner.
Vos réactions à cet article
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jver (20-11-2023 17:00:53)
J'étais gosse alors! A la mort d'Evita Peron, il était question de la canoniser. Il y a toujours, à Bordighera, au bord de mer, le long du Largo Argentina, une place Evita Peron! Mais Peron a-t-il ... Lire la suite
Nito (24-07-2017 17:40:23)
Le général qui a dirigé le coup d'état de 1955 ne s'appelait pas Leopardi mais Lonardi.
Richard Jeanmonod (11-10-2015 17:50:01)
Juste pour dire que de 1945 à 2015 cela ne fait que 70 ans et non, comme mentionné dans le courriel, 90 ans. A bon entendeur.