Voilà une œuvre qui met du baume au cœur : chez Matisse, pas de toiles exprimant souffrance ou désespoir, mais de la lumière, de l'éclat, de la gaité !
À juste titre surnommé « le peintre de la joie de vivre », ce pilier de l'Art du XXe siècle était aussi un travailleur acharné aussi discret qu'intrépide, parvenant à utiliser les couleurs comme autant de « cartouches de dynamite » (André Derain).
« Mordu par le démon de la peinture »
Mais qu'est-ce qui a bien pu pousser le jeune Henri Matisse à abandonner sa prometteuse carrière de clerc de notaire à Saint-Quentin ?
Celui qui était né 20 ans plus tôt, le 31 décembre 1869 à Cateau-Cambrésis (Nord), a en effet décidé de dévier du droit chemin. A-t-il été envoûté par la boîte de couleurs que lui a offerte sa mère pour lui faire oublier une trop longue convalesence post-appendicite ?
Toujours est-il que, au désespoir de ses parents, commerçants en grain, il se lance dans le monde de l'Art. Il commence par pousser la porte de l'école des Beaux-Arts de Paris pour profiter des conseils de Gustave Moreau qui, visionnaire, l'encouragera d'un « Vous allez simplifier la peinture ».
Mais avant cela, il doit se frotter à ses prédécesseurs en hantant avec son ami Georges Rouault les couloirs du Louvre où il multiplie les copies. Devenir père en 1894 d'une petite Marguerite, dont la mère est un de ses modèles, ne l'empêche pas de poursuivre ses recherches en faisant l'expérience de la peinture en plein air en Bretagne, à la façon des Impressionnistes.
Les doutes
Devenu membre de la Société des Beaux-Arts seulement 7 ans après ses débuts, il n'hésite pas à bousculer cette institution avec une Desserte (1897) aux tons un peu trop « blancs » pour les défenseurs de l'académisme. William Turner, dont il va admirer l'oeuvre à Londres, n'a-t-il pas montré que le seul chemin valable est celui de l'audace ?
Désormais marié à Amélie Parayre et bientôt père de deux garçons, Matisse doit faire des concessions pour nourrir sa famille : il tente le divisionnisme, cette accumulation de petits points, très à la mode, puis accepte de participer à la décoration du Grand Palais.
Tout cela n'est guère passionnant, et il finit par se demander s'il ne doit pas carrément abandonner sa passion... Il aurait tant aimé pouvoir rendre compte à sa façon de cette lumière éblouissante qu'il a découverte lors d'un voyage dans le Sud, et de cette mer, « bleue, bleue, si tellement bleue qu'on en mangerait » !
En 1904 heureusement, Paul Signac repère ses aquarelles et lui permet de faire son grand retour dans la vie artistique de la capitale. Exposition chez le marchand d'Art Ambroise Vollard, participation au Salon d'automne et premières ventes de toiles... En 1905, Henri Matisse est devenu incontournable !
Un fauve parmi les fauves
Il faut dire qu'il traîne derrière lui un beau parfum de scandale, lié à son utilisation iconoclaste de la couleur. Regardez sa Femme au chapeau (1905) : il a représenté son épouse avec le visage vert ! Toute la toile n'est qu'un « pot de peinture jeté à la face du public » !
De ce tollé sortiront un nom de baptême pour ce nouveau mouvement, le fauvisme (dico), et une belle renommée pour Matisse, propulsé chef de file. On peut dire que les soirées passées à discuter avec André Derain, à Collioure, ont été utiles !
Son grand tableau de 1906, La Joie de vivre, porte décidément bien son titre. Le peintre est entraîné dans un tourbillon de créativité, porté par sa découverte de l'art nègre et sa rencontre avec Pablo Picasso, l'ami, le rival.
Les riches collectionneurs ne s'y trompent pas, à l'exemple du russe Serguei Chtchoukine qui lui commande deux grands panneaux : La Danse et La Musique (1909-1910). Matisse peut dès lors enchaîner les voyages en Espagne (1910) et surtout à Tanger (1912) qui lui inspire le Triptyque marocain (1913).
L'entrée dans la danse
Exempté de servir pendant la guerre, le peintre de 45 ans découvre Nice où il s'installe définitivement à la fin du conflit.
Il y reçoit la commande d'une série de décors et costumes pour Le Chant du rossignol (1919), ballet créé par Igor Stravinski et Serge Diaghilev. C'est pour lui l'occasion de briser encore une fois les frontières de la création, comme il l'avait déjà fait en s'adonnant à la sculpture.
Les années 20 marquent aussi le début des achats officiels avec l'Odalisque à la culotte rouge qui entre dans les collections du musée du Luxembourg. Un bel exemple de sa passion pour les courbes du corps !
En 1930, il répond à l'appel des États-Unis où le docteur Albert Barnes, grand collectionneur d'art moderne, lui demande d'imaginer une œuvre monumentale pour orner la salle principale de sa Fondation. Matisse se lance dans la réalisation de centaines d'esquisses avant de parvenir à mettre la touche finale à sa Danse. Catastrophe ! Il a travaillé à partir de dimensions erronées, la peinture est trop petite ! Il faut recommencer...
Il faudra trois ans et trois versions pour que l'artiste soit enfin satisfait de cet assemblage composé à partir de papiers peints découpés, cette « rosace d'une cathédrale » (A. Barnes) où s'harmonisent uniquement 4 couleurs. A 62 ans, l'audacieux ouvre ainsi une nouvelle page de sa carrière.
S'inspirant du Cantique des cantiques, l'écrivain Michel Butor rend hommage au maître en s'inspirant de quinze de ses tableaux. Il fait ici parler Matisse pour analyser les liens qui l'unissent à ses modèles...
« Nu rose assis (1935)
Mes modèles, figures humaines, ne sont jamais des figurantes dans un intérieur. Elles sont le thème principal de mon travail. J'en dépends absolument. Je les observe en liberté, dans leur abandon, puis je me décide à fixer la pose qui convient le mieux à leur naturel. Je garde souvent ces jeunes filles plusieurs années. Mes signes expriment leur état d'âme auquel je m'intéresse inconsciemment. Leurs formes ne sont pas toujours parfaites, mais si expressives ! L'intérêt qu'elles m'inspirent se voit souvent par des lignes ou des valeurs spéciales répandues sur toute la toile ou le papier, et qui forment son orchestration, son architecture. […]
Je n'ai que 65 ans. Ne peut-on garder jusqu'au dernier jour une imagination jeune et ardente ? Pourquoi, puisque ma sensation de fraîcheur, de beauté, de jeunesse est restée la même qu'il y a 30 ans devant les fleurs, un beau ciel, un arbre élégant, devrait-elle se modifier devant une jeune fille ? » (Cantique de Matisse, 2006).
Le malheur mis en échec par des papiers collés
Les années de guerre vont être douloureuses pour l'artiste.
En 1944, sa femme puis sa fille sont arrêtées ; l'une est condamnée à la prison tandis que la seconde, résistante, est torturée et déportée. Matisse aurait lui aussi voulu s'impliquer dans la lutte mais on lui a découvert en 1941 un cancer du côlon. Il passe « à un poil de chat angora » de la mort...
Cloué au lit pendant de longues périodes, il demande à son infirmière Monique Bourgeois de poser pour lui. Elle devient peu à peu son assistante, préparant les feuilles de couleur qu'il découpe puis colle pour créer l'album Jazz (1947).
Avec ces « improvisations chromatiques et rythmiques », il pense avoir atteint l'essentiel, la pureté : « c'est une sorte d'équivalence linéaire, graphique, de la sensation du vol » explique-t-il alors.
Il a enfin réussi à concilier dessin et couleurs en remplaçant le crayon par les ciseaux, pour mieux accentuer les contrastes en superposant simplement les nuances. Son atelier va se remplir de feuilles couvertes de gouache, d'un éclat si intense qu'un médecin lui conseille de porter des lunettes de soleil !
Il faut dire que ses grands panneaux, Polynésie, Le ciel puis la mer (1946), tout comme plus tard ses Nus bleus (1952), sont comme autant de fenêtres ouvertes sur l'immensité.
Derniers éclats
En 1947, le peintre, qui s'est installé quelques années plus tôt dans la villa Le Rêve à Vence, est heureux de recevoir la visite de son ancienne infirmière Monique Bourgeois. Celle-ci est venue en voisine puisqu'elle est désormais Soeur Jacques-Marie chez les dominicaines de Notre-Dame du Rosaire.
La congrégation a en projet la création d'une chapelle : Matisse pourrait-il donner son avis sur la décoration ? A 78 ans, l'artiste se lance dans une nouvelle aventure qui va aboutir à la création des vitraux, mais aussi du mobilier et des vêtements liturgiques. Quatre ans de travail pour venir à bout de cette œuvre totale où la flamboyance des feuillages inspirés de Tahiti s'associe à la sobriété de l'autel ou du crucifix.
Si le travail est salué, certains comme Picasso s'inquiètent de ce qui est vu comme un virage spirituel qui risquerait de paralyser toute créativité. Matisse leur répond en 1952 avec La Tristesse du roi où il reprend la technique des papiers découpés pour offrir un dernier autoportrait, s’assimilant au vieux roi David regardant danser la jeunesse de Salomé.
Il meurt à Nice le 3 novembre 1954, deux ans après avoir inauguré un musée consacré à son œuvre, au Cateau-Cambrésis. Il a enfin atteint son objectif : « léguer à l'avenir l'histoire d'un homme heureux ».
« J'ai toujours souhaité que mes œuvres aient la légèreté et la gaieté du printemps »
S'il a débuté sa carrière sur le tard, Matisse s'est bien rattrapé ! Il laisse près de 2000 peintures, auxquelles il faut ajouter les sculptures, gravures et innombrables dessins... Celui qui a « traversé la vie comme un homme pressé, traqué » se refusait d'avoir recours au « coup de crayon facile » et multipliait donc les essais au point d'accumuler variations et répétitions d'un même thème.
Pour faire aboutir sa quête de pureté, il a commencé par simplifier les lignes, privilégiant les formes courbes et douces, ces arabesques qui rendent ses portraits si reconnaissables. Dans le même temps, il supprime la perspective et privilégie les couleurs comme autant de sollicitations envers nos sentiments.
Puis, pour créer La Danse (1932), il découpe des papiers qu'il épingle sur la toile afin de ne pas abimer son esquisse. L'épuration se fait alors totale, lui permettant enfin de faire naître ce qu'il cherchait : « un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit […] un calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques ».
Le poète Pierre Reverdy a bien su traduire ce que nous a apporté Matisse : « coloriste [...] le plus optimiste de la peinture française, [il] broie du rose et du bleu comme d'autres des tons amers. Ses toiles nous mettent du bleu dans les yeux comme certains coquillages de gros calibres dans l'oreille le sourd et lointain bruissement des vagues de la mer ».
À la fin de 1941, Louis Aragon déclare à Matisse : « Monsieur, j'ai pensé faire de vous un roman ». Il tiendra parole en publiant, trente ans plus tard, un livre simplement intitulé Henri Matisse, roman (1971). Il s'agit pour lui de percer ce qu'il appelait « l'énigme de Matisse » et de saluer son optimisme, ce « cadeau qu'il fait à notre monde malade ». On retrouve toute son admiration pour le peintre dans ce poème, publié juste après la guerre :
« Matisse parle
Je défais dans mes mains toutes les chevelures
Le jour a les couleurs que lui donnent mes mains
Tout ce qu'enfle un soupir dans ma chambre est voilure
Et le rêve durable est mon regard demain
Toute fleur d'être nue est semblable aux captives
Qui font trembler les doigts par leur seule beauté
J'attends je vois je songe et le ciel qui dérive
Est simple devant moi comme une robe ôtée
J'explique sans les mots le pas qui fait la ronde
J'explique le pied nu qu'a le vent effacé
J'explique sans mystère un moment de ce monde
J'explique le soleil sur l'épaule pensée
J'explique un dessin noir à la fenêtre ouverte
J'explique les oiseaux les arbres les saisons
J'explique le bonheur muet des plantes vertes
J'explique le silence habité des maisons
J'explique infiniment l'ombre et la transparence
J'explique le toucher des femmes leur éclat
J'explique un firmament d'objets par différence
J'explique les rapports des choses que voilà
J'explique le parfum des formes passagères
J'explique ce qui fait chanter le papier blanc
J'explique ce qui fait qu'une feuille est légère
Et les branches qui sont des bras un peu plus lents
Je rends à la lumière un tribut de justice
Immobile au milieu des malheurs de ce temps
Je peins l'espoir des yeux afin qu'Henri Matisse
Témoigne à l'avenir ce que l'homme en attend. »
(Les Lettres françaises, 1947)
Bibliographie
Walter Guadagnini, Henri Matisse, Sa vie, son œuvre, éd. Gründ,1993,
« Matisse, une si profonde légèreté... », Télérama hors série, fév. 1993.
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