Inspirés par les idéaux de la Révolution française, les Grecs de la péninsule balkanique se soulèvent contre le sultan de Constantinople. L'histoire officielle date le soulèvement de l'appel lancé par l'archevêque de Patras le 25 mars 1821. Dans les premiers temps, les insurgés se verront trahis par la Sainte-Alliance et notamment la Russie. Les opinions publiques occidentales se retourneront toutefois en leur faveur au vu des massacres et des horreurs perpétrés par les Turcs.
Finalement, au prix de grandes souffrances et de 200 000 morts, les Grecs vont mettre fin à quatre siècles d'occupation ottomane et obtenir leur indépendance par le protocole de Londres du 3 février 1830. Mais cette indépendance sera limitée à une petite partie de leurs terres, incluant l'Attique (Athènes), le Péloponnèse et le sud de l'Épire. Au total 700 000 habitants.
Le nouvel État balkanique, pauvre, de tradition byzantine et aux contours indécis, va dès lors se bâtir une identité nationale en cultivant le souvenir de l'Antiquité et en appelant les riches Grecs de la diaspora à le rejoindre.
La Liberté, une émanation de la Révolution française
« Mieux vaut une seule heure de vie libre
Que quarante ans de servitude et de prison.
À quoi bon vivre, lorsque l'on est esclave ? » proclamait le Thourios (chant de guerre) composé par Rhigas Vélestinlis.
Livré par les Autrichiens aux Ottomans, Rhigas est mort en juin 1798, étranglé sur l’ordre du sultan, sans avoir été jugé, dans un cachot de la forteresse de Belgrade. Imprégné des idéaux de la Révolution française, traducteur en grec de Montesquieu, de La Marseillaise et des Constitutions françaises de 1791 et 1793, auteur de paroles grecques sur l’air de La Carmagnole, Rhigas avait organisé une société secrète destinée à soulever les Balkans afin d’y établir une République hellénique, multinationale, dotée d’un Statut politique démocratique établissant le droit de résistance à l’oppression, le devoir d’éducation des filles, l’allocation par l’État d’un « crédit » aux inactifs ou l’interdiction pour les patrons d’insulter ou de frapper leurs employés. Pas moins !
Rhigas meurt en 1798, victime de la collaboration contre-révolutionnaire entre l’Autriche et l’Empire ottoman. Autrichiens et Turcs se combattent depuis le XVIe siècle dans les Balkans et, comme les Russes depuis Pierre Ier et Catherine la Grande, les Autrichiens n’ont jamais hésité à utiliser la rhétorique à connotation religieuse pour soulever les populations chrétiennes contre le maître ottoman qui les tient dans un statut d’infériorité – qu’il s’agisse de l’impôt, du poids du témoignage d’un musulman et d’un chrétien devant la justice, des raisons d’être condamné à mort ou des innombrables obligations et interdictions discriminatoires dans la vie quotidienne.
Mais avec la Révolution française, la donne change. Les bateaux grecs qui assurent le commerce de l’Empire ottoman (les Turcs jugeant cette activité dégradante) ont ramené en Grèce livres et idées. La bourgeoisie grecque, notamment celle des îles, enrichie par ce commerce, éduque ses enfants selon les normes occidentales. La redécouverte d’un passé antique, glorieux et fécond, génère des envies de liberté que ne véhiculait point le vieil adage par lequel l’Église justifiait l’obéissance au maître musulman (si Constantinople était tombée aux mains des Turcs, c’est que telle était la volonté de Dieu).
Et puis il y a le savant Koraïs (ou Coray), dont les écrits sur les événements de Paris, où il réside et qu’il compare à une nouvelle Athènes, circulent largement en Grèce. Il y a les îles Ioniennes, qui ne furent jamais turques et qui, cédées à la France par Venise au traité de Campo-Formio en 1797, deviennent pour quelques années des départements français où s’impriment nombre de brochures. Il y a les klephtes – ces paysans écrasés d’impôts qui ont fui la terre pour constituer une contre-société des montagnes et dont certains partent se battre dans les armées de la République et de l’Empire.
À Paris, on a conscience des aspirations de cette société grecque qui s’éveille : en 1798-1799, au ministère des Affaires extérieures, on réfléchit à un débarquement dans le Péloponnèse qui ouvrirait la voie de l’isthme de Corinthe, voire des Thermopyles. Et le 24 brumaire an VII (14 novembre 1798), Bonaparte confie à un Grec, Konstantinos Stamatis (naturalisé français sous le nom de Stamaty), la direction d’une Agence du commerce français établie à Ancône, dont les préoccupations commerciales sont pour le moins secondaires.
Le Ministère des Affaires extérieures précise ainsi à celui de la Marine que l’Agence est « un comité d’insurrection pour les Grecs d’Albanie et de Morée contre la Porte ottomane » et, sous le pseudonyme de Philopatris Élefthériadis (Fils patriote de la liberté), Stamaty est notamment l’auteur d’une Adresse aux habitants de la Grèce, tendant à leur rappeler la liberté dont leurs pères ont joui et les exciter à la reconquérir largement diffusée en Grèce. L’existence de l’Agence sera éphémère, mais bientôt Bonaparte enverra dans le Magne, le doigt central du Péloponnèse, Dimo et Nicolo Stéphanopoli, deux Corses auxquels les Maniotes réclament des garanties sur une aide militaire française s’ils se soulèvent. En 1770, la Russie de Catherine les a également exhortés à se révolter ; mais les frères Orlov ont débarqué sans avoir les moyens de mener une guerre traditionnelle et sans comprendre la nature de la guérilla qui pouvait l’emporter, ils ont rembarqué en laissant la population seule face à la sauvage répression turque.
Les Stéphanopoli tenteront de convaincre Napoléon qu’il doit libérer les Grecs comme il a libéré les Italiens, que les Grecs allument une veilleuse devant son portrait comme devant l’icône d’un dieu de la liberté, et dans le Mémorial (10-12 mars 1816), le proscrit de Sainte-Hélène semblera regretter de ne l’avoir point fait : « La Grèce attend un libérateur !... Ce serait une belle couronne de gloire !... Il inscrira son nom à jamais avec ceux d’Homère, Platon et Épaminondas !... Je n’en ai peut-être pas été loin !... Quand, dans ma campagne d’Italie, j’arrivai sur les bords de l’Adriatique, j’écrivis au Directoire que j’avais sous mes yeux le royaume d’Alexandre ! »
La Sainte-Alliance européenne lâche les Grecs
Lorsqu’éclate l’insurrection grecque de 1821, Rhigas est mort depuis 23 ans, mais son Thourios devient l’hymne des combattants, Napoléon est à moins de deux mois de sa mort et l’Europe vit sous l’ordre établi par ses vainqueurs. La Sainte-Alliance (Autriche, Prusse, Russie) de septembre 1815 s’est élargie en novembre au Royaume-Uni et le chancelier autrichien Metternich a fixé comme objectif à cette « Union européenne » avant la lettre d’étouffer toute résurgence des idées françaises en Europe.
Lors du Congrès (une sorte de « Conseil européen ») qui se tient en 1820 à Troppau (aujourd’hui Opava en République tchèque), Metternich a fait adopter le principe du droit d’intervention de ces quatre Puissances, partout en Europe, aux fins d’écraser tout mouvement révolutionnaire. Et l’année suivante, lors du Congrès de Laybach (aujourd’hui Ljubljana en Slovénie), Metternich se fait reconnaître, en application de ce principe, le droit d’écraser les libéraux italiens.
Ce Congrès s’ouvre le 26 janvier 1821 ; au même moment, en Valachie, principauté danubienne vassale de la Porte, éclate une révolte paysanne. Longtemps, les principautés danubiennes ont été gouvernées par des Grecs issus des grandes familles phanariotes de Constantinople qui ont fourni au sultan ottoman, depuis quatre siècles, ses hauts fonctionnaires les plus compétents (dico).
Cette révolte est le résultat de l’alliance d’un nobliau local, Tudor Vladimirescu, qui a combattu avec les Russes, et du rejeton d’une de ces familles grecques, Alexandros Ypsilantis, ami et ancien aide de camp de l’empereur Alexandre Ier, qu’entourent des officiers grecs de l’armée russe et que vont rejoindre des Grecs sujets du sultan. Cette coalition remporte des succès foudroyants : les insurgés prennent Iaşi le 6 mars, Bucarest le 21, et Ypsilantis appelle à l’insurrection tous les sujets chrétiens du sultan.
Depuis celle de Rhigas, les sociétés secrètes se sont multipliées en Grèce, comme partout en Europe. Organisée autour du serment et du cloisonnement entre les cellules, sur le modèle des carbonari italiens, la Philiki Hetairia (Société des Amis) ou Hétairie a été créée en 1814 à Odessa, ville fondée vingt ans plus tôt par l’impératrice Catherine qui rêvait alors à la restauration d’un Empire byzantin et qui y attira les Grecs.
La direction de l’Hétairie s’est transportée à Constantinople en 1818 ; deux ans plus tard, Ypsilantis en a pris la tête. Son appel à l’insurrection suppose le soutien russe, mais Alexandre Ier reste fidèle à ses engagements européens : il refuse de recevoir l’envoyé de son ancien aide de camp et le Congrès de Laybach condamne l’insurrection danubienne comme le résultat de « combinaisons criminelles » livrant « la partie orientale de l’Europe à des convulsions incalculables » (note).
L’absence de soutien russe condamne l’insurrection danubienne ; les désaccords entre Vladimirescu et Ypsilantis en scellent l’issue. Le 19 juin 1821, les Turcs écrasent les combattants de l’Hétairie, rejoints par deux cents étudiants grecs qui se sont baptisés « Bataillon sacré » en référence à celui des Thébains de l’Antiquité. Contraint à fuir, Ypsilantis passe en Autriche où il est emprisonné.
Mais dès la mi-mars – le 25, fête de l’Annonciation, sera la date retenue (note) en 1838 par l’État grec pour commémorer cet événement fondateur –, l’insurrection s’est déclenchée en Grèce, notamment dans le Péloponnèse. La réaction ottomane est brutale : le sultan proclame le djihad, les Grecs sont victimes de véritables pogroms un peu partout dans l’Empire (470 notables sont exécutés à Chypre à titre « préventif »), et le patriarche Grégoire V, qui a pourtant condamné l’insurrection, est pendu à la porte de son église le jour de Pâques, avant que son corps ne soit dépecé par la foule et ses restes jetés dans le Bosphore (note).
La célèbre toile d'Eugène Delacroix, présentée au Salon de 1824, évoque de cruels massacres qui firent 70 000 victimes en avril 1822. Elle a contribué à faire pencher l'opinion occidentale en faveur des Grecs et à déclencher en 1827 l'opération anglo-franco-russe de Navarin, de même qu'une autre toile très célèbre du même artiste : La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi (1826, musée de Bordeaux).
L'opinion occidentale rejoint les Grecs
Femmes violées, prêtres empalés, hommes torturés et lynchés, les massacres de ces premiers jours annoncent ceux – de caractère quasi génocidaire, puisque les victimes ne le sont que parce qu’elles sont nées grecques – que subiront, au fil des années, les îles de Chios (dont le martyre fut immortalisé par la toile de Delacroix et « L’enfant grec » de Hugo), de Kassos, de Psara ou les habitants de la région de Sphakia en Crète. Si bien qu’en retour les populations turques qui, dans l’espace où l’insurrection n’est pas écrasée, sont très minoritaires (15 % dans le Péloponnèse, moins de 10 % en Attique-Béotie) et exercent une impitoyable domination économique sur une paysannerie misérable, n’auront guère de clémence à attendre de la part des insurgés.
Les opinions occidentales s'étant retournées en faveur des Grecs opprimés, la guerre de libération va enfin aboutir à un État grec indépendant au terme d'une décennie de combats et de souffrances.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible