On aurait pu en faire un roman intitulé La vie mirifique de Miguel de Cervantès, esclave et manchot. Le parcours personnel de l'écrivain espagnol, dont on commémore cette année les 400 ans de la disparition, est en effet rocambolesque à souhait !
Entre batailles, galères et prisons, retraçons le cheminement de cet aventurier qui, avec son Don Quichotte, a quand même trouvé le temps de révolutionner la littérature.
Un berceau (presque) doré
Quelle chance d'arriver au monde en plein Siècle d'Or espagnol ! Ce 29 septembre (?) 1547, le petit Miguel, vagissant sur les fonts baptismaux d'une église d'Alcalá de Henares en Castille, ne se rend pas compte qu'il est né à une période bénie pour les ambitieux.
À peine 50 ans auparavant, son pays prenait en effet une longueur d'avance dans la course à la prospérité en arrivant le premier sur les rivages américains.
Les richesses se mirent à couler à flot et permirent rapidement au royaume, qui venait d'achever sa Reconquista contre les musulmans, de devenir la première puissance du globe.
Mais la fortune ne sourit pas à tout le monde puisque les parents du petit Miguel ne sont pas vraiment des privilégiés.
Rodrigo, le père, exerce la profession de chirurgien, ce qui n'a alors rien de particulièrement enviable : il s'agit d'assister les médecins, d'arracher quelques dents ou encore de tailler barbes et moustaches.
Pas de quoi faire rêver l'enfant traîné d'une ville à l'autre par ce père itinérant !
La famille finit par se fixer à Valladolid mais la stabilité tant rêvée n'est pas au rendez-vous. Criblé de dettes, ses meubles confisqués, Rodrigo est jeté en prison. Il est temps de reprendre la route.
Devenir picaro ou poète ?
Puisque Valladolid ne veut pas d'eux, les Cervantès se dirigent vers la perle de l'Espagne, cette ville de Séville que les navires en provenance d'Amérique couvrent de richesses.
À 17 ans, muni déjà d'une bonne éducation, Miguel ne se lasse pas du spectacle de ces rues où se mélangent toutes les couches de la population. Voici les fiers marchands suivis de près par quelques voyous à la recherche d'une bonne fortune, ces picaros (« misérables », « filous ») de la pègre qui vont plus tard peupler ses œuvres.
Il fréquente également le théâtre où il découvre l'œuvre du meilleur dramaturge de son temps, Lope de Rueda. Ses comédies impressionnent tant le jeune homme qu'il n'oubliera pas, la gloire venue, de lui rendre hommage.
Pour le moment le voici à Madrid où il suit les leçons de Juan López de Hoyos. Humaniste et admirateur d'Érasme, celui-ci est chargé, à la mort de la reine Élisabeth de France (1568), de composer quelques textes bien pensés en son honneur. C'est l'occasion pour Miguel de mettre la main à la plume et de rédiger plusieurs poèmes qui seront inclus au livre-hommage.
Mais accusé d'avoir blessé en duel un maître d'œuvre, il doit fuir en catastrophe la capitale où il est condamné par contumace à 10 ans d'exil et à avoir la main coupée s'il ose réapparaître en ville. La célébrité attendra, la main aussi !
Le manchot de Lépante
L'errance continue, cette fois au service du futur cardinal Acquaviva qu'il suit dans toute l'Italie en tant que valet de chambre.
C'est l'occasion de découvrir Palerme, Milan, Florence ou encore Venise et de se construire une solide culture littéraire, notamment à la lecture des plus grands poèmes italiens.
Mais l'appel de l'aventure est le plus fort : il continuer de hanter les routes du pays en se faisant fantassin professionnel. Mauvaise idée ! Il se retrouve, en compagnie de son frère Rodrigo venu le rejoindre, engagé au cœur d'une des plus terribles batailles navales de l'Histoire.
Ce 7 octobre 1571, en effet, l'alliance de la Sainte-Ligue qui rassemble l'Espagne, Venise, Gênes et les États du Pape fait face à la flotte turque au large de Lépante, en Grèce. Il s'agit pour les forces chrétiennes de repousser les Turcs qui, après avoir pris Chypre, regardent avec trop d'insistance du côté de la Méditerranée occidentale.
Des centaines de vaisseaux vont s'affronter à coups de canons pendant des heures, faisant près de 40 000 victimes, jusqu'à ce que la défaite de l'amiral Ali Pacha ne fasse plus de doute.
Sur le vaisseau La Marqueza, Cervantès, fiévreux, a bien du mal à tenir debout. Il rejoint pourtant son poste et se bat vaillamment avant de devoir abandonner le combat, touché par trois tirs d'arquebuse dans la poitrine et la main gauche. Il ne retrouvera jamais l'usage de celle-ci mais y gagnera un surnom : le manchot de Lépante.
Dans Don Quichotte, Cervantès fait vivre son expérience à un de ses personnages :
« Quelque temps après que j’arrivai en Flandre, on eut nouvelle de la ligue que Sa Sainteté le pape Pie V d’heureuse mémoire avait faite avec la république de Venise et avec l’Espagne, contre l’ennemi commun, qui est le Turc, lequel en ce même temps avait conquis avec son armée navale la fameuse île de Chypre, qui était sous la domination des Vénitiens, perte lamentable et malheureuse. On sut pour certain que le Sérénissime don Juan d’Autriche, frère naturel de notre bon roi don Philippe, serait le général de cette ligue et l’on publia le très grand appareil de guerre qui se faisait ; ce qui m’incita et m’aiguillonna le courage et le désir de me trouver en la journée que l’on attendait » (Miguel de Cervantès, Don Quichotte, première partie, 1605).
Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?
La blessure ne va pas calmer les ardeurs de Cervantès qui continue pendant des années son métier de soldat en participant à diverses expéditions. Mais en 1575, c'est décidé : il est temps de rentrer au pays revoir la famille.
En compagnie de son frère il s'embarque donc sur une galère, direction l'Espagne. Avec dans la poche une lettre de recommandation du vainqueur de Lépante, Don Juan d'Autriche, l'avenir s'annonce radieux.
Las ! Dali-Mami le Boiteux et ses pirates en ont décidé autrement : la galère est prise d’assaut au large de la Camargue le 26 septembre 1575 et les passagers transférés directement à Alger.
La désillusion est grande pour Cervantès, qui sait le sort réservé aux prisonniers :
« Quand j'arrivais captif et vis cette terre
De si triste renom qui en son sein recèle
Tant de pirates qu'elle accueille et protège,
Je ne pus retenir plus longtemps mes pleurs. » (Cervantès, La Vie à Alger).
C'est alors que la lettre de recommandation entre en scène : grâce à elle, les pirates vont s'imaginer avoir affaire à de nobles personnages espagnols, et s'enquérir d'une rançon.
Il n'y aura donc pas de vente sur le marché aux esclaves mais une captivité éprouvante que Cervantès a du mal à supporter. Il va d'ailleurs multiplier les tentatives d'évasion, toujours en vain.
En Espagne, sa famille tente de rassembler l’argent demandé pour sa rançon, soit 500 écus, en sacrifiant héritage et dots. Les deux frères vont devoir attendre que cette somme considérable de 500 écus soit enfin apportée le 19 septembre 1580 par des religieux de l'ordre des Trinitaires, spécialisés dans le rachat de prisonniers.
Après trois ans de captivité, Rodrigo rejoint sa famille, laissant son frère aîné patienter seul encore trois années dans les geôles algéroises.
Dans Don Quichotte, Cervantès s'inspire de son expérience pour relater la vie dans les prisons algéroises :
« [Il y avait] une prison que les Turcs appellent un bagne, où ils enferment les captifs chrétiens, aussi bien ceux du roi que ceux qui appartiennent à des particuliers, ou encore à la ville. […] Je faisais partie des gens à rançon ; j'eus beau dire que je manquais de moyens et de fortune, quand on sut que j'étais capitaine, on m'inscrivit au nombre des gentilshommes et des personnes susceptibles d'être rachetées. On m'enchaîna, plus pour marquer que j'étais rachetable que pour s'assurer de ma personne ; et je passais ma vie dans ce bagne […]. Même si la faim et le dénuement nous faisaient parfois souffrir, rien ne nous affligeait plus que de voir et d'entendre à chaque instant les cruautés inouïes que mon maître infligeait aux chrétiens. Il n'y avait pas de jour qu'il n'en fît pendre ou empaler ou essoriller pour un motif futile ou même inexistant » (Miguel de Cervantès, Don Quichotte, première partie, 1605).
Le moulin à vent
Après onze années d’absence et de mauvaise fortune, c'est décidé, Miguel de Cervantès ne veut plus jouer avec le feu. Après avoir eu une fille hors mariage, il se range en épousant en 1584 la jeune Catalina et choisit un nouveau métier, beaucoup plus tranquille : ce sera l'écriture !
Il fait ses premières armes sur un roman pastoral, La Galatée (1585), et accumule les pièces de théâtre. L'époque est en effet avide de cet art au point que l’on compte des œuvres par centaines.
Mais pour l’ancien aventurier, l'argent n'est pas au rendez-vous, peut-être justement à cause de la trop grande concurrence. L’année suivante, il décide d'abandonner dans la foulée la littérature et sa femme.
Devenu commissaire en ravitaillement puis collecteur d'impôt, il parcourt les routes pendant quelque temps avant de faire un nouveau séjour en prison.
Il semble en effet que les habitants d’Argamasilla de Alba (Castille) aient peu apprécié ses manières et l’aient accusé de détournement de fond. « De longs jours et de courtes nuits me fatiguent dans cette prison, ou pour mieux dire, caverne… » écrit-il alors à son oncle.
Enfin libéré, notre pragmatique s'installe à Valladolid que vient de choisir le roi Philippe II comme nouveau lieu de résidence.
Il semble enfin s'assagir, car après s'être réconcilié avec sa femme, il trouve le temps d'y rédiger les centaines de pages d'un nouveau roman contant les aventures d'un chevalier un peu étrange : ce sera Don Quichotte.
Mis en vente à 1 200 exemplaires dans les boutiques de Madrid le 16 janvier 1605, le roman recueille immédiatement un immense succès. Y compris à l'étranger où il bénéficie du très grand prestige dont jouit alors la langue castillane dans les cours européennes peu ou prou liées à la dynastie des Habsbourg.
Il faut dire que Cervantès a su puiser dans sa vie pour trouver l'inspiration tout en révolutionnant le genre jusque-là méprisé du roman.
Mais une fois de plus, le vent tourne : accusé d'un meurtre qui s'est déroulé sous ses fenêtres, il goûte de nouveau les joies de la prison avant d'être finalement innocenté.
« Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo [Espagnol de petite noblesse], de ceux qui ont lance au râtelier, rondache [bouclier] antique, bidet maigre et lévrier de chasse. [...] L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; il était de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage, fort matineux et grand ami de la chasse. […]
Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde.
Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint à donner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fût avisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire, aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant [...]. Ainsi emporté par de si douces pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, il se hâta de mettre son désir en pratique. La première chose qu’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu’il put. Mais il s’aperçut qu’il manquait à cette armure une chose importante, et qu’au lieu d’un heaume complet elle n’avait qu’un simple morion [casque]. Alors son industrie suppléa à ce défaut : avec du carton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, formait une apparence de salade entière. [...]
Cela fait, il alla visiter sa monture ; et quoique l’animal eût plus de tares que de membres, [...] il lui sembla que ni le Bucéphale d’Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait […]. Ainsi, après une quantité de noms qu’il composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin il vint à l’appeler Rossinante [de « rosse » et « ante », avant], nom, à son idée, majestueux et sonore, qui signifiait ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu, la première de toutes les rosses du monde.
Ayant donné à son cheval un nom, et si à sa fantaisie, il voulut s’en donner un à lui-même ; et cette pensée lui prit huit autres jours, au bout desquels il décida de s’appeler don Quichotte. » (Miguel de Cervantès, Don Quichotte, première partie, chapitre I, 1605).
Se battre, encore...
Désormais toute la ville regarde d'un œil suspicieux la famille Cervantès. Il décide donc de suivre de nouveau le roi qui part s'installer à Madrid.
Ses onze Nouvelles exemplaires y sont publiées en 1613 avant que, l'année suivante, sorte le Second Tome de l'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche. Mais cette publication pose problème : Cervantès n'est pas l'auteur du livre !
À une époque où les créateurs n'ont pas de droits sur leurs œuvres, un écrivain peu délicat s'est tout simplement approprié son personnage.
Il s'empresse donc de publier à son tour une suite « officielle » » des aventures du chevalier, qui se termine par la mort de Quichotte, simplement victime d'une mauvaise fièvre.
L'écrivain ne survivra guère à son héros puisqu'il disparaît lui aussi quelques mois plus tard, à 68 ans, après avoir réussi à boucler un dernier roman, Les Travaux de Persilès et Sigismonde.
Mais c'est bien son chevalier à la Triste-Figure qui lui vaut de devenir rapidement une des gloires de la littérature espagnole. Encore aujourd'hui, la popularité de son héros ne se dément pas. Tous les Espagnols connaissent au moins la première phrase du roman : « En un lugar de la Mancha cuyo nombre no quiero acordarme... ».
Hors des frontières, il inspire Marivaux qui crée en 1712 un Don Quichotte moderne avant que les écrivains romantiques ne lui enlèvent ses habits comiques pour en faire le type même du héros incompris, malheureux, en décalage avec son époque.
Le caractère tragique du personnage est repris par Flaubert qui crée en 1857 avec sa Madame Bovary, un double féminin, victime elle aussi de ses lectures et d'un esprit trop enclin à mélanger rêve et réalité.
On retrouve également les silhouettes si joliment contrastées du vieux chevalier et de son valet rondouillard Sancho Panza dans de nombreuses représentations, de Daumier à Picasso, de Doré à Dali.
Les Américains se sont emparés du duo en créant en 1965 une comédie musicale restée célèbre de ce côté de l'Atlantique grâce à la chanson de Jacques Brel, « La Quête » (écouter et voir ci-dessous), tandis que le film de Terry Gilliam, L'Homme qui tua Don Quichotte, a eu l'honneur de devenir une œuvre maudite car elle n’a jamais pu être terminée.
Dans le prologue au lecteur du second tome des aventures de Don Quichotte, Cervantès s'en prend à l'auteur inconnu qui a osé écrire une suite à son œuvre.
« Dieu me pardonne ! Avec quelle impatience, lecteur, que tu sois noble ou plébéien, tu dois attendre ce prologue, espérant y trouver reproches, ripostes et représailles contre l’auteur du second Don Quichotte [...]. Sur ce point, je crains de te décevoir ; car si les injures éveillent la colère jusque dans les cœurs les plus humbles, le mien fait exception à cette règle. Tu voudrais peut-être que je traite cet homme-là d’âne, de sot, d’impertinent ? Eh bien, sache que je n’en ai pas la moindre intention. Qu’il soit puni par le péché qu’il a commis ; c’est son affaire et pas la mienne.
Mais je ne peux m’empêcher de trouver déplaisant qu’il me reproche d’être vieux et manchot. Comme si j’avais le pouvoir d’arrêter le cours des années et de faire que pour moi elles ne passent pas ; comme si ma main avait été abîmée dans une rixe de taverne, et non dans la plus fameuse bataille de tous les temps. Si mes blessures n’ont rien de glorieux pour qui les regarde, elles sont tenues en grande estime par ceux qui savent où je les ai reçues. Mieux vaut pour un guerrier mourir au combat que chercher son salut dans la fuite ; j’en suis à ce point convaincu que si, aujourd’hui, on me proposait de revenir en arrière, je préférerais avoir participé à cette bataille prodigieuse que de retrouver l’usage de ma main gauche et de n’y avoir pas été. Les blessures que le soldat porte sur le visage et la poitrine sont des étoiles, qui guident les autres hommes dans leur quête de l’honneur et de la juste louange. De plus, ce n’est pas avec les cheveux blancs que l’on écrit, mais avec l’intelligence, qui le plus souvent s’améliore avec l’âge. » (Miguel de Cervantès, Don Quichotte, prologue de la 2e partie, 1615).
Shakespeare et Cervantès : chassés-croisés imaginaires et réels
Tout le monde est d'accord : on célèbre cette année l'anniversaire de la mort de ces deux géants de la littérature, tous deux décédés le 23 avril 1616. Quel heureux hasard !
L'histoire est belle, mais elle est fausse : Bill nous a quittés le 23 avril du calendrier julien, Miguel, à la même date mais dans le calendrier grégorien.
Si l'Angleterre anglicane avait adopté, comme l'Espagne catholique, le système conseillé par le pape Grégoire XIII en 1582, la mort de Shakespeare serait tombée 10 jours plus tard, le 3 mai 1616.
La différence reste infime quand on connaît l'influence de ces deux écrivains sur la culture européenne. Certains sont d'ailleurs allés jusqu'à imaginer une rencontre entre les deux génies, rencontre que l'on sait aujourd'hui plus qu'improbable.
Par contre, il semble bien que Shakespeare connaissait le personnage de son homologue grâce aux ambassadeurs anglais qui passèrent quelques jours auprès du souverain Philippe III au printemps 1605.
Les exemplaires de Don Quichotte qu'ils ont dû rapporter dans leurs bagages connurent certainement un beau succès en Angleterre puisque, avant même sa traduction, le grand auteur de théâtre Ben Jonson, ami et rival de Shakespeare, y fait plusieurs allusions.
Le barde de Stratford-upon-Avon a-t-il lui aussi succombé au charme de Quichotte ? L'hypothèse d'une pièce perdue qui s'en inspirerait, Cardenio, fait toujours rêver les chercheurs, mais pour le moment on doit se contenter d'admirer le talent infini qui rapprocha ces deux « hommes océans »(Victor Hugo).
« Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme fils de mon intelligence, fût le plus beau, le plus amusant et le plus parfait qui se pût imaginer ; mais, hélas ! Je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et peu cultivé comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, jauni, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure ?
[…] Arrive-t-il qu’un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l’amour qu’il porte à cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pour qu’il ne voie pas ses défauts ; au contraire, il les prend pour des beautés, des gentillesses, et les conte pour telles à ses amis.
Mais moi, qui ne suis, quoique j’en paraisse le père véritable, que le père putatif de Don Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de l’usage, ni te supplier, les larmes aux yeux, comme d’autres font, très-cher lecteur, de pardonner ou d’excuser les défauts que tu verras en cet enfant, que je te présente pour le mien [...].
Je ne veux pas trop te vanter le service que je te rends en te faisant connaître un si digne et si notable chevalier ; mais je veux que tu me saches gré pourtant de la connaissance que je te ferai faire avec le célèbre Sancho Panza, son écuyer, dans lequel, à mon avis, je te donne rassemblées toutes les grâces du métier qui sont éparses au travers de la foule innombrable et vaine des livres de chevalerie. Après cela, que Dieu te donne bonne santé, et n’oublie pas son serviteur et le tien. Vale [Porte-toi bien] ». [Miguel de Cervantes, Prologue de Don Quichotte, prologue de la 1e partie, 1605)
Comment Cervantès révolutionna le roman
Avant Cervantès, le roman était le récit des exploits d'un beau jeune noble parti à la conquête de l'amour d'une fort charmante dame.
Tristan, Lancelot et l'ensemble des chevaliers de la Table ronde offraient à leurs lecteurs un monde rempli de merveilleux, où l'on ne s'étonnait pas qu'un coup d'épée puisse couper en deux un dragon.
Et soudain voici qu'on nous raconte les aventures ridicules d'un chevalier vieillot, sans talent ni génie autres que ceux de son imagination. Fini l'idéalisme et les valeurs chevaleresques ! Plus matérialiste, le lecteur de l'époque des grandes découvertes rejette désormais les histoires invraisemblables.
Cervantès va donc donner naissance à un chevalier, certes, mais pour mieux écrire une parodie de ces romans courtois qu'adore tant Don Quichotte. Et surtout, le génie de l'écrivain a été de mélanger réalité et fiction en rendant son Quichotte conscient qu'il est lui-même devenu héros d'un ouvrage très populaire.
Pour la première fois, un protagoniste sait qu'on est en train d'écrire sur les aventures que lui-même est en train de construire !
Son histoire n'a-t-elle pas été lue par plusieurs de ses hôtes qui s'amusent à participer à la création de nouvelles péripéties, devenant ainsi à leur tour personnages d'un roman dans le roman ?
Pour répondre aux attentes du chevalier, le monde va donc se quichottiser (Carlos Fuentes) au risque de lui faire perdre l'attrait de l'illusion et de la nouveauté.
Est-ce pour cette raison que notre rêveur semble toujours sombre au point de rendre l'œuvre de Cervantès « le plus triste de tous les livres » (Dostoïevski) ?
Richesse des personnages, complexité des intrigues, analyse du rôle du lecteur... Aujourd'hui on reste impressionné par la dextérité de l'écrivain et son désir d'aller toujours plus loin dans la réflexion sur la création littéraire : « Vous croyez que c'est peut-être facile de faire un livre » (Cervantès) ?
« Rêver un impossible rêve
Porter le chagrin des départs
Brûler d'une possible fièvre
Partir où personne ne part
Aimer jusqu'à la déchirure
Aimer, même trop, même mal,
Tenter, sans force et sans armure,
D'atteindre l'inaccessible étoile
Telle est ma quête,
Suivre l'étoile
Peu m'importent mes chances
Peu m'importe le temps
Ou ma désespérance
Et puis lutter toujours
Sans questions ni repos
Se damner
Pour l'or d'un mot d'amour
Je ne sais si je serai ce héros
Mais mon cœur serait tranquille
Et les villes s'éclabousseraient de bleu
Parce qu'un malheureux
Brûle encore, bien qu'ayant tout brûlé
Brûle encore, même trop, même mal
Pour atteindre à s'en écarteler
Pour atteindre l'inaccessible étoile »
(Jacques Brel, « Ma Quête »,1968)
Jacques Brel joue au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, en 1968, L'homme de la Mancha, l'adaptation en français d'une comédie musicale créée en 1965 à Broadway, Man of La Mancha.
C'est dans ce spectacle qu'il interprète Ma Quête, l'une de ses chansons les plus émouvantes.
Bibliographie
« Cervantès ou l'invention du roman moderne », Le Magazine Littéraire n°358, octobre 1997.
« Le match Shakespeare Cervantès », Magazine littéraire n°563, janvier 2016.
Virgule, magazine n°117, avril 2014.
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Voir les 4 commentaires sur cet article
faonta (22-05-2016 19:40:38)
Eh bien voilà une contribution bien intéressante qui apprend nombre d'aspects sur Cervantès et son époque. Grand merci Madame Gregor, grand merci Hérodote.
Anonyme (22-05-2016 11:38:28)
Autre chose à propos de Cervantés : Sur les hauteurs du quartier de Belcourt nommé L'A'qiba "la montée", à deux pas de l'appartement dans lequel vécurent Albert Camus et sa maman (on se souven... Lire la suite
Anonyme (22-05-2016 11:27:23)
Aurtere cbhose à propos de