Romain Gary (1914 - 1980)

L'homme sans identité

Romain Gary, ce sont d'abord des yeux bleus, une moustache élégante, une passion tragique pour une femme-enfant d'Hollywood et une énorme mystification littéraire.

C'est aussi l'épopée des as de la Seconde Guerre mondiale, un roman initiatique sur l'Afrique et le sauvetage des éléphants, le souvenir oppressant d'une mère à l'amour dévorant et un petit garçon en quête d'avenir, Momo.

C'est enfin un destin paradoxal que Romain Gary lui-même résume en une phrase : « Je n'ai pas une seule goutte de sang français mais la France coule dans mes veines. »

Isabelle Grégor

Romain Gary, vers 1970, DR. L'agrandissement présente la Une du Journal Libération le 1er juillet 1981.

Naître au cœur des périls

Romualdas Kvintas, sculpture de Romain Gary enfant à Vilnius, 2007.Il ne fait pas bon venir au monde en 1914, à Wilno (Vilnius) aux marges de l'empire russe, dans une famille juive. Dès l'année suivante, voici déjà le petit Roman Kacew sur les routes, dans les bras de sa mère Mina, pour fuir l'avancée allemande, tandis que son père Arieh, florissant artisan fourreur, a été mobilisé.

Réfugiée chez ses parents à Sweciany, à la frontière russe, Mina a certainement été emmenée vers l'est, comme 600 000 juifs, accusés d'être des espions. En 1918, Arieh est le premier à revenir à Wilno mais ne trouvant pas sa famille, il finit par s'installer avec une jeune femme, Frida, dont il aura deux enfants.

En 1921, le retour de Roman et sa mère dans une ville désormais polonaise est donc difficile. Mina, fascinée par la France depuis sa rencontre avec des comédiens, s'installe dans un immeuble baptisé « Le Petit Versailles » et s'improvise modiste « de Paris ». Elle ne craint pas de présenter sa boutique comme la seule succursale du célèbre couturier Paul Poiret dans le pays. Et pour cause...

Mina, la mère de Romain Gary. L'agrandissement la montre avec son fils, 1925, photo du Lithuanian Central State Archive.En fait l'appartement est au fond d'une cour du vieux quartier juif, vétuste et sale, et les commandes sont rares.

Mina peine à subvenir à leurs besoins mais ne perd pas une occasion d'emmener son fils au cinéma ou de le pousser à dévorer Victor Hugo, Alexandre Dumas ou Jules Verne.

Rien n'est trop beau pour son petit garçon qui, elle en est convaincue, va aller au-devant d'un grand destin dans cette France qu'elle vénère et dont elle lui fait apprendre par cœur les paroles de La Marseillaise.

Il sera officier, consul, voire ambassadeur ! Mais définitivement abandonnés par Arieh en 1924, mère et fils doivent fuir les dettes et les clientes mécontentes ou pingres. Ils gagnent Varsovie où ils ont de la famille. Pas d'inquiétude : c'est juste un nouveau départ, une première étape sur la route de Paris !

Elle sera de courte durée : face à la malveillance et la jalousie que font naître cette femme seule et ce collégien trop doué, il faut refaire ses maigres valises et se lancer dans une hasardeuse traversée de l'Europe. Direction : la côte d'Azur !

Romain Gary (deuxième à gauche), sur une plage de la côte d'Azur, au Cap Ferrat, en 1939, DR.

L'Eldorado français ?

Mina (au centre avec des lunettes), Romain Gary (au fond, derrière les résidents) et des pensionnaires à la pension Mermonts, années 30.Mais comment accéder enfin au paradis français lorsqu'il faut une multitude d'autorisations pour entrer sur le territoire ? Simple ! Il suffit d'expliquer que le petit Roman souffre terriblement (d'une simple angine...) et les portes du pays du soleil et de la liberté s'ouvrent ! C'est ainsi qu'en août 1928, Mina rejoint son frère installé depuis peu à Nice et s'empresse d'inscrire son cher Roman au lycée Masséna, celui de Guillaume Apollinaire et René Cassin.

Pour survivre, elle va faire du porte-à-porte et vendre la vieille argenterie rapportée de Pologne avant de pouvoir devenir gérante d'une modeste pension. C'est son fils qui la baptise : Mermonts.

Roman est certes doué pour le français, mais il n'y a guère autre chose qui l'intéresse, à l'exception peut-être du tennis et des filles, et il ne décroche son bac philo qu'avec un décevant « passable ». Mais comme les élèves sont finalement peu nombreux à l'obtenir, on l'accueille sans problème en droit à la faculté d'Aix puis à celle de Paris où il devient, à grand peine, licencié.

Madame Kacew et son fils à la terrasse de la pension Mermots, avant 1939.Pour la première fois, il s'éloigne de sa mère mais avec l'ambition qu'elle a su lui transmettre. C'est ainsi qu'il suit une préparation militaire qui devrait lui permettre de devenir aviateur et endosser ce si bel uniforme qui ferait si plaisir à Mina !

En attendant, il s'essaye à l'écriture et commence à fréquenter le milieu littéraire de la capitale. 1935 est une année faste : le voici naturalisé français et la revue Gringoire publie une de ses nouvelles en première page, rapidement suivie par une seconde ! À 21 ans, Roman s'approche à grands pas de la gloire et sa mère peut décorer l'entrée de sa pension avec ses manuscrits.

La déception est d'autant plus grande quand, quelques mois plus tard, celui qui se voyait déjà l'égal de Joseph Kessel et André Malraux voit sa nouvelle production refusée partout. Il faut trouver un autre moyen d'entrer dans la postérité.

« J'ai été formé par un regard d'amour de femme » (La Nuit sera calme)

Dans La Promesse de l'aube, Romain Gary revient sur l'amour sans faille de sa mère qui l'a porté pendant toute son enfance et sa jeunesse.
« Ma mère vint me dire adieu à Salon-de-Provence [où il fait son service militaire en 1938 ] […].
- Il faut attaquer tout de suite, me dit-elle.
Je dus paraître un peu surpris, parce qu'elle précisa :
- Il faut marcher tout droit sur Berlin. […]
J'ai toujours regretté, depuis, qu'à défaut du général de Gaulle, le commandement de l'armée française ne fût pas confié à ma mère. Je crois que l'état-major de la percée de Sedan eût trouvé là à qui parler. Elle avait au plus haut point le sens de l'offensive, et ce don très rare d'inculquer son énergie et son esprit d'initiative à ceux-là même qui en étaient le plus dépourvus. Qu'on veuille bien me croire lorsque je dis que ma mère n'était pas femme à demeurer inactive derrière la ligne Maginot, avec son flanc gauche complètement exposé.
Je lui promis de faire de mon mieux. Elle parut satisfaite et l'expression rêveuse revint sur son visage.
- Tous ces avions sont découverts, remarqua-t-elle. Tu as toujours eu la gorge sensible.
Je ne pus m'empêcher de lui faire remarquer que si tout ce que je risquais d'attraper avec la Luftwaffe était une angine, j'aurais vraiment de la veine. Elle eut un petit sourire protecteur et m'observa avec ironie.
- Il ne t'arrivera rien, dit-elle tranquillement.
Son visage avait une expression de confiance absolue, de certitude. On aurait dit qu'elle savait, qu'elle avait conclu un pacte avec le destin, et qu'en échange de sa vie manquée, on lui avait offert certaines garanties, fait certaines promesses. [...]
Au cours des derniers jours qui avaient précédé sa mort, elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu'elle avait fait parvenir à son amie en Suisse. Je continuai donc à recevoir de ma mère la force et le courage qu'il me fallait pour persévérer alors qu'elle était morte depuis plus de trois ans. Le cordon ombilical avait continué à fonctionner »
. (Romain Gary, La Promesse de l'aube, 1960).

L'errance de la guerre

Guynemer et Mermoz ont tracé le chemin : ce sera l'aviation. Mais, en cette année 1939, l'administration ne voit pas les choses du même œil, et l'élève-officier Kacew, sans doute encore trop peu français, est le seul de sa promotion à ne pas être reçu à l'examen. Lorsque la guerre éclate, il est donc toujours simple caporal et ne deviendra sous-lieutenant qu'en 1941. 

Gary de Kacew et Arnaud Langer, Angleterre, 1943.En attendant, on profite de ses origines polonaises en lui confiant la formation en navigation de ses anciens compatriotes.  Mission dangereuse ! Un beau jour, son pilote rate l'atterrissage et voilà Kacew obligé de s'habituer à un nouveau nez, l'original s'étant éclaté sur le pare-brise. 

C'est donc avec une apparence quelque peu changée que Romain se rend d'urgence en 1940 auprès de sa mère, gravement malade. Elle ne survivra qu'une année, pas assez pour voir le triomphe tant espéré de son fils.

Pour celui-ci, les événements s'accélèrent avec la signature de l'armistice qui, en tant que Juif, le désigne comme cible. Terriblement déçu par son pays d'adoption, il décide d'« emprunter » avec deux camarades un avion pour rejoindre Alger, puis, en bus, Casablanca et enfin, en cargo, Glasgow.

Les voici, déserteurs, qui vont frapper à la porte des Forces Françaises Libres de Londres avant d'être redirigés vers une base aérienne pour formation. Il faut vite se familiariser avec les gallons, les miles et autres inches (pouces) !

Après deux bombardements nocturnes sur l'Allemagne, l'adjudant Romain Gary de Kacew, membre de l'escadrille Topic devenue groupe Lorraine en 1941, foule le sol de la Guinée, première étape avant N'Djamena, Bangui, puis Khartoum, Damas et enfin les environs de Beyrouth où il se remet difficilement de la fièvre typhoïde.

Ce n'est pas la fin du voyage : il doit encore subir un long périple de deux mois pour contourner l'Afrique avant de rallier l'Angleterre. Il en profite pour compléter les brouillons de ce qui deviendra son premier roman, Éducation européenne, consacré aux partisans polonais. Publié sous le titre The Forest of Anger, le livre triomphe en Angleterre et fait connaître un nouvel auteur qui signe désormais Romain Gary.

Romain Gary, en uniforme militaire, signant des autographes sur ses photos, novembre 1945, musée des Lettres et Manuscrits, DR.

« Tu seras ambassadeur de France, mon fils »

Lesley Blanch, archive de la Royal Navy, British Vogue, novembre 1941. Le portrait de Romain Gary figure à ses côtés lors de l'agrandissement de la photo.Le 1er janvier 1943, Romain Gary retrouve l'Europe et avec elle les premières missions de bombardement. Il reprend sa place de navigateur-observateur, cette place qui est la plus dangereuse à l'avant de l'avion. Il est d'ailleurs blessé au ventre au-dessus du Pas-de-Calais en janvier 1944 et tout son équipage, qui parvient de justesse à revenir au camp, est traité en héros. Si la Croix de guerre vient couronner cet exploit, les sorties aériennes sont finies pour notre apprenti écrivain qui est versé dans l'état-major.

Le voici qui peut renouer avec le monde littéraire réfugié à Londres, tout en n'oubliant pas de profiter des permissions pour compter fleurette. C'est ainsi que la capitaine Gary rencontre une journaliste de Vogue, Lesley Blanch, qu'il épouse en 1945.

À l'amour s'ajoutent la reconnaissance du milieu littéraire et les honneurs militaires : Compagnon de la Libération, il reçoit la Croix de Guerre et la médaille de la Résistance. Passant outre son manque de formation, le Quai d'Orsay l'appelle et lui propose d'entrer par la petite porte. Il commence par occuper un modeste poste de secrétaire d'ambassade à Sofia où il s'installe pour deux ans dans l'inconfort et la terreur stalinienne.

Romain Gary, prix Goncourt en 1956 avec Les Racines du ciel.Puis ce sera Berne, New York, Londres, La Paz... Enfin, il réalise le rêve de sa mère et prend même la casquette de représentant officiel de la France à l'ONU. Belle revanche pour celui qui avoue qu'il n'a « pas une goutte de sang français dans les veines » ! Il ne ménage pas sa peine, se documentant très précisément sur les États qu'il découvre et donnant pas moins de trois cent conférences de presse pour promouvoir l'image de son pays.

Nommé consul à Los Angeles, il n'en poursuit pas moins son œuvre de romancier, mettant en 1956 un point final aux Racines du ciel qui reçoit le prix Goncourt tant attendu. Il y fait la part belle à cette Afrique qu'il a découvert pendant la guerre avant de revenir sur son parcours personnel dans La Promesse de l'aube (1960).

Dans ce « récit d'inspiration autobiographique », il porte un regard à la fois amusé et affectueux sur le personnage excentrique qu'était sa mère. Ce magnifique hommage est accueilli avec enthousiasme par le public qui fait de Gary un des auteurs les plus lus de l'époque, que ses œuvres soient rédigées directement en français ou en anglais (Lady L, 1963).

Équipage en perdition !

Dans ce passage de La Promesse de l’aube, le navigateur Romain Gary part en mission depuis la base anglaise d’Hartford Bridge…
« Un jour, cependant, nous eûmes une sortie un peu plus mouvementée que d'habitude. À quelques minutes de l'objectif, alors que nous dansions entre les nuages des obus, j'entendis dans mes écouteurs une exclamation de mon pilote Arnaud Langer. Il y eut ensuite un moment de silence, puis sa voix annonça froidement:
– Je suis touché aux yeux. Je suis aveugle.
Sur le Boston, le pilote est séparé du navigateur et du mitrailleur par des plaques de blindage et, en l'air, nous ne pouvions rien les uns pour les autres. Et, au moment même où Arnaud m'annonçait sa blessure aux yeux, je recevais un violent coup de fouet au ventre. En une seconde, le sang colla mon pantalon et emplit mes mains. Fort heureusement, on venait de nous distribuer des casques d'acier pour nous protéger le chef. Les équipages anglais et américains mettaient naturellement les casques sur leurs têtes, mais les Français, à l'unanimité, s'en servaient pour couvrir une partie de leur individu qu'ils jugeaient beaucoup plus précieuse. Je soulevai rapidement le casque et m'assurai que l'essentiel était sain et sauf. Mon soulagement fut tel que la gravité de notre situation ne m'impressionna pas particulièrement. J'ai toujours eu, dans la vie, un certain sens de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas. Ayant poussé un soupir de soulagement, je fis le point. Le mitrailleur, Bauden, n'était pas touché, mais le pilote était aveugle; nous étions encore en formation et j'étais le navigateur de tête, c'est-à-dire que la responsabilité du bombardement collectif reposait sur moi. Nous n'étions plus qu'à quelques minutes de l'objectif et il me parut que le plus simple était de continuer en ligne droite, nous débarrasser de nos bombes sur la cible et examiner ensuite la situation, s'il y en avait encore une. C'est ce que nous fîmes, non sans avoir été touchés encore à deux reprises. Cette fois, ce fut mon dos qui fut visité et quand je dis mon dos, je suis poli. […] Nous avions pris la décision de sauter en parachute dès que l'avion couperait la côte anglaise, mais Arnaud constata que son toit coulissant avait été endommagé par les obus et ne s'ouvrait pas. Il ne pouvait être question de laisser le pilote aveugle seul à bord; nous dûmes donc demeurer avec lui et tenter l'atterrissage, en le dirigeant à la voix. Nos efforts ne furent pas très efficaces et nous manquâmes le terrain à deux reprises. […] Je me souviens aussi qu'au moment où l'avion faillit percuter dans le sol, je souris – et ce sourire fut sans doute une de mes créations littéraires les plus longuement préméditées. Je la mentionne ici dans l'espoir qu'elle figurera dans mes œuvres complètes »
(La Promesse de l’aube, 1960).

Jean et le python

Cet équilibre précaire entre création littéraire et vie diplomatique est brisé en 1959 lorsqu'il rencontre la jeune actrice Jean Seberg, révélée par Otto Preminger dans le rôle de Jeanne d'Arc. Vingt-cinq ans les séparent, tous deux sont déjà mariés.

Romain Gary et Jean Seberg à Venise, 1962, DR.Lesley Blanch refuse le divorce et l'Amérique crie au scandale, mais rien n'y fait. Le couple, qui attend un garçon, Alexandre-Diego, finit par se marier en 1963. Il est temps pour Gary, dont la carrière est malmenée par cette affaire, de demander une mise en disponibilité qui va lui permettre de se consacrer totalement à l'écriture.

Tandis que Jean devient, devant la caméra de Godard, l'égérie de la Nouvelle Vague, Gary poursuit son chemin en littérature en s'imposant un livre par an.

Mariage de Romain Gary et Jean Seberg en Corse, 1963.Il se fait témoin de son temps, revenant sur le thème de l'holocauste (La Danse de Gengis Cohn, 1967) ou encore dénonçant ce racisme américain (Chien blanc, 1970) contre lequel lutte activement sa nouvelle épouse, militantisme qui lui vaut de devenir une des cibles de la surveillance du FBI.

Après quelques essais au cinéma, il publie en 1974 trois ouvrages sous trois noms différents : La Nuit sera calme (Romain Gary), Les Têtes de Stéphanie (Shatan Bogat) et Gros-Câlin (Émile Ajar). Ce dernier raconte le mal-être de Michel Cousin, petit statisticien anonyme qui va reporter toute son affection sur son python familier et finalement se couper de la société.

Cousin, c'est Romain Gary, de plus en plus fragile et solitaire, témoin impuissant de la dérive de Jean dans la mouvance des Black Panthers. Après son divorce en 1970, l'actrice s'enfoncera dans une vie d'excès et de violence avant d'être retrouvée morte à l’arrière d’une voiture. L'enquête conclura à un suicide.

Momo et madame Rosa, couple de légende

Difficile d’oublier la naïveté de Momo et la tendresse de madame Rosa, héros de La Vie devant soi. Dans cet extrait, l’orphelin Momo vient de réclamer sa mère…
« - Tu es un bon petit, Momo, mais tiens-toi tranquille. Aide-moi. Je suis vieille et malade. Depuis que je suis sortie d'Auschwitz, je n'ai eu que des ennuis.
Elle était si triste qu'on ne voyait même pas qu'elle était moche. Je lui ai mis les bras autour du cou et je l'ai embrassée. On disait dans la rue que c'était une femme sans cœur et c'est vrai qu'il n'y avait personne pour s'en occuper. Elle avait tenu le coup sans cœur pendant soixante-cinq ans et il y avait des moments où il fallait lui pardonner. Elle pleurait tellement que j'ai eu envie de pisser.
– Excusez-moi, madame Rosa, j'ai envie de pisser.
Après, je lui ai dit:
– Madame Rosa, bon, pour ma mère je sais bien que c'est pas possible, mais est-ce qu'on pourrait pas avoir un chien à la place ?
– Quoi ? Quoi ? Tu crois qu'il y a de la place pour un chien là-dedans ? Et avec quoi je vais le nourrir ? Qui est-ce qui va lui envoyer des mandats ?
Mais elle n'a rien dit quand j'ai volé un petit caniche gris tout frisé au chenil rue Calefeutre et que je l'ai amené à la maison. Je suis entré dans le chenil, j'ai demandé si je pouvais caresser le caniche et la propriétaire m'a donné le chien quand je l'ai regardée comme je sais le faire. Je l'ai pris, je l'ai caressé et puis j'ai foutu le camp comme une flèche. S'il y a une chose que je sais faire, c'est courir. On ne peut pas sans ça, dans la vie »
.

Romain Gary lisant Les Nouvelles littéraires, 1967.

L'artiste du mensonge

Avec ce roman, initialement intitulé La Solitude du python, Romain Gary monte la plus belle affaire de mystification qui ait jamais secoué le monde littéraire. À part une poignée d'initiés dont l'éditeur Robert Gallimard, personne ne sait en effet qui est cet Émile Ajar sorti de nulle part, personne ne s'aperçoit que l'œuvre est truffée de références aux ouvrages de Gary. Mais tout le monde veut le voir !

Bien embêté, Gary doit donner existence de toute urgence à son double et fait pour cela appel à Paul Pavlowitch, son petit-cousin qui travaille comme « nègre » dans les bureaux de Gallimard. La supercherie est un succès puisque, tandis que le nouveau roman de Gary (Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable) se vend assez bien, c'est Gros-Câlin qui s'arrache dans les librairies !

Pourquoi ne pas renouveler l'expérience ? C'est chose faite en 1975 lorsqu'Émile Ajar propose à la publication La Tendresse des pierres, l'histoire d'un jeune orphelin de Barbès, Momo, recueilli par Madame Rosa, une vieille prostituée juive au grand cœur. Devenu La Vie devant soi puisque le titre était déjà apparu dans une autre œuvre de Gary, le roman au style original devient vite un classique et est couronné du prix Goncourt, permettant à Gary d'être le seul auteur à recevoir deux fois la récompense, sous deux noms différents.

Affiche américaine de La Vie devant soi, 1977.Le parcours de Momo est porté sur grand écran en 1977 avec Simone Signoret dans le rôle-titre, film qui obtint un Oscar à Hollywood. S'il est flatteur, ce succès est aussi pour Gary une souffrance puisqu'il lui faut continuer à se dédoubler, à faire vivre ce « pseudo » qui devient une obsession au point de donner son titre à un roman de 1976. Il continue à nier toute implication dans l'œuvre d'Ajar, et on le croit !

Mais le double, d'abord soumis, finit par avoir soif d'indépendance et les deux personnalités s'affrontent de plus en plus souvent, mettant en péril le petit jeu de l'imposture qu'entretient encore la publication de L'Angoisse du roi Salomon en 1979.

Déjà fragilisé, Gary est victime de crises nerveuses qu'il traduit ainsi dans Pseudo : « Je voyais la réalité, qui est le plus puissant des hallucinogènes. C'était intolérable. J'ai un copain à la clinique qui a de la veine, qui voit des serpents, des rats, des larves, des trucs sympas quand il hallucine. Moi je vois la réalité ». C'est avec terreur qu'il regarde la vieillesse avancer, et ne surmonte qu'avec peine la mort dramatique de Jean Seberg.

On le voit mépriser une invitation à siéger à l'Académie française, puis ne pas donner suite à la proposition du prix Paul Morand. Le 2 décembre 1980, Romain Gary rentre tranquillement chez lui avant de se tirer une balle dans la bouche. Il venait de mettre un point final à sa dernière œuvre, Vie et mort d'Émile Ajar, révélant enfin son secret : Ajar était Gary, Gary était multiple !

Romain Gary a-t-il existé ?

La question de l'identité est au cœur de la vie et de l'œuvre de notre écrivain. N'a-t-il pas multiplié les fausses pistes, déclarant au gré de ses envies avoir vu le jour à Moscou ou Varsovie ? À quoi bon vérifier lorsque l'on sait combien les noirceurs de l'Histoire ont détruit la trace de millions de personnes dans ces régions ?
Ce goût du mystère des origines, qui a toujours habité l'écrivain, vient de loin : abandonné tout enfant par son père, Roman Kacew l'a vite remplacé par ces comédiens que sa mère adore, comme la star russe du muet Ivan Mosjoukine auquel il est censé ressembler. Mais s'entourer de géniteurs imaginaires, princes cosaques ou diplomates russes, ne suffit pas à rassurer celui que sa mère a surnommé Romouchka. Il lui faut changer de nom, peut-être pour nier cette part de judéité qui le pousse à transformer le Mina maternel en un Nina russe.
C'est décidé : il sera Gary, comme Gary Cooper ! À moins que ce nouveau prénom soit dérivé de l'impératif russe « gori » signifiant : « Brûle ! ». Gary de Kacew, ça ne sonne pas mal, surtout pour un nom de guerre... Mais la trahison paternelle a fait trop de mal : le patronyme Kacew doit lui aussi disparaître, comme disparaîtra toute sa famille dans l'Holocauste. Revient donc le prénom d'origine francisé, Romain, auquel est associé le bien-trouvé Gary : ne signifie-t-il pas « souris » puis « galopin » dans la langue de Nice (« gari ») ? L'image du petit rongeur lui plaît particulièrement puisqu'il y fera une nouvelle fois allusion dans Pseudo : « Ajar, ça veut dire « souris » en hongro-finnois ».
Mais changer de nom ne suffit pas, il faut aussi se bâtir de nouvelles origines. C'est ainsi qu'il confie à son éditeur Pierre Calmann qu'il est « né aux environs de Koursk, de parents français ». Lors de son mariage en 1945, il précise que son père est « diplomate », puis on apprendra dans Pseudo qu'il « venait du Monténégro » et qu'il est « mort de peur, sur le chemin de la chambre à gaz » (La Promesse de l’aube) à moins que ce soit « à Nice d'un éclat de rire ». Cette errance identitaire aura marqué toute l'œuvre de cet homme-caméléon qui en fait n'est jamais parvenu à surmonter les chaos de son enfance.

La révélation

Souhaitant maîtriser jusqu'au bout son destin et son image, Gary avait laissé à son éditeur Gallimard des instructions très précises pour la publication de son livre Vie et mort d'Émile Ajar qui devait lever le voile sur l'imposture. Mais Paul Pavlowitch prit tout le monde de court en écrivant L'Homme que l'on croyait dont il présenta le contenu sur le plateau de l'émission Apostrophes. Le mystère Emile Ajar n'en était plus un.

Le mystère, jusqu'aux derniers mots

Voici la note que Romain Gary a laissée à destination de la presse, le jour de son suicide :
Derniers mots de Romain Gary, 1980.« Pour la presse. Jour J. Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs.
On peut mettre cela évidemment sur le compte d’une dépression nerveuse. Mais alors il faut admettre que celle-ci dure depuis que j’ai l’âge d’homme et m’aura permis de mener à bien mon œuvre littéraire. Alors, pourquoi ? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique, La nuit sera calme, et dans les derniers mots de mon dernier roman : "Car on ne saurait mieux dire".
Je me suis enfin exprimé entièrement »
.

Bibliographie

Jean-François Hangouët, Romain Gary. La traversée des frontières, éd. Gallimard (« Découvertes »), 2007,
Myram Anissimov, Romain Gary. L'Enchanteur, éd. Textuel (« Collection Passion »), 2010,
Valéry Croquant, Romain Gary. L'homme face à l'action, éd. France-Empire, 2012.

Publié ou mis à jour le : 2024-09-06 17:17:26

Voir les 8 commentaires sur cet article

Thierry86 (24-12-2017 12:10:27)

Cela tombe bien, je suis dans la lecture de Romain Gary, et notamment avec son témoignage de cette mère hors-norme. L'affection d'une mère peut être entendue sans limite... enfin jusqu'à un certa... Lire la suite

Ornitho (23-12-2017 11:18:22)

Merci pour cet article intéressant, permettant de découvrir, ou mieux comprendre cette personnalité étonnante. Un conseil: la lecture du récent "Un certain M. Piekielny" de François-Henri Désé... Lire la suite

Yves L (21-12-2017 19:02:48)

Autres sens d'Ajar: En Anglais, se dit d'une porte entrouverte, mais aussi d'un état de désaccord avec le monde (!)

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