17 mai 2010. L'Histoire s'est accélérée, ces dernières semaines, de la crise grecque aux plans de rigueur qui se succèdent dans les pays les plus fragiles de l'Union européenne...
Ballottés par les flots, les dirigeants européens naviguent à vue. Un jour, ils nous parlent de plans de relance, le lendemain, de rigueur à tous les étages !... On peut enchaîner les commentaires à chaud sur ces péripéties, comme les journalistes savent le faire ; on peut aussi, comme c'est la vocation des historiens, faire abstraction de l'écume des événements et sonder les courants qui nous emportent.
Essayons-nous à cet exercice. La conclusion est sévère. Puisse-t-elle ne pas nous valoir d'être lapidé, tel Cassandre ou les porteurs de mauvaises nouvelles. Nous acceptons les critiques et serions trop heureux d'être dans l'erreur.
Flambeaux éteints de l'Europe...
La première observation, occultée par les médias et la classe politique, est le caractère strictement européen de la crise actuelle.
Il y a deux à trois ans, a éclaté aux États-Unis la crise financière dite « crise des subprimes », hautement prévisible et annoncée par quelques grands économistes (Joseph Stiglitz...) mais souverainement ignorée par les dirigeants occidentaux, leurs experts et leurs conseillers, tout entier voués à chanter les mérites de la « mondialisation heureuse », sur les ruines de l'État-Providence (note).
Nous avons écrit ici même que cette crise, de quelque manière qu'elle se résorbe, « accélèrerait la recomposition des équilibres planétaires au profit de la Chine et au détriment de l'Europe et des États-Unis ». C'est ce qui se passe aujourd'hui avec une ampleur et une rapidité que nous ne soupçonnions pas.
L'Union européenne est en léthargie depuis sa naissance il y a deux décennies (traité de Maastricht), avec une croissance moyenne qui n'a jamais dépassé les 2% par an, moins qu'aux États-Unis et évidemment bien moins que dans les pays émergents d'Asie. Il n'y a que le Japon qui ait fait moins bien. Les écarts de croissance se sont encore accrus depuis la « crise des subprimes ».
L'Union européenne plafonne en 2010 à 1% de croissance annuelle et risque fort de rechuter en 2011 quand se feront sentir à plein les effets des plans de rigueur (baisse autoritaire des salaires, comme aujourd'hui en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Irlande...), avec risque de récession, voire de « déflation » (baisse des prix).
Pendant ce temps, les États-Unis, d'où est venue la crise, ont déjà digéré celle-ci et affichent un taux de croissance de 3% l'an. Quant à l'Inde et surtout la Chine, elles ne l'ont pour ainsi dire pas vu passer et poursuivent plus vite qu'avant leur croissance économique avec des taux annuels qui frôlent ou dépassent les 10%.
On peut se rassurer en notant que l'Europe occidentale constitue encore la région du monde la plus prospère et que sa richesse globale (PIB, produit intérieur brut) est trois fois supérieure à celle de la Chine. Mais au rythme où vont les choses, il est plausible que d'ici vingt à trente ans, les 300 millions de Chinois des régions côtières (les plus développées) vivront au moins aussi bien que les 300 millions d'Européens de l'Ouest. Quant au milliard de Chinois restant, il ne vivra guère plus mal que le milliard d'hommes qui entourent l'Europe de l'Ouest (Europe orientale, bassin méditerranéen, Afrique sahélienne).
Tant mieux pour l'Asie mais l'Europe a motif de s'inquiéter d'une stagnation mortifère...
Son décrochage est sans précédent dans l'Histoire par sa rapidité et son ampleur, si l'on se rappelle qu'il y a 50 ans à peine, le condominium Europe-États-Unis dominait le monde. En 1970, le président Pompidou engageait les Français dans le rattrapage industriel de l'Allemagne et promettait de faire de son pays une « Suède avec le soleil en plus ». L'agronome écologiste René Dumont prédisait de son côté une famine majeure dans la Chine décrépite de Mao Zedong.
C'était avant le coup de froid de 1974. La population européenne était jeune et faisait plus que simplement se renouveler. On ne comptait d'immigrés extra-Européens que dans quelques usines et chantiers... Que nous promettent aujourd'hui les dirigeants européens ? Quels horizons ouvrent-ils à notre jeunesse, hormis les « apéros Facebook » et les « rave-parties » ?
La trahison des élites
Si pleine de belles promesses, l'Europe a perdu le cap au tournant des années 1990 avec l'Acte Unique européen (1986) et le traité de Maastricht (1992), deux documents célébrés en leur temps avec des tombereaux de louanges et qui reflètent une double trahison des dirigeants et des « clercs » (médias et intellectuels) : trahison envers les « Pères fondateurs de l'Europe » (1950), trahison envers les libéraux des « Lumières » (XVIIIe siècle).
Autour de Jean Monnet, les promoteurs de l'idée européenne avaient pratiqué la politique des petits pas, dans toutes les directions : économie, institutions, culture, éducation etc.
Mais en 1986, la Commission européenne décide d'accomplir un grand pas dans la seule direction de l'économie, avec la conviction que ce grand pas entraînera mécaniquement l'Europe vers une plus grande intégration économique et aussi politique. C'est l'instauration du Marché Unique en 1993 et de la monnaie unique, l'euro, en 1999.
Cette conviction vient d'une nouvelle idéologie que l'on appelle faute de mieux « néolibéralisme » et qui a aussi peu à voir avec le libéralisme classique d'Adam Smith que le socialisme soviétique avec le socialisme scandinave. Tandis qu'Adam Smith et les autres penseurs des « Lumières » soulignaient les bienfaits de la libre entreprise dans un État de droit, encadré par des règles strictes et équitables (« la liberté opprime, la loi protège »), les « néolibéraux » plaident pour la suppression de toute contrainte et remettent en cause l'État lui-même, sous le prétexte - fondé - qu'il s'occupe trop souvent de choses qui sont hors de son ressort comme de diriger des entreprises industrielles.
Depuis 1993, première année de récession économique en Europe depuis la Libération, ce parti-pris idéologique des dirigeants européens de droite comme de gauche n'a cessé d'être mis en avant pour justifier de nouvelles avancées néolibérales. Années 1990 : les économies européennes sont asphyxiées par la rigueur financière imposée par la préparation de la monnaie unique ; c'est donc qu'il faut accélérer la mise en place de celle-ci ! C'est chose faite en 1999.
La création d'un grand marché unique étant perçue comme l'alpha et l'oméga de la prospérité, on se dépêche de faire entrer dans l'Union européenne les pays d'Europe centrale, à peine remis de la mainmise soviétique, et l'on déclare recevable la candidature de la Turquie. Mais il faut dare-dare adapter les institutions : c'est le traité de Nice (2001). On s'aperçoit alors que celui-ci conduit à l'impasse. On met donc en chantier un traité constitutionnel européen qui sacralise le dogme néolibéral. Il n'est plus question de « subsidiarité » comme dans l'article 3 du traité de Maastricht : les bureaux de Bruxelles sont habilités à intervenir dans tous les domaines de l'action politique, par-dessus les États.
La « préférence communautaire » chère aux Pères fondateurs est passée par pertes et profits (on y renonce dès 1974). Il n'est plus question de faire obstacle aux importations chinoises à bas coût au nom de la sacro-sainte « concurrence libre et non faussée ». Tant pis pour les ouvriers et ingénieurs européens, tant pis pour les industriels du Vieux Continent. L'important est que les multinationales européennes puissent réaliser de substantiels profits en revendant à des prix européens ce qu'elles achètent à des prix chinois. En conséquence de quoi, c'est désormais vers la finance et non plus vers l'industrie et la recherche que se dirigent les jeunes cerveaux européens.
Malheureusement, la démocratie est venue enrayer cette savante mécanique. La France et les Pays-Bas ont organisé un référendum sur le traité constitutionnel en 2005 et leurs citoyens l'ont massivement rejeté pour de bonnes et de moins bonnes raisons. Mais les dirigeants, avec le soutien des médias, ont très vite repris la main et resservi le traité, rebaptisé traité de Lisbonne et improprement qualifié de « mini-traité ». Cette fois devait être la bonne, promettaient-ils : avec un président du Conseil européen coopté par ses pairs pour 2 ans et demi, avec un(e) délégué(e) aux Affaires étrangères... l'Union allait pouvoir enfin donner toute sa mesure !
La crise grecque montre ce qu'il en est dans les faits. Les déficits publics de la Grèce sont la conséquence des déséquilibres structurels liés à une union douanière et une monnaie unique non maîtrisées. Même chose en Irlande, aussi surprenant que cela paraisse. Dans les années 1990, Dublin a accueilli à bras ouverts les entreprises américaines de haute technologie grâce à une fiscalité avantageuse et aux atouts de l'union douanière. À partir de 2000, du fait des taux d'intérêt excessivement bas de la zone euro, ces entreprises ont réinvesti leur profits dans l'immobilier plutôt que dans la production, avec au final une bulle spéculative de grande ampleur.
Les historiens du futur considéreront peut-être que l'Europe est morte le jour de son 60e anniversaire, le dimanche 9 mai 2010, un peu jeune pour mourir.
Ce jour-là, les dirigeants européens ainsi que le gouverneur de la BCE (Banque Centrale Européenne) et le FMI (Fonds monétaire international) garantissaient à hauteur de 750 milliards d'euros les pays membres de l'Union contre tout risque de banqueroute. Cette décision, contraire à tous les principes précédemment affichés par les mêmes, était prise sous la pression des marchés et du président Obama, celui-ci craignant en effet que la dégringolade de l'euro ne menace les exportations américaines et la reprise économique dans son pays.
Dans le même temps, la Grèce mais aussi l'Espagne, le Portugal et l'Irlande, pays les plus fragiles de la zone euro, annonçaient des plans d'extrême rigueur pour résorber leurs déficits publics.
Les uns et les autres se disposent à sabrer dans les dépenses publiques et même à réduire les salaires nominaux des fonctionnaires. Cette politique, qui consiste à baisser par voie d'autorité les salaires et les prix dans l'espoir de relancer les exportations et la consommation, évoque un spectre qui remonte aux années 1920 : « déflation » (baisse des prix).
On en connaît les très graves inconvénients macroéconomiques. Ils ont été rappelés par l'historien Jacques Marseille et sont attestés par toutes les expériences du passé : 1925-1926 : réévaluation de la livre et baisse autoritaire des salaires des mineurs par Churchill ; 1935 : déflation Laval. Il n'empêche que l'on y revient comme l'actualité le montre. Pourquoi ? Parce que l'on est prisonnier, en Europe en 2010, comme en Grande-Bretagne en 1925 et en France en 1935, d'enjeux idéologiques.
Les néolibéraux, au pouvoir à Bruxelles comme dans toutes les grandes capitales européennes, ont fait de « l'euro fort » - comme précédemment de la livre ou du franc - un dogme destiné à protéger l'épargne contre l'inflation, le mal absolu, du point de vue des possédants. L'inflation, on ne le dit pas assez, lèse les rentiers mais pas les salariés : quand les prix augmentent un peu trop vite, les salaires peuvent toujours être réajustés à la hausse mais pas les taux d'intérêt qui rémunèrent les placements des épargnants !
Au nom de ce dogme, les Européens ont interdit à la Banque Centrale Européenne (BCE) de prêter de l'argent aux différents États membres, afin de les inciter à la rigueur. Du coup, les États les plus laxistes ont emprunté sur les places financières du monde entier, lesquelles exigent maintenant des comptes. Rien de tel aux États-Unis ou en Asie, où les gouvernements, peu soucieux d'idéologie, ne se gênent pas pour dicter leur conduite aux banquiers centraux.
Aujourd'hui dans l'impasse, les gouvernements européens sont contraints de lâcher du lest et d'autoriser enfin la BCE à intervenir. Ils se disposent également à réformer le traité de Lisbonne dont ils nous promettaient monts et merveilles. Tout cela pour tenter de prévenir l'éclatement de la zone euro, qui mettrait à nu leur impéritie et la monstruosité néolibérale.
Piégés par leur erreur de diagnostic, ils en sont réduits à gérer l'économie par voie d'autorité, à la façon soviétique, en fixant arbitrairement des baisses de salaires, en établissant de nouvelles taxes etc.
Dans un premier temps, cette politique va avoir l'effet de relancer l'économie. Pour une raison paradoxale déjà observée entre les deux guerres mondiales : la Bourse et les épargnants, saisis d'un doute légitime sur le succès de la rigueur, vendent leurs euros et leurs actifs européens ; il s'ensuit une dégringolade de la monnaie (exactement ce que voulaient éviter les décideurs du 9 mai 2010 !).
Grâce à quoi, les industriels européens retrouvent de l'oxygène et voient leurs exportations progresser à nouveau. Ce semblant de reprise fait illusion pendant quelques mois, le temps que se révèle l'effet dépressif des plans de rigueur : quand les fonctionnaires et les salariés verront leurs revenus diminuer et leurs impôts augmenter, il s'ensuivra une forte chute de la consommation intérieure et des investissements, qui annulera et de loin les gains à l'exportation.
Cette chute de la consommation entraînera par voie de conséquence une chute de la production et donc des recettes fiscales, aggravant du même coup les déficits que la politique de rigueur était supposée réduire.
La crise reprenant alors de plus belle, les dirigeants européens n'auront plus d'autre ressource que 1) soit d'encourager l'inflation qu'ils voulaient à tout prix éviter (en augmentant par exemple la TVA ou en surtaxant les importations de pétrole), 2) soit de dévaluer leur monnaie. Cette dernière solution fut adoptée en Grande-Bretagne en 1931 et en France en 1936, avec à chaque fois un léger mieux dans l'immédiat, vite dissipé faute de réformes structurelles. Faut-il le rappeler ? Il a fallu rien moins qu'un conflit mondial pour qu'enfin soient mises en oeuvre les réformes structurelles indispensables pour sortir le Vieux Continent de sa léthargie.
L'Europe conserve quoi qu'il en soit de belles ressources, bien qu'obérées par la médiocrité de ses dirigeants, la lâcheté de ses élites (médias et élus) et l'apathie de ses citoyens qui, sans doute trop vieux et « lassés de tout même de l'espérance », se sont laissés voler leur bulletin de vote en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel.
On peut espérer que ces citoyens se réveillent un jour et reprennent leurs affaires en main.
Comment pourraient-ils tolérer, par exemple, qu'une Commission européenne dont le président et les membres ont été cooptés par leurs pairs en fonction non de leur compétence mais de leur insignifiance (il ne s'agit pas qu'ils leur fassent de l'ombre !), prétende valider les budgets des États avant qu'ils ne soient votés?
L'Histoire est un cimetière de prédictions non accomplies et je souhaite de tout cœur que l'on puisse rire, dans deux ans ou dans dix ans, des sombres prédictions de cet article-ci et de son auteur.
Vos réactions à cet article
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robert Baradat (29-12-2010 22:35:26)
Remarquable article de Joseph Savès il ne s'agit pas de pessimisme mais de lucidité juste et nécessaire pas mal de gens aujourd'hui tire ce constat d'échec de L'UE ....reste à trouver l... Lire la suite