Espace à géométrie variable, la Perse des Safavides correspond dans sa période la plus prospère, vers les années 1620, à l’Iran actuel, augmenté d’une partie de l’Irak et de quelques territoires actuellement compris dans l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie. Multiethnique, multilingue, avec une population évaluée un siècle plus tard à seulement 6 millions d’habitants, elle est voisine des empires ottoman à l’ouest, ouzbek et moghol à l’est, russe au nord.
Son Histoire nous est connue par les chroniques officielles persanes mais aussi par les récits plus libres des Occidentaux, marchands, religieux ou simples voyageurs reçus à la cour d’Ispahan. Ces derniers, grands témoins, fourmillent de détails inattendus tant sur le mode de vie persan, le système politico-économique, l’organisation judiciaire, l’architecture et les arts.
Et que dire de leurs réflexions sur le chiisme duodécimain dont les pratiques étranges pour eux étaient si opposées aux usages chrétiens ! Par leur truchement surtout naquit en Europe l’idée d’une Perse regorgeant de richesses, d’un pays tout à la fois organisé, violent et mystérieux dont les harems incitaient aux plaisirs lascifs.
Peu d’Européens, en fait, pouvaient situer cet Iran si lointain qu’ils appelaient « Perse » selon la nomenclature grecque et dont seuls quelques érudits avaient étudié l’islam. En même temps, l’aube du XVIIIe siècle européen qui se levait accueillait avec intérêt d’autres façons de penser et, à l’exemple de Montesquieu et de ses Lettres persanes (1721), utilisait les innovations orientales comme autant d’exemples pour réformer les sociétés occidentales jugées corrompues à de nombreux égards et appeler à l’avènement du « despote éclairé » (dico).
L’Iran moderne est-il né grâce aux Safavides ? Cette dynastie, dont le règne s’étend sur plus de deux siècles, mène une transformation radicale de la Perse avec, notamment, la réorganisation de l’État, une nouvelle architecture des pouvoirs juridiques et l’instauration du chiisme comme religion officielle.
Dans ce bel ouvrage L’âge d’or de la Perse. L'épopée des Safavides : 1501 - 1722 (Perrin, 9 février 2023, 448 pages, 25 euros), Yves Bomati revient sur cette épopée qui a projeté le pays au premier rang des nations, place qu’il occupe encore aujourd’hui.
S'appuyant sur de nombreux récits iraniens et occidentaux, Yves Bomati nous fait revivre deux cents ans d'histoire méconnue. Romanesque mais en rien romancée, cette synthèse retrace toute l'épopée des grands Sophis, l'héritage durable qu'ils ont laissé en Iran et leur imprévisible chute...
Inattendu renouveau de l'antique Perse
Qu’en est-il vraiment de ce pays à une époque où l’Europe désunie est secouée de rivalités intestines, où l’Empire ottoman mord ses flancs et s’attarde jusqu’aux confins de Vienne pour agrandir un territoire déjà immense qui s’étend jusqu’aux rivages africains ? Pourquoi surtout la dynastie des Safavides - que les Européens d’alors appellent « des Grands Sophis » – retient-elle tant l’intérêt ?
En recoupant récits occidentaux, chroniques persanes et études contemporaines sur cette époque, on s’aperçoit que c’est surtout l’image du plus talentueux de ses shahs, le cinquième, Shah Abbas Ier (1587-1629), qui focalise l’attention par ses choix audacieux et qui autoriserait à parler pour son époque d’Âge d’or de la Perse. Encore que le terme recouvre des réalités moins dorées qu’il le devrait !
Quoi qu’il en soit, contemporain d’Henri IV et de Louis XIII, ce monarque absolu préfigure un Louis XIV auquel on l’a souvent comparé et dont les choix économiques grâce à Colbert ressemblent aux siens sur de nombreux points. On ne saurait cependant estimer l’importance de son œuvre si l’on omet d’interroger l’origine de sa lignée tant l’équation à laquelle il fut confronté en dépend.
Les origine soufies de la dynastie
Les Safavides plongent en effet leurs racines dans le soufisme. Ce courant mystique, apparu en Iran dès le début de son islamisation forcée, à savoir au VIIIe siècle, se structura surtout au XIIe siècle en « confréries » dont les préoccupations essentiellement morales et philosophiques répondaient pour ses adeptes à une perte de sens et un désir de se réunir autour d’une idéologie commune.
En ce qui concerne les Safavides, c’est en 1276 qu’a lieu la rencontre historique dans le nord-ouest de l’Iran, près de la mer Caspienne, entre un maître soufi réputé, Sheikh Zahed G?l?ni, et celui qui deviendra le premier des Safavides, Sheikh Safi al-Din (l’origine du mot « safavide » viendrait soit de son nom, soit du mot « soufi »).
Une alchimie se crée entre eux au point que Safi épouse Bibi Fatmeh, la fille du Maître, qu’il devient Maître lui-même et, à la mort du sheikh, fonde, après de multiples péripéties, la Safavieh, confrérie soufie qu’il dirige jusqu’en 1334.
Peu à peu, cette dernière, au fil des six « Maîtres parfaits » qui lui succèdent, acquiert son autonomie grâce, entre autres, aux générosités des Timourides - dont Timour Lang (Tamerlan) - qui exemptent la confrérie d’impôts, gonflent son emprise territoriale et lui permettent des alliances avec les tribus turkomènes ou turkmènes d’Anatolie. Ces dernières seront bientôt un atout militaire majeur du futur empire safavide sous le nom de Qizilbashs (« les Têtes rouges »), ainsi appelés à cause du bonnet rouge à douze plis qu’ils portent en hommage aux douze imams du chiisme duodécimain.
Riche, honorée, la Safavieh rêve dès le XIVe siècle du pouvoir temporel. Tout en restant fidèle à son soufisme originel, elle se déclare ouvertement chiite et, force incontournable de la région, s’allie par mariages successifs aux puissances qui comptent, les princes Comnène de Trébizonde et les Moutons blancs (Aq Qoyunlu) qui, après avoir abattu leurs adversaires les Moutons noirs (Kara Qoyunlu), dominent un territoire s’étendant du nord de l’Iran jusqu’au golfe Persique.
Les dernières années du XVe siècle s’achèvent cependant par un affrontement quasi familial entre les Moutons blancs et les Safavides, lesquels finissent par l’emporter et par couronner à Tabriz leur « Maître parfait » Ismaïl Ier, premier des neuf shahs régnants de sa lignée.
Le règne prometteur d’Ismaïl Ier
Le jeune shah, poète à ses heures sous le nom de ?a????, le « pêcheur », a quatorze ans lorsqu’il est intronisé. Investi d’une mission quasi messianique, il a tout à régler dans un pays éclaté en de multiples clans féodaux et ethnies aux langues diverses.
La première de ses grandes décisions est le choix du chiisme duodécimain comme religion d’État en 1501, l’Iran devenant le seul État chiite musulman.
Rappelons que le chiisme iranien est fondé sur la croyance aux douze Im?ms dont la série s’est interrompue en 873 par la disparition (l’occultation) de Muhammad, le douzième Im?m toujours vivant mais caché qui doit réapparaître un jour pour faire régner la paix et la justice sur terre. C’est le Mahdi, l’« Im?m caché » ou le « Maître du temps ».
L’affaire n’est pas anodine. Politiquement, elle revient à se séparer officiellement du monde sunnite dominé par l’empire ottoman de Bayazid II (Bajazet), désireux de rassembler sous sa seule bannière tous les musulmans. Tel est le prix à payer pour que l’Iran puisse conquérir son indépendance et se fédérer autour d’une croyance commune.
La décision royale se heurte cependant aux réalités de terrain : le nord du pays et les marches du sud-ouest étant majoritairement sunnites, il faut précipiter les conversions. Dans ce but, on appelle du Liban des érudits chiites pour éduquer les futurs mollahs et, surtout, on contraint les populations à se convertir. Des persécutions… et plusieurs milliers de morts s’ensuivent.
Tchaldiran, le coup d’arrêt
Il faut ensuite sécuriser les frontières : les Ottomans et les Ouzbeks, tous deux sunnites, n’attendent que le moment propice pour éradiquer l’hérétique chiite. Les années qui suivent sont donc meurtrières, le jeune « shah aux yeux bleus » devant réagir à chaque attaque sur deux fronts opposés.
Après quelques victoires à Usta sur les Ouzbeks en 1504, à Bagdad et en Irak sur les Ottomans en 1508, la bataille de Tchaldiran marque, en 1514, une défaite cuisante pour les armées persanes.
Sélim Ier, nouveau Sultan de la Porte, leur a opposé la plus grande armée moderne du monde alors que les Iraniens se sont battus à l’ancienne, chevaleresquement. La suite se devine : ses forces ayant été anéanties, l’Iran nouveau se voit amputé de quelques territoires autour de Diyarbakir.
Dès lors, la fougue du jeune shah n’est plus. Seuls son image flamboyante, son courage subsistent et marquent pour longtemps un nationalisme iranien, admiratif devant le sacrifice des siens et désireux de prendre sa revanche.
De Tahmasp Ier à Shah Mohammad Khodabandeh
La mort d’Ismaïl Ier en 1524 inaugure le long règne de Tahmasp Ier (1524-1576). Son jeune âge - il a 10 ans - et la régence de fait durant dix années sont une aubaine pour les Qizilbashs. Ces troupes turkmènes sont avides de confisquer le pouvoir à leur profit dans la pensée que les Safavides le leur doivent.
S’ensuit une rivalité de clans jusqu’à ce que le monarque assume ses responsabilités. Il le fait avec un certain talent en rétablissant les finances de l’État – on le dit plutôt avare – et l’ordre public, endiguant les appétits des Qizilbashs les plus rétifs à son autorité.
Insouciant dans un premier temps, il favorise bientôt les religieux, après sa rencontre à Masshad en 1533 d’un certain ‘Ali Karaki, théologien chiite du Jabal’?mel, centre libanais d’apprentissage du chiisme. Ce dernier est un érudit qui professe et met en œuvre l’ijtihah, cet effort de réflexion nécessaire pour interpréter les textes fondateurs de l’islam, en déduire le droit musulman et informer le croyant sur la validité de ses actions.
Tahmasp le favorise ainsi que son petit-fils, Mir Sayyed Hosayn qui lui succède, au moment où, en Iran, deux grandes tendances religieuses s’affirment, « celle des akhbârîs pour lesquels le devoir des clercs est de transmettre la tradition du prophète et des Im?ms sans y introduire de commentaires ou d’interprétations personnels, et celle des u??li qui estiment qu’en l’absence de l’Im?m caché, le plus apte des clercs peut avoir l’autorité de le représenter » (note).
Karaki puis son petit-fils, tenant de cette seconde mouvance, influent ainsi, au sein de l’État safavide, sur la politique de Tahmasp dont ils font un dévot. Le régime pousse alors aux restrictions alimentaires, à la vénération du sacrifice et du martyr. Tahmasp donne l’exemple : il fait noyer dans le fleuve 200 kilos de poudre de pavot et ses propres réserves de vin.
Ce chiisme duodécimain exacerbé par la prépondérance des religieux dans l’empire crée dès ce moment des rancœurs non seulement chez les Qizilbashs mais aussi chez les notables iraniens occupant les hautes fonctions administratives. Un état de fait qui, brimant aussi les populations, n’augure rien de bon pour la suite.
Et pourtant Tahmasp Ier, qui, dès 1548, a entamé le transfert de sa capitale de Tabriz à Qazvin, plus loin des frontières, a résisté tant bien que mal à ses voisins sunnites. À l’issue de nombreuses guerres et après une dernière tentative infructueuse de l’empire ottoman pour reprendre Erevan en 1554, le shah signe avec le redoutable Soliman le Magnifique le traité d’Amasya le 29 mai 1555 selon lequel les Safavides conservent Tabriz et l’Azerbaïdjan cependant que les Ottomans tiennent Bagdad et l’Irak, jouissant ainsi d’un débouché sur le golfe Persique.
La signature de ce traité a une conséquence importante pour les Iraniens : les gouverneurs de Géorgie deviennent sujets du shah, des chrétiens entrant de facto dans son empire multi-ethnique.
Telle est la situation du pays à la mort de Tahmasp Ier en 1576. S’ensuivent onze années de troubles. La prise de pouvoir d’un fils de Tahmasp, Ismaïl II, à l’esprit perturbé, jette le pays dans l’incertitude. Souhaitant rétablir une pleine autorité monarchique, le nouveau shah, sanguinaire, s’attaque aux anciens barons de l’empire jusqu’à ses propres soutiens et serait même allé jusqu’à vouloir rétablir le sunnisme dans ses États.
De ses frères, il n’épargne que Mohammad Khodabandeh à cause de sa semi-cécité. Quant aux fils de ce dernier, ils doivent leur survie à des ordres arrivés trop tard. En effet, en 1577, on trouve Ismaïl II mort : surdose d’opium ? empoisonnement ? On ne sait.
Dans un profond désordre, le sceptre revient à Mohammad Khodabandeh grâce aux intrigues de sa sœur Parikhan Khanum. Cette dernière, qui pense pouvoir gouverner le pays dans la coulisse, se heurte à la reine, fort ambitieuse elle aussi. Les deux femmes finissent assassinées. Le roi est nu. Il vide peu à peu le trésor amassé par Tahmasp Ier. C’est l’heure des complots et des défaites : les Ottomans reprennent la Géorgie puis occupent l’Arménie ; quant aux Ouzbeks, ils envahissent l’est du royaume.
Des trois fils du shah, un seul, contre tout pronostic, Abbas Mirza, émerge grâce à un Qizilbash, Morched Gholi Khan Chamlu, plus fin que les autres, qui soutient ses prérogatives. C’est un « faiseur de roi », pensant lui aussi gouverner à la place de son protégé. Le 1er octobre 1587, Mohammad Khodabandeh se voit contraint d’abdiquer et son fils, Abbas Ier, est couronné à Qazvin.
Shah Abbas Ier le Grand, la « lumière de notre dynastie »
Lorsque le jeune shah, né en 1571, monte sur le trône, les factions continuent à se déchirer et Morched Gholi Khan reste maître du jeu. Cet arrangement ne dure guère : le « faiseur de roi » est assassiné le 23 juillet 1588, ce qui projette sur le devant de la scène un shah de 17 ans qui ne veut plus attendre.
Le pays est dans une impasse. Gouverné dans sa réalité quotidienne par les Qizilbashs, il a perdu une grande partie de son territoire et surtout il est à la dérive. Des voix s’élèvent pour récupérer les territoires conquis par les voisins sunnites.
Abbas Ier décide, seul contre tous, de temporiser et signe, le 21 mars 1590, le traité dit « Paix de Constantinople » aux termes duquel les Ottomans obtiennent l’ouest de l’Azerbaïdjan, le Qarabagh, une partie de la Géorgie, de nombreuses villes caucasiennes, une partie du Kurdistan et du Luristan.
Le shah, lui, ne gagne rien que la paix et surtout le temps de réfléchir. L’heure est plutôt pour lui au retour d’une cohésion nationale, à un nouvel équilibre des pouvoirs et à l’examen serré d’une situation internationale tendue.
Pour contrer l’influence des Qizilbashs, il introduit dans l’armée des chrétiens convertis à l’islam, venus de Géorgie, les ghul?ms, bientôt une force influente et fidèle au shah. Pareillement, il s’entoure d’une garde royale, les qurshis. Les pratiques et les outils militaires relevant encore tous de la féodalité, il engage deux Anglais, les frères Antony et Robert Sherley, pour moderniser et organiser à l’anglaise ses troupes.
Par ailleurs, sa capitale à Qazvin étant encore trop exposée aux menaces sunnites, il la déplace à Ispahan à partir de 1598. C’est là que surgiront jusqu’à la fin du règne d’Abbas les édifices les plus emblématiques du style safavide : Ali Q?pu, porte monumentale du palais royal ; la divine mosquée de Sheikh Lotfoll?h, réservée à la famille royale ; l’imposante Mosquée du Shah qui ferme la place royale ; le Meidan, haut lieu des rencontres populaires ; le pont aux trente-trois arches (Si-o-Seh Pol) qui relie la ville royale au faubourg arménien de la Nouvelle Djolfa…
Ce changement majeur de capitale marque en outre le début du retour de l’Iran sur la scène internationale. C’est le moment des grandes ambassades de et vers l’Europe où le shah tente de nouer des alliances de revers contre l’Ottoman, lesquelles se révèleront peu fructueuses en définitive sur le plan politique. Vient le moment de la reconquête du territoire ancestral. Les victoires s’enchaînent dès 1603 par le retour de l’Azerbaïdjan dans le giron persan, puis de l’Arménie et de la Géorgie dans les quatre années suivantes.
La contre-offensive ottomane amène Abbas à décider du transfert, dans la douleur, de populations arméniennes dans un faubourg d’Ispahan : la Nouvelle Djolfa.
En 1612 enfin, est signé le traité de Nasuch Pasha entre les empires ottoman et safavide qui prévoit un retour aux termes du traité d’Amasya. D’autres victoires sur les Portugais, en 1620, puis à nouveau sur les Ottomans en 1623-1626 permettent au shah de récupérer non seulement le territoire d’Ormuz mais aussi la Mésopotamie et surtout l’emblématique Bagdad. L’œuvre militaire est ainsi achevée et les territoires « ancestraux » sont récupérés.
Shah Abbas ne se contente pas de ces succès militaires mais agit sur d’autres fronts aussi importants. Pour affermir la structure de son empire, il imagine un contrôle administratif et judiciaire pyramidal, du simple village aux grandes villes, crée des fonctions hiérarchiques dont il définit les responsabilités. Il se réserve cependant les derniers arbitrages, tout devant revenir à son autorité absolue. Même sur le plan religieux, si, en musulman pratiquant, il accepte les principes de la charia, il crée une fonction qui en limite ou en abroge les effets, « le sceptre devant dominer le turban ».
La Perse devient ainsi un État où d’une part, la sûreté règne grâce à une police intransigeante, une nouveauté dans un Moyen-Orient infesté de voleurs, et d’autre part où la religion est sous une quasi-tutelle de l’État.
Ces particularismes incitent les délégations étrangères à la visiter et à rapporter en Europe une documentation précieuse. Prêtres, missionnaires, marchands, ambassadeurs se succèdent à la cour du shah, les compagnies étrangères, essentiellement anglaises et hollandaises, établissant des comptoirs en Perse cependant que le shah y permet la construction d’églises chrétiennes. Il fait même installer deux porcheries pour subvenir aux désirs alimentaires de ses invités !
Alors que le vin coule à flots dans les tavernes autour de la place royale d’Ispahan, une vie colorée et trépidante s’installe dans cette ville ancienne et moderne tout à la fois. Les bâtiments sublimes se succèdent ; le style safavide s’impose dans les mosquées, les ponts et les jardins.
Une sorte d’Âge d’or semble se répandre sur le pays, tenu par une main de fer dans une monarchie absolue. Les femmes, nombreuses dans les harems, ne sont pas oubliées. Si leur condition reste définie par l’islam, Abbas Ier leur permet, par décret, un jour par semaine, de sortir dévoilées dans les rues de la capitale, les hommes étant enjoints de ne pas s’y montrer. Même les prostituées – nombreuses - ont droit de cité, sont « encartées » et paient des impôts.
Le shah dénote dans le monde islamique par sa liberté de pensée. C’est un provocateur qui adore le vin à une époque où l’islam le proscrit, et même parfois un libertin d’après certains témoignages.
Sa fin de vie jette cependant sur son règne une ombre funeste, due à sa paranoïa croissante : sur des soupçons plus ou moins étayés, il tue ou aveugle ses trois héritiers directs. Malgré tout, sa mort le 21 janvier 1629 endeuille durablement le pays, son souvenir devenant légendaire. À l’étranger aussi, sa renommée est grande. Un certain Charles Perrault ne s’inspire-t-il pas de lui pour créer le si riche Marquis de Carabas, dérivé du nom du puissant shah ?
L’après Shah-Abbas ou le grand déclin
La Perse ne sera plus la même après sa disparition. Pour assurer une suite glorieuse au pays, il aurait fallu des monarques aussi brillants que lui. Il n’en fut rien. Son successeur, le fils de son fils aîné qu’il avait fait tuer, Shah Safi Ier, dont l’esprit est perturbé, n’a qu’un objectif : rayer à jamais le nom et l’œuvre du meurtrier de son père !
Durant ses treize années de règne, il remplace tous ceux qui le lui rappellent. Peu stratège, il perd, devant les Ottomans, l’Irak ajami dont Bagdad puis Van, pertes entérinées en 1639 par le traité de Zuhab. Devant le Grand Mogol, il perd Kandahar et sa région. Il doit aussi faire face aux incursions ouzbèkes au Khorasan et aux attaques portugaises de Qeshm dans le golfe Persique.
Sur le plan religieux, à l’inverse d’Abbas Ier, il favorise l’émergence d’un certain Muhammad Baqer Majlessi (1627-1699), alors sheikh al-islam (premier des religieux) d’Ispahan. C’est faire entrer la rigueur des chiites u??li au cœur du régime, une décision qui entraînera bientôt des répercussions dramatiques. Sa mort en 1642 est une délivrance pour son peuple.
Le pouvoir passe alors à Abbas II pour vingt-quatre ans. Le nouveau monarque qui a dix ans lors de son couronnement est sous tutelle de sa mère et de ses conseillers. La délivrance vient trois ans plus tard par l’exécution des ministres qui lui font de l’ombre. À treize ans, à présent, cet admirateur d’Abbas Ier souhaite s’inscrire dans ses pas, si négligés par son père.
Comme son grand-père, il réinstaure la possibilité pour chacun de venir le solliciter en personne et s’applique à restaurer une justice égalitaire pour tous. Sur le plan politique, il tente aussi de récupérer quelques territoires au nord, dans le projet - avorté- de disposer d’une marine de guerre sur la Caspienne. Il est plus heureux à l’est où, en 1649, il conquiert Kandahar sur les Grands Moghols.
Cette date marque cependant un changement majeur dans son attitude, on ne sait trop pourquoi. À dix-sept ans en effet, il désire goûter aux plaisirs de la vie et laisse le pouvoir central aux eunuques du palais. C’est pour lui le retour de l’insouciance dans un Ispahan à nouveau phare du monde.
De somptueux palais et ponts voient le jour. La fête perpétuelle, bien arrosée, reprend. Les ambassades européennes se pressent à nouveau pour rencontrer le shah et nouer avec lui des accords essentiellement commerciaux.
Les religieux chrétiens ouvrent des missions. Le monde retentit de l’écho d’un eldorado, là-bas en Orient. La France de Louis XIV tente de rattraper son retard par rapport aux Anglais et Hollandais et signe une Déclaration du Roi portant établissement d’une Compagnie pour le commerce des Indes orientales. Une ambassade française, bien maladroite, rencontre en 1665 le shah qui donne par firman à la Compagnie française le droit au libre-échange, l’utilisation d’un comptoir à Bandar Abbas et la possibilité de faire du vin à Shiraz pour ses employés.
La mort du shah l’année suivante met un terme à un règne brillant certes mais peu ambitieux. L’Iran tente tant bien que mal de sauver ce qui reste de l’héritage de Shah Abbas Ier : le nouveau shah, appelé une première fois Safi II jusqu’en 1668, puis Soleiman jusqu’en 1694 – les astrologues ayant décidé d’un second couronnement à cause de mauvais augures -, élevé dans les langueurs du harem, n’a pas d’étoffe. Son règne n’apporte rien de concret au pays sinon son déclin annoncé.
Les crises financières et les famines se succèdent. Sourd à la décadence du pays, le shah reste confiné dans son palais - il n’en sortira qu’une fois -, préférant les délices du harem, de l’opium et du vin aux lourdes tâches étatiques. Roi fainéant, il laisse son grand vizir régir l’empire tout en favorisant ses eunuques qui forment bientôt un « cabinet noir » auquel tous les projets remontent. Ce gouvernement au double pouvoir ne peut fonctionner durablement. À ce compte, le shah n’est guère regretté lorsqu’il meurt en 1694.
Lui succède un autre « roi fainéant », Shah Soltan Hussein, qui, lui aussi juste sorti du harem, ignore tout du pays qu’il doit diriger. Éduqué dans la seule lecture du Coran, il est la proie idéale des eunuques et des religieux.
C’est sous son « règne » que la notoriété de Muhammad Baqer Majlessi grandit et que le religieux le plus sectaire s’installe au cœur du pouvoir politique Ce dernier cautionne en effet le gouvernement en échange du renforcement des règles et régulations de la charia.
Obéissant, le shah fait vider les celliers du palais de leurs six mille bouteilles de vin. On interdit bientôt aux femmes de se promener non accompagnées par un homme et de danser aux cérémonies royales, aux jeunes de fréquenter les cafés… Pour tous, on prohibe la consommation d’alcool et d’opium. Le shah laisse faire, dans la mesure où on ferme les yeux, dans ses palais, sur sa propre consommation de vin, à condition qu’à l’extérieur, il paraisse exemplaire.
Ne l’appelle-t-on pas « Mollah Hussein » ? Majlessi, profitant de cette mascarade, œuvre alors ouvertement pour la suppression de tout ce qui n’est pas chiite. Sa mort en 1699 change quelque peu la donne, le pouvoir délaissé par le shah passant aux mains des eunuques du palais.
Peu à peu, la population s’éloigne des strictes pratiques religieuses imposées par les extrémistes, et point d’orgue, la demeure du grand religieux est incendiée en 1715. Un acte symbolique fort.
Ces parasitages intermittents du pouvoir temporel par le spirituel ne font qu’accroître le malaise général, le règne du shah n’étant qu’une suite d’échecs sur le plan politique. La situation est en effet dramatique. Alors que la famine sévit dans le Fars dès 1694, le Kerman est la cible des Baloutches et des Turkomans en 1699, les raids se multiplient en Géorgie en 1706 et les Afghans montrent leurs prétentions dès cette époque.
L’un de ces Afghans, Mir Wais prend le pouvoir à Kandahar en 1711-1713. Son frère ‘Abd al-Aziz lui succède à sa mort en 1715. Deux ans plus tard, il doit s’incliner devant son ambitieux neveu Mahmud Khan. En 1721, ce dernier, constatant la faiblesse des Safavides, prépare une expédition contre eux. L’année suivante, Ispahan, affamé, se rend. Le dernier shah régnant capitule et abdique en faveur de l’Afghan.
La dynastie safavide est morte. Reste un fils du shah, seul survivant à l’abdication de son père, qui s’autoproclame shah à son tour sous le nom de Tahmasp II. Il tente sans succès de rallier l’ensemble des troupes et compose avec un Afshâr inconnu jusqu’alors, Nader Khan, qui, très vite, le supplante et prend le pouvoir, négligeant le fils de Tahmasp II, Abbas III qui meurt vers 1740 à l’âge de huit ans.
Ainsi s’achève une épopée, née et morte par l’épée, qui a illuminé un temps le ciel de Perse. Après 1722 s’y sont installées des décennies de guerres. Nader Shah a gouverné par l’épée jusqu’à rapporter de l’indienne Dehli, entre autres richesses, le fameux Trône du Paon des Grands Mogols. Quelques lueurs se sont ensuite levées dans le pays divisé avec le règne brillant des Zend (1750-1794) à Shiraz avant que ne reprennent ses guerres internes endémiques. Vint ensuite la dynastie des Q?dj?rs qui résista mollement aux révolutions industrielles du XIXe siècle avant d’être déposée en 1925 et que les Pahlavis prennent le pouvoir et la couronne.
Cela étant, la dynastie des Safavides, grâce surtout à l’écho que le XVIIe siècle des Lumières lui a réservé mais surtout à la vénération constante des Iraniens pour Shah Abbas 1er éclaire encore aujourd’hui un Iran contemporain où les partages entre pouvoirs temporel et religieux fluctuent dans le bouillant chaudron qu’est resté le Moyen-Orient.
Cyrus et la Perse
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Lizzie (04-06-2023 14:35:15)
Ce résumé de l’histoire de la Perse est passionnant, d’autant plus après la lecture du livre de Dirck Vercruysse sur le voyageur « Chardin le Persan » au XVIIe siècle