Miné par plusieurs affections, épuisé par la guerre civile, sujet à des dépressions chroniques, le 16e premier Président des États-Unis n’est plus que l’ombre de lui-même lorsqu’il est assassiné le 14 avril 1865. En vérité, le tueur achève un mort-vivant.
Épreuves, maladies et dépression
Printemps 1865, le président Abraham Lincoln triomphe contre les Sudistes au terme de la guerre de Sécession. Mais à quel prix ! Les États rebelles du Sud sont ruinés, saignés, ravagés par une terrible guerre civile qui a porté le fer sur ses propres terres, au cours d’une magistrale manœuvre d’encerclement commandée par le général nordiste Ulysses Grant.
L’Union est sauvée, les États modernes et industrieux du Nord ont eu raison du vieux Sud négrier, commerçant, aristocratique, et prennent définitivement une longueur d’avance dans la course au développement.
Le président est fier du devoir accompli, mais il achève cette guerre sur les genoux.
Quatre ans de manœuvres, de tractations, de luttes internes, militaires et politiques ont eu raison de sa santé déjà bien précaire. Il est le premier président américain à avoir été confronté à une guerre civile – excepté George Washington qui a lutté pour l’indépendance contre les Anglais de la métropole.
Un conflit atroce, moderne, total - le premier à utiliser les armes de masse qui préfigurent les massacres européens de 1870 puis 1914 – qui laisse près de six cent cinquante mille morts sur le terrain. Il a fallu organiser l’armée nordiste face à des Sudistes coriaces et motivés, commandé par des chefs prestigieux, puis organiser un blocus, faire appel aux volontaires, emprisonner les suspects, saper l’économie de l’ennemi en faisant voter la fin immédiate de l’esclavage dans les États sécessionnistes… Le 9 avril 1865, tandis que Lincoln a été réélu cinq mois auparavant, les troupes sudistes rendent les armes.
Dans les semaines qui suivent la victoire, le président a perdu vingt kilos. Il traîne sa longue carcasse (1,92 mètre) dans sa redingote noire trop ample et gagne à nouveau le surnom de « girafe » dont ses opposants ont pris l’habitude de l’affubler. Le chef de l’État est fatigué, exténué, à l’image de son pays qui sort exsangue du mortel conflit.
Depuis longtemps, il est de constitution fragile. Un chercheur américain, membre d’une commission d’historiens qui s’est penchée sur la question, est convaincu que Lincoln souffrait de la maladie de Marfan, une affection héréditaire du tissu conjonctif qui se caractérise par de longs membres, une cataracte précoce ou un glaucome, et des problèmes cardiaques entraînant souvent une mort prématurée…
À cela s’ajoute une grave et contagieuse maladie vénérienne - la syphilis - que le jeune Abraham avait contractée avant son mariage, auprès d’une prostituée, et qu’il soignait au mercure. Il aurait également été atteint d’acromégalie, une maladie qui se développe autour d’une sécrétion anormale d’hormone de croissance, provoquant une augmentation de la taille de certains membres, comme les mains et les pieds, et qui peut entraîner une mort prématurée. Au bout du compte, le président n’a pas passé une année de sa vie d’adulte sans être malade : il souffrait d’une hypochondrie permanente – à juste titre semble-t-il – mais également de dépressions chroniques.
Lincoln lutte contre son naturel mélancolique et porté à la tristesse en usant de son art de conteur. Dans les soirées, il n'a pas son pareil pour raconter des histoires drôles et salaces et est le premier à en rire !
Quand il veut échapper à l'ambiance mortifère de la Maison Blanche, il se rend dans la résidence voisine de son ami, le Secrétaire d'État William Henry Seward, où les soirées se déroulent dans la bonne humeur et les chansons, autour des cinq enfants du ménage.
La mort, une compagne de tous les instants
Il faut dire que le destin n’a pas épargné l’homme. Il a toujours combattu, dès son plus jeune âge, contre des éléments hostiles ou les coups du sort. Il enchaîne plusieurs métiers avant de devenir avocat et connaît des périodes difficiles, où les rentrées d’argent restent aléatoires.
La mort ne cesse de frapper autour de lui : en 1835, Ann Rutledge, le premier amour de sa vie, est emportée par la typhoïde. Il manque alors de devenir fou. Il erre dans les bois, un fusil à la main, veillant la tombe de la disparue, refuse toute compagnie et pense à se supprimer. La tristesse l’envahit et ne le quittera plus.
Il refait sa vie avec Mary AnnTodd qu'il épouse en 1842, mais la mort lui arrache une nouvelle fois deux de leurs quatre fils – un troisième décèdera après son assassinat. Autant de drames qui affectent le couple en profondeur, notamment Mary qui peut passer de la plus grande énergie à une effroyable léthargie, touchant par ricochet son mari sujet lui aussi à la dépression.
« En ce triste monde, écrira-t-il un jour à une jeune fille qui pleure son père tombé au champ d’honneur, nul n’échappe à ce genre de chagrin, mais chez les personnes jeunes, la douleur est autrement plus atroce, car elle les prend au dépourvu(…) J’en ai fait suffisamment l’expérience pour savoir de quoi je parle ».
La mort, l’angoisse et la mélancolie seront toujours ses éternelles et morbides compagnes. Lorsqu’il arrive au terme de sa vie, il aura reçu pas moins de 80 menaces d’attentat ! Une liste très précise qu’il tient à jour et qu’il conserve dans une enveloppe marquée « Assassinat », méticuleusement rangée dans le casier de son bureau ! « À supposer qu’on me tue, s’épanche-t-il un jour devant un témoin, je ne peux mourir qu’une fois. Mais vivre dans la peur permanente de cela, c’est mourir encore et encore, indéfiniment… ».
Les phases d’angoisse succèdent à de beaux sursauts d’énergie, les rémissions aux maladies et aux périodes de crises… Ainsi va la vie d’Abraham Lincoln, comme rythmée par un balancier qui se joue des humeurs et des souffrances. Un exemple parmi tant d’autres : à la fin de l’année 1863, il se rend sur les lieux de la fameuse bataille de Gettysburg où a été érigé un cimetière national en souvenir de la victoire des nordistes qui laissa tant de morts sur le terrain.
Il prononce là le plus court discours de sa vie - une allocution plutôt : 10 lignes seulement -, mais surtout le plus fort, dans lequel les principes de liberté et de démocratie sont rappelés de manière simple mais percutante. Depuis plusieurs générations, tous les écoliers américains apprennent par coeur ce discours, The Gettysburg Address.
Jamais l’orateur ne fut aussi inspiré. La guerre tourne à son avantage, il s’impose par son autorité et sa clairvoyance et entre dans l’Histoire en trouvant les mots justes. Pourtant, au même moment, son corps le lâche à nouveau : il revient tremblant dans son train et imagine couver une mauvaise scarlatine. En réalité, il s’agit d’une forme de variole qui provoque une irruption de boutons sur tout son corps. Le président doit s’aliter et s’imposer trois semaines de repos pour être à nouveau sur pied.
Comment un homme aussi affaibli psychiquement et physiquement a-t-il pu accomplir tant de réformes dans l’Histoire ? À son crédit, nul ne conteste un bilan politique extraordinaire sur une si courte période : la défense bec et ongle de l'unité nationale, l’émancipation des esclaves et le lancement de la conquête de l’Ouest avec le fameux Homestead Act, qui permet à chaque fermier d’acquérir plusieurs hectares.
Pour certains chercheurs, c’est justement cette faible constitution qui poussa l’homme dans ses plus extrêmes limites, comme si le temps lui était compté. Et son habitude à contrer les mauvais coups du destin ont sans nul doute forgé son mental (on peut faire un parallèle avec son lointain successeur à la Maison Blanche, le président Franklin Delanoo Roosevelt, qui eut à relever des défis tout aussi immenses en dépit d'une paralysie de ses membres inférieurs, et mourut à la tâche).
« De ce point de vue, la propension dépressive de Lincoln à voir les choses en noir allait se révéler un atout, non un handicap, écrit l’historien Bernard Vincent. Sa vie intérieure tourmentée, toutes les crises traversées, toutes les victoires remportées sur lui-même l’avaient mentalement préparé à affronter le pire et à survivre. » Selon plusieurs historiens américains, son état psychique et physique a sans nul doute eut un impact sur sa façon de penser et de prendre des décisions. Dominer son corps et son esprit, apprendre à les domestiquer, à leur réclamer le meilleur afin d’achever le destin que la providence voudrait bien lui donner : voilà les principes qui ont animé en permanence le caractère d’Abraham Lincoln.
De fait, en avril 1865, le combat n’est pas terminé, même si l’ennemi a déposé les armes. Il faut relever le Sud, investir dans ces États qui représentent à l’époque la moitié du territoire habité des États-Unis, le grand Ouest étant encore un pays vierge et neuf. « Nous aurons plus vite le poulet en couvant l’œuf qu’en l’écrabouillant » résume-t-il avec l’une de ces métaphores dont il avait le secret. Le voilà déjà à l’œuvre, mobilisant les uns, rassurant les autres, travaillant comme un forcené afin de reconstruire au plus vite cette Union qu’il a tant voulu préserver. Une dernière bataille dans laquelle il met ses ultimes forces.
Craint-il pour sa vie ? Il est persuadé depuis longtemps qu’il ne décèdera pas de mort naturelle. « Je ne ferai pas long feu une fois le conflit achevé… » avait-il coutume de dire.
Très intrigué par les songes, il avait raconté l’un deux, très précis, où il errait comme un fantôme dans une Maison blanche recouverte de draperies funèbres et envahit de sanglots... Intrigué, il finit par entrer dans un salon où il aperçoit un cadavre, gardé par des soldats. « Qui est mort ? » demande-t-il. « C’est le Président, lui répond-on. Il a été assassiné. » Étrange rêve, quand on songe aux chefs d’État américains assassinés dans leur fonction (lui-même, Garfield, McKinley et Kennedy).
Même si Lincoln reste convaincu que ce rêve n’évoquait pas sa mort, nul doute qu’il a dû ébranler un homme qui sentait déjà son corps prêt à lâcher.
Le 14 avril, il décide de se rendre au Ford’s Theatre, à deux kilomètres de la Maison Blanche, pour se dérider un peu. On y joue Our American Cousin, une comédie burlesque qui amuse le tout Washington. Dans l’ombre, l’un des acteurs du théâtre, acquis à la cause sudiste, attend son heure. Au troisième acte, au moment où les rires fusent au plus fort, il tire une balle dans le crâne du président, derrière la loge d’apparat. Le coup est mortel, sans espoir. On transporte Lincoln dans une maison de l’autre côté de la rue pendant qu’il marmonne des sons incompréhensibles. Les organes vitaux s’éteignent les uns après les autres jusqu’au petit matin. Abraham Lincoln a fini de souffrir.
Le jeune « Abe » a neuf ans quand disparaît sa mère. Il est plus tard affligé par la mort de sa soeur et connaît le désespoir après la perte de son premier amour, Ann Ruthedge, en 1835.
Devenu un avocat de renom, Abraham Lincoln se console le 4 novembre 1842 en épousant une jeune fille de neuf ans sa cadette, Mary Ann Todd. Elle est issue d'une riche famille patricienne, propriétaire d'esclaves dans le Kentucky, qui s'oppose longtemps au mariage.
Le couple est profondément uni. Il a quatre garçons dont seul l'aîné, Robert, leur survivra. Né le 1er août 1843, il mènera une brillante carrière d'avocat et d'homme politique. Il aura trois enfants et seulement deux petits-enfants dont aucun ne laissera de descendance. Le deuxième garçon, Edward, meurt à quatre ans en 1850, le troisième, Willy, en 1862, alors que son père est à la Maison Blanche confronté aux plus difficiles moments de la guerre. Le quatrième enfin, Thomas, dit « Tad », naît le 4 avril 1853. De santé fragile comme les autres, il décède à 18 ans, le 15 juillet 1871.
Mary Ann Todd, mélancolique comme son mari, a néanmoins de l'ambition pour deux. Quand Abraham apprend son élection à la présidence, il rentre chez lui et lui lance : « Mary, Mary, nous sommes élus » ! C'est avec Mary, avide de réceptions et de belles toilettes, que sera employée pour la première fois l'expression de « First Lady ».
Marquée par les épreuves et blessée qui plus est dans un accident de calèche en juillet 1863 (peut-être un attentat ?), Mary est détruite par l'assassinat de son époux. Elle doit être internée dix ans plus tard à la requête de son fils.
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fize-roussel (05-02-2013 21:48:59)
Je vais conseiller à tous ceux qui ne connaissent pas bien "the civil war" de lire vos articles avant d'aller voir le film que j'ai vu hier et que j'ai trouvé excellent (ça me parait diff... Lire la suite
BARA (05-02-2013 21:46:24)
bonsoir, j'ai beaucoup aimé la concision, la clarté de l'exposé et le grand nombre d'informations. Vous faites un vrai travail d'historien et d'humaniste.