Vlan ! Chez Feydeau, les comédiens doivent faire du bruit ! Disparu il y a tout juste un siècle, le maître du « théâtre des portes qui claquent » n'a cessé de séduire avec ses histoires d'amants dans le placard, donnant au vaudeville ses lettres de noblesse et offrant à un public avide de distraction de quoi profiter des joies du théâtre-roi.
Allons à la rencontre de ce maître du rire qui vécut entouré de dizaines de personnages en pleine scène de ménage.
Le mari, la femme, l'amant....
Un véritable coup de foudre : c'est ainsi qu'on peut qualifier la rencontre d'Ernest Feydeau, spécialiste de la bourse et apprenti écrivain de son état, et de la séduisante et peu farouche Polonaise Léocadie Buguslawa, en novembre 1860.
Quelques jours plus tard, les voici mariés puis, le 8 décembre 1862, parents d'un petit Georges. Une belle histoire d'amour... sauf que tout semble indiquer que le cher enfant n'est en rien le fils de son père officiel. Les mauvaises langues vont même jusqu'à désigner un géniteur, et pas n'importe lequel : le duc de Morny, voire son demi-frère, l'empereur Napoléon III lui-même...
Qu'importe ! « Bébé » grandit au milieu des relations de son père, Flaubert, Gautier et les Goncourt qui le trouvent « toujours plus beau ». C'est donc tout naturellement qu'à neuf ans seulement, il écrit sa première pièce tout en jouant à martyriser sa petite sœur. Mais l'époque dorée de l'enfance s'arrête en 1869 lorsque son père est victime d'une hémiplégie avant de mourir, en 1873.
Désormais dépourvu du soutien paternel, Georges va vite trouver un nouvel allié en la personne d'Henry Fouquier, journaliste, amant puis nouveau mari de Léocadie.
Plongé dans des études médiocres, le jeune garçon n'a qu'une passion : le théâtre. Il est à la plume, mais aussi sur scène où il se fait remarquer en déclamant ses propres monologues, genre alors à la mode : Un Coup de tête, J'ai mal aux dents, Un monsieur qui n’aime pas les monologues...
Autant d'œuvres qui lui permettent de s'entraîner à l'écriture avant la création de sa première pièce en un acte et deux personnages, Par la fenêtre (1882). C'est un joli succès pour un jeune homme de 19 ans ! Il faut maintenant élargir le public : ce sera fait en janvier 1883 au théâtre de l'Athénée-Comique avec Amour et piano, un vaudeville, bien sûr, qualifié par la presse de « bluette qui promet ».
Mais l'administration ne l'entendait pas de cette oreille : en novembre 1884, Feydeau tire un « mauvais numéro » et se voit incorporé dans l'infanterie, à Rouen.
Chers insouciants...
C'est une véritable frénésie pour le théâtre que vit le Paris du XIXe siècle. Depuis leur réouverture sous la Restauration, les salles peinent à accueillir un public passionné, issu de toutes les classes de la société.
Après la destruction d'une partie du boulevard du Temple par les travaux d'Haussmann, le public populaire a laissé place à la bourgeoisie du Second Empire. Fini, le boulevard du Crime, surnom hérité des atrocités sans fin qui avaient lieu sur scène : « En vingt ans, Tautin a été poignardé 16 302 fois, Mademoiselle Dupuis a été 75000 fois séduite, enlevée ou noyée... » (Almanach des spectacles).
Désormais le beau monde ne jure plus que par le plaisir et fait un triomphe au vaudeville qui lui tend un miroir. Dans la salle comme sur scène, ce sont les mêmes bourgeois, les mêmes faux-semblants, les mêmes tromperies dont la cruauté est dissimulée derrière quiproquos et grivoiserie légère. Mais surtout, pas de politique !
À ce jeu-là, les plus forts sont Eugène Labiche (Un Chapeau de paille d'Italie, 1851), Georges Courteline (Messieurs les ronds-de-cuir, 1893) et bien sûr Georges Feydeau. À travers les dizaines de pièces de ce trio magique, c'est une certaine réalité de la société du XIXe siècle qui nous est livrée, avec ses couples mal assortis et ses fêtes hypocrites. Le vaudeville est un genre moins frivole qu'il n'y paraît !
« Une pièce ne se fait pas comme une paire de souliers » aimait à répéter le maître. Il faut du temps et de la technique ! Il s'agit d'abord de trouver des sources d'inspiration : pour cela, rien de tel que de s'asseoir dans un coin de restaurant ou à une table de la bonne société. Cela explique que Feydeau, dit-on, n'aurait qu'à de très rares occasions dîné chez lui !
D'ailleurs l'écriture le faisait souffrir, disait-il, « comme une femme qui accouche ». Aidé à l'occasion par un peu de cocaïne, il parvenait pourtant à créer des œuvres au cordeau, poussant la minutie à détailler les décors au centimètre près, comme dans Occupe-toi d'Amélie : « dans le décor, sous le lit, à gauche (dans l'angle formé par le pied et le cadre du lit), percer deux trous horizontalement parallèles, distants de cinq ou six centimètres [...] ».
Ainsi sont nés des chefs-d'oeuvre de la comédie sous la plume d'un homme qui disait pourtant faire partie des rabat-joie : « Ne vous étonnez pas si je suis triste. Telle est, en effet, ma disposition habituelle. Je ne ressemble point à mes pièces, que l'on s'accorde à trouver réjouissantes. Je suis mauvais juge en ces matières, je ne ris jamais au théâtre » (interview au Figaro, 1900) !
Pièces à vendre
Notre nouveau militaire est incorporé comme infirmier, mais ses modestes compétences en la matière ne lui permettent que de devenir « technicien des brancards ».
Cette mission lui laissant beaucoup de loisir, il en profite pour s'encanailler à Paris et pour travailler sur sa nouvelle pièce, une histoire d'adultère qui deviendra Tailleur pour dames (1886).
Rendu à la vie civile, il devient chroniqueur théâtral puis secrétaire du théâtre de la Renaissance, deux emplois qui lui permettent de se faire connaître dans le milieu. On commence à parler des bons mots de ce jeune homme qui écrit pièce sur pièce, même si toutes ne rencontrent pas le succès à l'exemple de L'Affaire Édouard (1889) qualifiée par les critiques de « gentille pochade, trop facilement écrite ».
La période est difficile pour Feydeau qui peine à maintenir un niveau de vie bourgeois pour sa femme Marie-Anne et sa petite fille, Germaine. Mais pas question, pour ce peintre amateur, de revendre les Sisley et Boudin acquis grâce aux retombées de Tailleur pour dames. Mieux vaut tenter sa chance au casino ! Mauvaise idée, bien sûr...
Cet extrait nous permet de faire connaissance avec le personnage de Bouzin (joué par Christian Hecq), compositeur raté plus que maladroit. Une occasion d'admirer la richesse des dialogues de Feydeau et de la mise en scène de Jérôme Deschamps pour la Comédie française (2012).
À la queue leu leu
En cette année 1892, la situation est grave pour Feydeau : 11 de ses comédies sur 12 ont échoué, et il vient d'avoir un second enfant, Jacques. C'est donc son va-tout qu'il joue avec Monsieur chasse !
Bingo ! La pièce ouvre pour l'auteur et ses collaborateurs en écriture (Maurice Hennequin et Maurice Desvallières) une parenthèse enchantée avec, dans les années suivantes, une joyeuse cavalcade de comédies à succès : Le Système Ribadier en 1892, L'Hôtel du Libre Échange et Un Fil à la patte en 1894, Le Dindon en 1896.
Il y gagne une Légion d'honneur, quelques maîtresses supplémentaires et de nouveaux amis comme les comédiens Marcel Simon et Lucien Guitry qui sont là pour applaudir le triomphe, en 1899, de La Dame de chez Maxim's et de sa cocotte, la Môme Crevette, rapidement célèbre jusqu'aux États-Unis.
À Paris, la pièce accumule 524 représentations, un chiffre énorme pour l'époque ! La Puce à l'oreille, créée en 1907, ne pourra faire mieux, victime de la mort d'un de ses comédiens.
Toto, le fils de Follavoine, vient de poser une question : « Papa, où c’est les Hébrides ? »... Dans cet extrait d'Onans On Purge Bébé (1910), Feydeau montre son habilité à jouer non seulement avec les mots mais aussi à se moquer, à la façon d'un Molière, des caractères...
Follavoine, son dictionnaire ouvert devant lui sur la table : Voyons : « Îles Hébrides ?… Îles Hébrides ?… Îles Hébrides ?… » (On frappe à la porte. — Sans relever la tête et avec humeur.) Zut ! entrez ! (À Rose qui paraît.) Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Rose, arrivant du pan coupé de gauche : C’est Madame qui demande Monsieur. […]
Follavoine : Au fait, dites donc, vous…
Rose, redescendant : Monsieur ?
Follavoine : Par hasard, les… les Hébrides… ?
Rose, qui ne comprend pas : Comment ?
Follavoine : Les Hébrides ?… Vous ne savez pas où c’est ?
Rose, ahurie : Les Hébrides ?
Follavoine : Oui ?
Rose : Ah ! non !… non !… (Comme pour se justifier.) C’est pas moi qui range ici !… c’est Madame.
Follavoine, se redressant en refermant son dictionnaire sur son index de façon à ne pas perdre la page : Quoi ! quoi, « qui range » ! les Hébrides !… des îles ! bougre d’ignare !… de la terre entourée d’eau… vous ne savez pas ce que c’est ?
Rose, ouvrant de grands yeux : De la terre entourée d’eau ?
Follavoine : Oui ! de la terre entourée d’eau, comment ça s’appelle ?
Rose : De la boue ?
Follavoine, haussant les épaules : Mais non, pas de la boue ? C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais, quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles !
Rose, abrutie : Ah ?
Follavoine : Eh ! bien, les Hébrides, c’est ça ! c’est des îles ! par conséquent, c’est pas dans l’appartement.
Rose, voulant avoir compris : Ah ! oui !… c’est dehors !
Follavoine, haussant les épaules : Naturellement ! c’est dehors.
Rose : Ah ! ben, non ! non je les ai pas vues. […] Elle sort.
Follavoine : Elle ne sait rien cette fille ! Rien ! qu’est-ce qu’on lui a appris à l’école ? (Redescendant jusque devant la table contre laquelle il s’adosse.) « C’est pas elle qui a rangé les Hébrides » ! Je te crois, parbleu ! (Se replongeant dans son dictionnaire.) « Z’Hébrides… Z’Hébrides… » (Au public.) C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu !… Mais de Zhébrides, pas plus que dans mon œil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. On ne trouve rien dans ce dictionnaire !
Bibliographie
Olivier Barrot et Raymond Chirat, Le Théâtre de boulevard. Ciel mon mari !, éd. Gallimard (Découvertes), 1998,
Christophe Barbier, Le Monde selon Feydeau, éd. Tallandier, 2021,
Henry Gidel, Feydeau, éd. Flammarion (Grandes biographies), 1991.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible