Faut-il mieux aller au-devant du danger ou se contenter de le vivre par procuration, dans le calme d'un bureau d'écrivain ? Pour Jack London, il n'a jamais été question de choisir : il sera à la fois aventurier et écrivain !
Loin de l'image d'« auteur pour enfants » qui lui colle à la peau, ce vagabond casse-cou avait fait de l'écriture un terrain de jeu lui permettant d'emmener à sa suite les lecteurs dans les neiges de l'Alaska ou les tripots de Londres. Rejoignons cet éternel errant sans craindre les coups de blizzard ou les déferlantes qui jalonnent son parcours, aussi riche que chaotique.
Un drôle de lignage
Une balle de pistolet dans la tempe ! C'est ainsi que Flora Wellman, une jeune femme de San Francisco, tente de se suicider en juin 1875, désespérée d'avoir été abandonnée par celui qui l'a mise enceinte.
Il faut dire que le « professeur » William Chaney est un drôle d'individu : homme à femmes, il se veut prêcheur-docteur en astrologie et forme avec Flora, elle-même soi-disant spirite, un couple respecté dans son domaine. Mais pas question pour Chaney de devenir père : né le 12 janvier 1876, son petit John est donc recueilli par un père de substitution, le discret John London, qui lui donne son nom et prend l'habitude de l'appeler « Jack ».
Maçon, menuisier, éleveur de poules... Le père de famille peine à faire vivre les siens et il faudra que Flora ouvre une petite pension à Oakland pour que Jack puisse tranquillement s'adonner à sa passion : « Je lisais le matin, l'après-midi et la nuit. Je lisais au lit, à table, à l'aller et au retour de l'école [...] ».
Heureusement que la bibliothécaire du lieu, la poétesse Ina Coolbrith, a de quoi nourrir le jeune affamé d'histoires ! Ce solitaire y consacre tout son temps libre lorsque le balayage des cabarets et le ramassage des quilles dans un bowling lui laissent un peu de répit.
Dans le roman autobiographique Le Cabaret de la dernière chance, publié en 1928, Jack London revient sur son enfance misérable...
« Parfois, j’avais eu faim. Jamais je n’avais eu de jouets ni d’amusements comme les autres enfants. Mes premiers souvenirs de la vie étaient flétris par la gêne. Notre misère était passée à l’état chronique.
À huit ans je portai mon premier petit tricot, un simple tricot de dessous, mais un vrai, acheté dans un magasin. Quand il était sale, il me fallait endosser de nouveau l’horrible linge confectionné à la maison. J’étais si fier de ce tricot que j’insistais pour le mettre sans autre vêtement. Pour la première fois, je me révoltai contre ma mère, au point de prendre une crise de nerfs, jusqu’à ce qu’elle me permît de le porter ostensiblement.
Celui qui a connu la faim peut seul apprécier la nourriture à sa juste valeur ; seuls les marins et les habitants du désert savent le prix de l’eau fraîche. Et seul un enfant, avec son imagination, peut être amené à comprendre l’importance des choses dont il a été longtemps privé ».
Pirate !
À 15 ans, fini le collège ! Parce qu'il doit faire vivre sa famille, London prend vite la direction de l'usine de conserves de saumon où, 12 heures par jour, il découvre la misère ouvrière.
Mais qu'importe s'il lui faut s'abrutir au travail, l'important est de parvenir à économiser sou après sou de quoi s'acheter un bateau digne de ce nom. Ce sera un sloop avec lequel il gagne une belle réputation de « prince des pilleurs d'huîtres » et un accueil chaleureux dans les cabarets du coin. À lui les tournées à répétition !
Mais tout le monde n'apprécie pas cet esprit de camaraderie et on le lui fait savoir en incendiant son bateau. Du coup, il passe à l'ennemi et rejoint la Patrouille de pêche, sans pour autant délaisser une vie déjà faite de violence et d'alcool. Notre dur à cuire est bien conscient qu'il n'ira pas loin ainsi à moins de partir, et loin !
En 1893 donc, à 17 ans, direction la mer de Béring pour une saison de chasse aux phoques et une belle remise en question qui l'incite à son retour à chercher un emploi honnête et une pile de livres à dévorer.
À la dure
Le voici donc employé dans une fabrique de jute le jour, et apprenti écrivain la nuit. Sa mère lui a en effet déniché un concours de nouvelles dont le premier prix ferait bien les affaires de la famille.
Trois nuits blanches plus tard, son « Typhon sur les côtes du Japon » est prêt à séduire le jury. Victoire ! Ce sera la seule : obligé de faire cuire la marmite, il abandonne les feuilles blanches pour passer ses journées à pelleter du charbon.
La situation, difficile, devient intenable lorsqu'il apprend qu'il occupe en fait le poste de deux ouvriers, licenciés pour l'occasion. Dégoûté à jamais par la violence d'un système qui broie les hommes, il claque la porte.
Que faire, alors que le pays est en pleine crise économique ? Revendiquer ! En 1894, il part donc rejoindre l' « armée industrielle » mise sur pied par l'activiste Jacob Coxey pour marcher sur Washington. Si son aide fut grandement appréciée pour construire les bateaux qui permirent à ce bataillon de chômeurs et de vagabonds de progresser sur le Missouri, sa bonne volonté n'alla pas plus loin que la ville d'Hannibal (Missouri).
Relatée plus tard dans Les Vagabonds du rail (ou La Route, 1907), cette expérience de quelques semaines lui fait prendre conscience des effets de l'industrialisation forcée sur une population de miséreux et pousse cet individualiste forcené à embrasser les idées socialistes.
Un hobo sous les verrous
À 18 ans, Jack London prend la route. Notre vagabond rejoint la grande famille des hobos, ces travailleurs pauvres qui se déplacent de ville en ville pour enchaîner, dans le meilleur des cas, les petits boulots. Mais cette nouvelle vie n'est pas du goût de tout le monde, et surtout pas de la police qui l'envoie pour un mois réfléchir au pénitencier d'Érié.
L'expérience porte ses fruits : après avoir accompagné encore pendant quelques semaines ses comparses trimardeurs, « Frisco Kid » reprend le chemin du foyer familial et décide de se faire étudiant. À lui, Berkeley !
Trois mois lui suffisent pour réussir le concours d'entrée, et en 1896 il pousse les portes de la fameuse université. Il compte bien y diffuser ses nouvelles idées en multipliant lettres, articles et discours au coin des rues, ce qui lui vaut un nouveau détour par la prison.
Ce sont finalement les problèmes financiers qui feront taire le « Boy Socialist » puisqu'il doit interrompre ses études au bout de cinq mois pour travailler dans une blanchisserie, non sans avoir mis ses propres vêtements au clou.
De cette vie précaire d'écrivain en herbe naîtra plus tard son chef-d'œuvre Martin Eden (1909) où l'on voit son double se débattre dans les affres de la pauvreté et de la création.
Dans Les Vagabonds du rail (1907), Jack London fait un lien entre son talent de bonimenteur et sa carrière d'écrivain...
« Sachez que le succès du mendiant dépend de son habileté de conteur. Avant tout, il doit jauger d'un seul coup d'œil sa victime, et ensuite lui débiter un boniment en rapport avec le tempérament particulier de cette personne et inventé à souhait pour l'émouvoir. C'est ici que surgit la grande difficulté : dès qu'il voit à qui il a affaire, le mendiant commence son histoire. Pas une minute ne lui est accordée pour l'élaboration. Avec la rapidité de l'éclair, il lui faut deviner la nature de son client et concevoir le récit qui atteindra le but. Le hobo doit être un artiste et créer spontanément, non d'après un thème choisi dans l'épanouissement de sa propre imagination, mais suivant le thème qu'il lit sur le visage de l'individu qui ouvre la porte [...]. J'ai souvent songé que c'est à cet entraînement particulier de mes jours de vagabondage que je dois une grande partie de ma renommée de conteur ».
Direction le Klondike !
Le 14 juillet 1897, la grande nouvelle parvient aux oreilles de notre besogneux : de l'or a été trouvé au Klondike (Alaska) ! À peine 10 jours plus tard, le navire Umatilla accueille à son bord un London bien décidé à profiter de ce coup de chance.
L'affaire semble bien partie : lesté d'une tonne de matériel et du Capital de Karl Marx, il rejoint un camp de mineurs où il se délecte des récits de ses nouveaux compagnons d'infortune sous l'oeil attentif du chien Jack, alias Buck dans L'Appel de la forêt (1903). Mais le scorbut s'invite à la fête et London, avec en poche quatre dollars d'once d'or, doit revenir à Oakland pour tondre les pelouses.
Cette expérience malheureuse sera plus qu'un contre-temps, elle marquera toute sa vie et son œuvre : « C'est au Klondike que je me suis découvert moi-même. Là personne ne parle. Chacun prend sa véritable perspective. J'ai trouvé la mienne ».
Il a donc du temps pour écrire, et même publier ! En janvier 1899, après avoir harcelé une cinquantaine de revues, il parvient à vendre un premier récit pour cinq dollars. Encore quelques mois de production et 7 avril 1900, il peut enfin triompher avec, le même jour, la publication de son recueil de nouvelles Le Fils du loup et son mariage avec la jeune Elizabeth Maddern, qui lui donnera deux filles.
Pas moins de cinq récits de Jack London relatent les aventures de chiens. Parmi ceux-ci, les plus connus sont bien sûr Croc-Blanc (1906) et L'Appel de la forêt (1903), deux romans miroirs : dans le premier, il met en scène un jeune chien-loup qui se fait domestiquer alors que le second voit Buck retourner à la vie sauvage, céder à l'appel de la forêt...
« Parfois, [Buck] demeurait des journées entières blotti derrière un tronc d’arbre, guettant patiemment, avec une inlassable curiosité, tout ce qui bougeait autour de lui [...].
Mais soudain, il levait la tête, dressait les oreilles, écoutait, plein d’attention. Obéissant à l’appel entendu de lui seul, il bondissait sur ses pieds et filait droit devant soi, pendant des heures, sous les voûtes fraîches de la forêt, au fond du lit desséché des torrents, dans les grands espaces découverts et fleuris. Mais, par-dessus tout, il se plaisait à courir ainsi dans la pénombre odorante des nuits d’été, alors que la forêt murmure dans son sommeil, et que ce qu’elle dit est clair comme une parole articulée. À cette heure, plus profond, plus mystérieux, plus proche aussi, résonnait l’Appel – la Voix qui incessamment l’attirait, du fond même de la nature ».
L'irraisonnable
London ne peut se satisfaire de cette nouvelle vie. Rester assis derrière un bureau, très peu pour lui !
On le croise donc en journaliste déguisé en clochard en 1902 dans les bas-fonds de Londres, puis, deux ans plus tard, en correspondant de guerre sur un navire à destination de la Corée, au plus près du conflit russo-japonais.
Il a abandonné pour ce voyage son vieux sloop acheté avec les 2000 dollars qu'il a reçu pour L'Appel de la forêt. Une misère, quand on sait que le livre se vendra à deux millions d'exemplaires de son vivant !
De retour sur la côte Ouest, « The American Karl Marx » multiplie les conférences destinées à diffuser le socialisme, conférences qui attirent un public considérable. Dans le même temps, il se replonge avec plaisir dans ses souvenirs de jeune chercheur d'or et donne ainsi naissance à Croc-blanc (1906).
En compagnie de sa nouvelle épouse l'écrivaine Charmian Kittredge, le loup de mer part sur les mers du Sud pour un tour du monde. Malheureusement son navire comme son équipage se révèlent loin d'être fiables et la grande aventure prend vite l'eau.
On retrouve donc London quelques mois plus tard à l'hôpital de Sydney, victime d'une infection tropicale et de graves problèmes financiers qu'il ne fait qu’aggraver en se lançant dans la construction d'une maison « idéale » dans son ranch californien : la « Maison du loup ». Un projet pharaonique de 26 pièces !
À bout de forces
Mais London ne pose pas pour autant ses valises. Après avoir publié Martin Eden (1909) au milieu d'autres articles et nouvelles sur le Klondike, la boxe ou le socialisme, il repart en 1912 pour de nouvelles aventures en direction du Cap Horn avec un objectif : mettre fin à sa dépendance à l'alcool.
Cette traversée lui inspire une autobiographie originale, Le Cabaret de la dernière chance (1913) où il dépeint sa vie de pilier de bar pour mieux soutenir les partisans de la prohibition.
À 37 ans seulement, il sent que sa santé commence à lui faire défaut. Appendicite, dysenterie, pleurésie et rhumatismes l'affaiblissent tour à tour, alors même que sa maison de rêve disparaît dans un incendie la veille de son inauguration.
Et que dire de ses amis socialistes qui le rejettent pour n'avoir pas suffisamment soutenu les paysans mexicains face aux intérêts pétroliers américains ? Il est temps de reprendre le large, non sans avoir démissionné avec fracas du Parti socialiste « qui ne possède ni flamme ni pugnacité ».
Le 22 novembre 1916 finalement, à 40 ans, c'est un London déprimé qui avale un somnifère à base de morphine destiné à lui faire oublier les crises d'urémie qui épuisent ce corps qu'il n'a jamais épargné. Il ne se réveillera pas, laissant le champ libre à l'hypothèse du suicide, comme il l'avait évoqué : « Je veux brûler tout mon temps. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie » ...
Dans une lettre à son amie Anna Strunsky, Jack London cherche à définir sa personnalité :
« Un hôte étourdi, un oiseau de passage qui bat des ailes autour de vous durant quelques instants de votre existence, un oiseau brutal, habitué au grand air, aux larges espaces, qui déteste la douceur d’une existence renfermée » (21 décembre 1899).
Derrière le miroir
« Tout ce que les autres faisaient, il se devait de le faire, mais en mieux » nous dit son ami Franck Atherton. Est-ce donc parce qu'il était incapable de se contenter d'une vie terne que London n'a cessé de se lancer des défis ?
Lecteur boulimique, chercheur d'or, capitaine au long cours, bagarreur impulsif et même passionné de surf... cet éternel insatisfait, ce self-made-man qui avait pourtant réussi à atteindre gloire et fortune ne s'est jamais débarrassé de ce pessimisme qui le rongeait.
L'homme était pétri de contradictions : à la fois, comme il le revendiquait lui-même, « écrivain du prolétariat » et « auteur le mieux payé de son temps », il n'a pas craint d'afficher ses revendications socialistes tout en menant grand train, ou de se montrer attentif aux plus fragiles tout en revendiquant la supériorité de la race blanche.
Mais il était aussi écrivain prolétaire, se tuant au travail pour tenir la cadence des 1000 mots par jour qu'il se devait de coucher sur le papier. Il en résulte une cinquantaine de volumes, chiffre bien faible par rapport aux milliers de livres qu'il a dû dévorer. Est-ce ainsi qu'il a trouvé le secret de ce rythme qui donne à son récit la capacité d'emporter son lecteur ?
Avec un style qui se veut à mille lieux des effets d'ornementation de l'époque, le « Kipling du froid » a réussi à prendre le train d'une littérature américaine alors naissante, et d'en devenir un des fleurons en jouant avec son image de mauvais garçon.
Les Steinbeck, Hemingway et autres Kerouac sauront s'en souvenir... Aujourd'hui, le nom de Jack London est à jamais lié à l'image que nous nous faisons de l'Amérique du tournant du siècle, celle des baroudeurs et des chercheurs d'or. Pour notre plus grand plaisir !
Derrière le masque de son personnage Martin Eden, Jack London résume en quelques phrases son propre parcours, pour le moins chaotique :
« Il avait vécu, lui, il avait frémi, il avait aimé ; c’était un gars qui avait roulé sa bosse, qui s’était ri des pesanteurs de la vie, avait mouillé sa chemise dans les postes d’équipage, foulé des territoires inconnus et mené sa bande de durs à cuire au combat ; un gars qui avait pris peur en entrant pour la première fois dans une bibliothèque et qui avait su ensuite dompter les livres ; un gars qui avait passé des nuits blanches avec un éperon pour compagnon et avait lui-même écrit des livres » (Martin Eden, 1909).
Bibkiographie
Jennifer Lesueur, Jack London, éd. Tallandier, 2008,
Russ Kingman, Jack London, éd. L'Instant, 1987,
Olivier Weber, Jack London, L'Appel du grand ailleurs, éd. Paulsen, 2016.
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achille (09-09-2024 17:18:58)
Un souvenir lointain. Après l'incendie de la "Maison du Loup" il aurait dit :"Je préfère être celui dont la maison brûle que celui qui y a mis le feu !" est-ce exact ? ça cadre plutôt avec le p... Lire la suite