22 octobre 2020. Guillaume Bigot utilise l'Histoire comme une arme au service de ses engagements. Dans ce volumineux essai (Populophobie, Plon, 448 pages, 2020), il montre que, tout au long du dernier millénaire, les classes populaires n'ont pas cessé de défendre la souveraineté nationale et l'indépendance de la France contre les classes supérieures, qu'il s'agisse de la noblesse féodale, de la bourgeoisie marchande ou de l'énarchie européiste. Quoi que l'on en pense, c'est un livre qui secoue...
D'une grande érudition historique, Guillaume Bigot a écrit Toute l'Histoire du monde avec Jean-Claude Barreau (Fayard, 2003). On ne s'étonnera donc pas de rencontrer des références historiques à chaque page de son nouvel essai. Populophobie est né d'une analyse de la révolte des Gilets jaunes qui a mis la France en ébullition en 2018-2019 et fait trembler le gouvernement d'Emmanuel Macron. L'auteur ne cache pas où vont ses convictions et son coeur et annonce dès le sous-titre de son ouvrage : « Pourquoi il faut remplacer la classe dirigeante française » !
Le mandat d'Emmannuel Macron avait bien commencé. Le peuple avait apprécié la pompe monarchique des débuts qui flattait la fierté nationale (intronisation au Louvre, accueil de Poutine à Versailles et de Trump au défilé du 14 juillet...). Mais le charme s'est rompu quand il est apparu que le projet de ce jeune président « correspondait à l'agenda des réformes exigées par l'Union européenne » et visait à dissoudre la souveraineté française dans une hypothétique souveraineté européenne, ouverte au libre-échange et conforme aux voeux des élites mondialisées. Ce faisant, il prenait le contrepied de ses prédécesseurs. « C'est une marque constante du pouvoir en France de défendre les petits contre les gros. De prendre le parti du peuple contre celui des puissants », écrit l'auteur. Notons tout de même que cette tradition politique relevait surtout de la monarchie, soucieuse de maintenir la haute noblesse dans le rang.
Guillaume Bigot va plus loin et file la métaphore en établissant un parallèle savoureux entre l'ancienne noblesse et la moderne « noblesse d'État », constituée par les membres des Grands Corps (Inspection des Finances, Conseil d'État, etc.). Celle-ci a renouvelé les élites après la Libération. Elle a servi l'État et la Nation avec diligence aussi longtemps que l'État fut fort et la Nation souveraine. Mais, déplore Guillaume Bigot, « il semblerait que les effets du renouvellement souhaité par de Gaulle soient arrivés à leur terme. Initialement tournée vers la formation d'une élite de fonctionnaires dédiée au service de l'État, l'ENA paraît être devenue le lieu de la collusion entre monde des affaires et haute fonction publique ». Les nouveaux nobles ne se tiennent plus liés au service public et multiplient les allers-retours entre la haute administration, les cabinets ministériels et les états-majors des grandes entreprises, tant privées que publiques... à l'image d'Emmanuel Macron lui-même.Ils justifient leurs privilèges et leur statut par leur mérite, lequel repose sur la réussite à un concours à l'âge de vingt ans et le passage par une business school prestigieuse entre toutes, l'ENA !
Alliée à la noblesse de concours, la noblesse d'argent est comparable en proportion de la population à la noblesse de 1789 (environ 140 000 pour 28,6 millions d'âmes). « Ces oligarques se présentent comme comme d'admirables créateurs d'entreprises et de richesses qui profitent à la France. Mais comme la noblesse de l'Ancien Régime finissant, qui ne tirait plus l'épée pour protéger la veuve et l'orphelin, la néoaristocratie déclinante ne croit plus que "noblesse oblige" ». C'est ainsi que les grandes entreprises, telles Schneider, Veolia, Lafarge, Sanofi et même Michelin, tendent à dénouer leurs attaches avec le pays au nom d'un impératif autrement plus prégnant : "mondialisation oblige".
Prolongeant la comparaison avec l'Ancien Régime, Guillaume Bigot fait un parallèle entre l'ancien clergé catholique et l'actuel « clergé », qui serait constitué de journalistes, scientifiques et intellectuels et auquel revient la mission de donner du sens à l'action politique. « Paris forme le coeur battant de ce néoclergé, qui cultive un communautarisme cool ». Cette population est peu ancrée dans les valeurs de sa culture d'origine et célèbre les mêmes valeurs mondialisées que ses homologues des autres métropoles occidentales. Elle fait partie des Anywhere (« les gens de n'importe où ») que décrit l'essayiste britannique David Goodhart dans The Road to Somewhere (2017), en les opposant aux Somewhere (« les gens d'ici »). « Hélas, notre classe dirigeante ne cesse de le marteler : la France, c'est du passé. L'avenir, c'est l'Europe », déplore l'auteur.
Néoaristocratie et néoclergé se rejoignent dans la célébration de l'ouverture et de la mondialisation, tournant le dos à la nation, accusée de tous les maux (note).
Glissons sur l'évocation du « tiers sécessionniste », appellation donnée aux immigrants concentrés dans les banlieues des métropoles et qui ne sont aucunement désireux de s'intégrer à la communauté nationale : « L'ethnicisation des débats et des rapports sociaux a débuté dans les années 1980-1990, avec la diffusion d'une doxa célébrant l'orgueil des racines et faisant l'apologie du multiculturalisme ». Guillaume Bigot rappelle cette vérité révolutionnaire et rousseauiste : « En France, le souverain, c'est le peuple », autrement dit l'ensemble des citoyens, dans une totale égalité de droits. Or, cette communauté est menacée par la résurgence d'un clergé et d'une noblesse, sans parler du « tiers sécessionniste ». D'où l'inquiétude des classes populaires, ravalées au statut de tiers état.
Dans la deuxième partie de son essai, la plus éclairante, Guillaume Bigot relit l'Histoire de France avec le filtre de l'opposition entre les élites et le peuple. Très tôt, dès après la Révolution, les élites, chagrinées d'avoir perdu leur statut privilégié, s'inventèrent des origines distinctes du peuple. « À cet égard, le peu d'estime que nous avons longtemps nourri pour "nos ancêtres les Gaulois" mérite d'être relevé. Considérant ces derniers comme des barbares, les élites françaises préféraient croire qu'elles descendaient des peuples ayant fait leur conquête : les Romains, puis les Francs ». En d'autres termes, dès les débuts de l'historiographie moderne, on voit émerger le couplet suivant lequel les habitants de l'hexagone ne seraient rien sans les apports extérieurs.
Le mépris pour le peuple a été généralement très répandu parmi les élites. Il n'est que de citer Voltaire mais aussi Madame de Sévigné, Joseph de Maistre, Baudelaire et même George Sand. Ce mépris ressurgit au début des années 1980, concomitamment à la mondialisation et au néolibéralisme. Charlot et l'ouvrier révolutionnaire ne font plus recette. Place au beauf de Cabu et au Dîner de cons, film de Francis Veber (1998).
« L'universalisme des nantis entre en contradiction avec l'idée démocratique, qui suppose des allégeances nationales et une appartenance territoriale », note Guillaume Bigot, en s'appuyant sur les analyses d'Emmanuel Todd. Et il montre la permanence de cette opposition tout au long de l'Histoire nationale. Dès le XVe siècle, au plus fort de la guerre de Cent Ans, c'est la bourgeoisie et les magistrats de Paris qui prennent le parti des Anglais, jusqu'à condamner et faire brûler Jeanne d'Arc. Ce « parti de l'étranger » ressurgira régulièrement aux heures sombres, pendant les guerres de religion, pendant la Révolution, avec les émigrés de Coblence, et aussi pendant l'Occupation, quand beaucoup s'esbaudiront devant la manifeste supériorité germanique : « Les représentants de l'élite ont été massivement entraînés dans l'intelligence avec l'ennemi, tandis que les résistants de la première heure appartenaient aux marges politiques (extrême droite et extrême gauche) ou sociologiques (marins de l'île de Sein, juifs, homosexuels, personnages en rupture de ban) ».
La conclusion de l'auteur est quelque peu désabusée. Guillaume Bigot doute que les différentes composantes de la nation puissent se rabibocher dans un « souverainisme » de bon aloi. Les classes populaires peinent en effet à clarifier leurs revendications car elles sont victimes de ce que le penseur marxiste italien Antonio Gramsci appelle « l'hégémonie culturelle » de la bourgeoisie. « L'interruption de la transmission culturelle entre les générations rend [la] relève délicate. La jeunesse tend à se détacher de ses aînés, mais aussi d'un pays qu'on ne lui a pas proposé en héritage. C'est davantage l'indifférence que la révolte qui domine parmi les moins de quarante ans ». Voilà de quoi méditer et débattre pour qui aime l'Histoire nationale.
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