Au fil de sa carrière, le géographe Yves Lacoste a vécu tous les bouleversements du monde survenus après la Seconde Guerre mondiale.
Né en 1929 à Fès (Maroc), agrégé de géographie en 1952, il part enseigner en Afrique du Nord et s'affilie au parti communiste jusqu’en 1956. De retour en France, il produit une analyse percutante des bombardements américains au Vietnam et publie La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre (1976) afin de réveiller sa discipline.
Il fonde la revue Hérodote (
Il s'interroge également sur le concept de nation, qu’il a exposé dans un livre, Vive la Nation !, mal accueilli lors de sa sortie, et revient sur les relations entre l’Algérie et la France au XIXe siècle.
« La géographie telle qu’on nous l’enseignait à cette époque était d’un ennui mortel »
Je définis la géopolitique comme l’étude des rivalités de pouvoir sur du territoire.
Tous les territoires ne font pas l’objet de rivalités de pouvoirs – il existe des territoires abandonnés. En revanche, chaque territoire est susceptible de relever d’enjeux géopolitiques dès lors qu’il devient le lieu de rivalités de pouvoirs. Ces rivalités sont de natures multiples. Elles peuvent avoir pour objet soit le territoire en tant que tel, soit un élément du territoire, par exemple l’accès à la ressource en eau.
Certes, mais des rivalités de pouvoir peuvent naître pour d’autres motifs. Restons dans le cadre de la région parisienne. On voit bien que certains territoires peuplés depuis longtemps peuvent brusquement devenir un enjeu géopolitique, dès lors que de nouvelles « frontières » se forment entre plusieurs groupes de pouvoir. Ces groupes prennent conscience d’eux-mêmes dans l’affrontement pour le contrôle du territoire. Ils deviennent des acteurs géopolitiques.
Les phénomènes migratoires provoquent, dans certains quartiers, des rivalités de pouvoir. Si un nombre conséquent de personnes issues de l’immigration investit ces quartiers et, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, se constitue en communautés homogènes opposées aux populations locales, alors il y a nécessairement conflit.
D’un côté, les populations autochtones considéreront que les étrangers n’ont pas leur place sur le territoire ; de l’autre, les populations allogènes souhaiteront, non seulement demeurer sur le territoire en question, mais accroître encore le contrôle qu’elles en ont. Ce conflit peut s’illustrer de manière violente, à la rubrique des faits divers, ou de façon plus symbolique.
Souvenez-vous quand, en mars 2018, des « sans-papiers » épaulés par des militants d’extrême-gauche avaient investi la basilique de Saint-Denis. Leur objectif était d’occuper un territoire symbolique : il s’agissait d’un acte éminemment géopolitique !
Oui. La géopolitique opère à tous les niveaux. À petite échelle, les États et les multinationales se disputent le contrôle des mers et des oléoducs… À grande échelle, les groupes rivaux se disputent l’accès à des portions de territoire. Il peut s’agir d’une cathédrale, comme nous venons de le voir, mais aussi d’une rue, voire d’un hall d’immeuble.
Non. C’est une erreur couramment répandue que de confondre la petite échelle et la grande. Plus le territoire est vaste, plus il faut le « réduire » sur la carte.
Pour une carte du monde, on choisira par exemple l’échelle 1 /40 000 000ème. C’est une très petite échelle. En revanche, pour représenter un quartier, on pourra choisir l’échelle 1 /10 000ème. C’est une échelle assez grande. Il faut noter que la petite échelle (le monde) peut avoir des incidences sur la grande (le quartier), et inversement.
Prenons le cas du lycée de Conflans-Sainte-Honorine dans lequel enseignait le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty. L’échelle était très grande, mais on y décomptait deux groupes antagonistes : d’un côté les professeurs laïcs, emmenés par Samuel Paty, qui souhaitaient préserver l’enseignement de l’influence de la religion ; de l’autre un certain nombre de parents d’élèves musulmans, soutenus par quelques professeurs, qui estimaient au contraire qu’il fallait borner la laïcité pour ne pas « offenser la religion ».
Cette rivalité de pouvoir était une conséquence locale du conflit entre la République française, laïque depuis 1905, et certains États dont les dirigeants cherchent à élargir leur sphère d’influence par la promotion à l’étranger de leur conception de l’islam. Cette rivalité de pouvoir, qui s’exerçait localement au lycée de Conflans-Sainte-Honorine, a culminé avec l’assassinat du professeur Samuel Paty, dont l’identité avait été divulguée sur les réseaux sociaux par un parent d’élève musulman.
Cet évènement a amené les acteurs internationaux à se positionner. Le président de la République Emmanuel Macron a défendu le « droit à la caricature » tandis que nombre d’États musulmans se faisaient fort de le présenter en créature de Satan.
Au Pakistan par exemple, les manifestations massives contre la France ont failli provoquer le départ de l’ambassadeur. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, les enjeux locaux et internationaux relèvent de la même approche géopolitique : ils sont dans les deux cas l’expression d’une rivalité de pouvoir sur du territoire – le territoire change d’échelle, mais la rivalité demeure !
Un « diatope », c'est la superposition de cartes d’échelles différentes : le local en bas, le planétaire en haut.
Cette représentation en perspective cavalière met en évidence les différents attributs géopolitiques propres à un territoire, qui n’apparaîtraient pas tous si on bornait l’étude à une échelle unique.
Cette méthode m’a été très utile pour étudier le Tiers-monde [Unité et diversité du tiers monde : des représentations planétaires aux stratégies sur le terrain, La Découverte, 1984]. En matière militaire également, la plupart des batailles se livrent sur des théâtres aux dimensions relativement réduites.
Je vais vous faire une confidence : je suis incapable de me servir d’un GPS ! Toute ma vie, je n’ai travaillé qu’avec des cartes. Et les rares fois où j’ai cherché à manier le GPS, notamment dans quelques lieux isolés, eh bien cet appareil ne fonctionnait tout simplement pas (Rires).
Certainement ! Mon père était géologue en chef à la société chérifienne des pétroles. Souffrant de tuberculose, il avait besoin de changer d’air. Alors en 1939, mon père, ma mère, mes deux petits frères et moi-même nous sommes installés dans les Alpes. Je précise que notre départ d’Afrique de Nord s’est effectué tout à fait sereinement : nous n’avons pas connu l’exode dramatique de certains pieds noirs, plus tard, notamment en Algérie.
À bien des égards, notre installation dans les Alpes a déterminé mon attrait pour la géographie puis pour la géopolitique. Je me rappelle qu’à notre arrivée, mon père m’avait fait le plaisir de m’emmener en randonnée au-dessus de Chamonix. Face au mont Blanc, il m’a fait un cours particulier de géologie sur le thème de la formation des montagnes.
Dans le même temps, la radio traitait de problèmes géopolitiques – même si, à l’époque, le terme n’existait pas. On avait appris par exemple que l’Allemagne revendiquait Dantzig. Tandis qu’il me parlait de la formation des montagnes, mon père m’expliquait aussi le conflit.
Après notre retour en région parisienne, un jour d’août 1939, je me rappelle lui avoir demandé ce qui allait se passer si la Pologne refusait de céder Dantzig. Mon père m’a répondu : « Ce sera la guerre ». La guerre est une catastrophe, certes, mais le garçon de dix ans que j’étais a pensé à ce moment-là : « ça va être rudement intéressant ! » (Rires)
Je me souviens qu’au début du mois de mai 1944, quand nous avons appris que les Américains allaient arriver à Paris par le sud, nous avons décidé avec mes deux frères de creuser des tranchées dans les immenses plates-bandes qui bordaient la route derrière notre maison. Mon père était décédé en 1942 de sa tuberculose.
Le grand-père d’une dame chargée de l’urbanisme était venu nous voir et à moi l’aîné, il avait demandé : « Est-ce que vous êtes brave ? ». Je n’avais que quatorze ans à l’époque, mais j’ai répondu que oui, bien sûr, j’étais brave. Alors le vieil homme a envoyé quelqu’un pour nous aider à creuser : un monsieur un peu austère équipé de pelles et de pioches. C’était le fossoyeur municipal (Rires) !
Oui. Dans la nuit du 24 au 25 août 1944, les chars américains sont remontés depuis Antony, par l’endroit que j’avais prévu. Mais des divisions SS s’étaient retranchées à Bourg-la-Reine, et les combats ont duré toute la nuit.
Je me souviens par exemple qu’au moment où nous sommes remontés dans la cuisine, des obus ont été tirés. J’ignore quels étaient ces obus, mais ils passaient relativement lentement. Un obus a été tiré devant notre maison pour venir frapper la nationale 20, juste derrière.
Vers quatre heures du matin, ma mère, alertée par le bruit, m’a prévenu que les tanks arrivaient. J’ai eu beaucoup de chance qu’elle ne me défende pas de participer au combat final ! Elle a accepté que je prenne part à la guerre. Je me souviens que j’étais le seul petit garçon au milieu d’un groupe d’hommes.
Un char américain brûlait sur le bas-côté de la nationale 20. Nous avons vu arriver de drôles de voitures, des modèles qu’on ne connaissait pas : c’étaient des Jeep, en route vers Paris. Dans l’une d’entre elles, il y avait un soldat au volant avec, à côté de lui, un civil à moustache. J’ai su plus tard que cet homme était Ernest Hemingway !
Nous nous attendions à voir les soldats américains mais à la place, nous avons vu arriver des halftacks avec des militaires portant des pompons rouges : c’était les marins français de la division Leclerc ! Nos tranchées auront été utiles, même si nous ne les avons utilisées que de nuit et qu’elles étaient infestées de moustiques.
(Yves Lacoste se lève et, en un clin d’œil, extrait de son immense bibliothèque l’ouvrage « Charles-Quint et son temps » de Karl Brandi, publié en 1951 aux éditions Payot)
Une partie de la question d’Histoire de l’agrégation de géographie portait sur Charles-Quint. Je m’en rappelle d’autant mieux que, cette année-là, nombre de mes camarades géographes étaient absolument furieux à cause de ce sujet d’Histoire qu’ils ne maîtrisaient pas. Quant à moi, j’étais ravi : cet ouvrage sur Charles-Quint m’avait passionné !
Il s’agissait du sujet d’Histoire de l’agrégation de géographie ! Elle en comporte toujours un. Bien sûr, cela déplaît aux géographes qui conçoivent leur discipline comme la simple étude des paysages – ceux-là ont toujours demandé une agrégation expurgée de l’Histoire. Je ne suis pas du tout de leur avis.
Même si, à l’époque, je n’avais pas encore d’idées épistémologiques bien solides, je portais un grand intérêt à l’Histoire comme complément « humain » à la géographie « naturelle ». Tenez, par exemple, un sujet d’agrégation sur lequel j’avais aimé travailler : le Commonwealth britannique. Vous voyez bien qu’il s’agit d’Histoire autant que de géographie !
Comme pour Charles-Quint, il est question d’un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. L’Histoire, ce sont des événements, c’est du drame ! La géographie telle qu’on nous l’enseignait à cette époque était d’un ennui mortel. [Suite des entretiens]
Grands historiens
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