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« Au Viêt-Nam, j’ai mesuré à quel point l’étude du territoire constituait un prérequis pour mener la guerre »
D’abord, Camille n’aimait pas du tout l’Histoire : elle s’était fait coller trois fois au certificat d’Histoire moderne et contemporaine (Rires) ! Finalement, elle a trouvé une voie qui, à l’époque, commençait seulement à s’ouvrir : l’ethnologie. Entre 1951 et 1952, elle a étudié à l’Institut d’ethnologie du Musée de l’Homme, où elle s’est épanouie.
À la sortie de ses études, le CNRS lui a donné pour mission d’étudier une collection de sabres traditionnels d’un village de Kabylie, les flissas. Elle s’y est penchée avec soin et intérêt. Son article, très documenté, a rencontré un certain succès [« Sabres kabyles », Journal des Africanistes n°28, 1958].
Ensuite, les dieux ont fait qu’à l'École Nationale des Langues Orientales [futur INALCO, Institut des Langues et Civilisations Orientales], Camille a découvert des textes issus de cette région de Kabylie dont elle n’avait vu que les sabres. Elle a appris la langue kabyle et a traduit ces textes – des contes.
Tombée amoureuse de cette littérature orale, ma femme a passé sa vie à l’étudier, jusqu’à devenir l’une des grandes spécialistes mondiales de la culture kabyle et des Berbères. En 1976, elle a été élue présidente de la section « Langues et civilisations orientales » du CNRS.
Camille et moi portions une vive admiration pour ces étudiants qui, âgés de trois ou quatre ans de plus que nous, s’étaient engagés dans la résistance FTP [Francs-Tireurs et Partisans, majoritairement communistes].
Comme ils revenaient des maquis, certains d’entre eux nous avaient invités à rejoindre le Parti. Nous avons accepté et, à l’Institut de géographie rue Saint-Jacques, où j’étudiais, me voilà aussitôt bombardé secrétaire de cellule (Rires) !
Au fond, il s’agissait d’un engagement plus fraternel qu’idéologique – nous étions des copains, des camarades. Et quand, en 1956, nous avons décidé de quitter, très courtoisement d’ailleurs, le Parti Communiste, les anciens camarades sont restés des amis.
Camille et moi étions des indépendantistes modérés, oui. C’est à cette époque que, par le biais d’un jeune médecin kabyle, j’ai découvert Ibn Khaldoun (1332-1406), un immense historien dont j’ignorais tout. Je me suis rendu à la Bibliothèque Nationale d’Alger pour consulter ses Prolégomènes, qui avaient été traduits en français sur ordre de Napoléon III.
Vraiment, Ibn Khaldoun était un personnage étonnant ! Dans ces 3000 pages, Dieu n’était guère invoqué, il n’était question que de la lutte des hommes pour le contrôle de territoires. J’ai donc rédigé un article consacré à Ibn Khaldoun, qui devait à l’origine être publié dans le 2ème numéro de Progrès, une revue d’inspiration marxiste. Seulement, ladite revue se consacra à la place à la mort du « camarade Staline », survenue en mars 1953.
Mes camarades du parti s’attendaient à ce que je reprenne les thèses marxistes de la théorie des stades et des modes de production et, à la place, je leur racontais des histoires, presque des westerns (Rires) ! Mes engagements en faveur de l’indépendance étaient très mal vus par les colons.
Après les premiers attentats de novembre 1954 et les massacres de Philippeville en aout 1955, le proviseur m’a convoqué. Il m’a fait comprendre qu’il n’était pas question que je revienne enseigner à la rentrée. Camille et moi avons quitté Alger juste avant que ne s’étende la guerre d’Algérie.
Ibn Khaldoun propose un schéma de la société nord-africaine fondée sur la tribu. Dans ce cadre, les empires sont des agglomérats de tribus formés autour de l’une d’elles pour le contrôle des routes de l’or qui traversent le Sahara et débouchent sur la Méditerranée.
Le concept d’Asabiyya, intraduisible en Français, désigne une double cohésion : à l’intérieur de la tribu, la vivacité du sentiment d’appartenance communautaire ; à l’extérieur de la tribu, l’unité qui opère autour de la tribu « centrale ». Lorsque l’Asabiyya commence à décliner, l’empire se disloque pour être remplacé par un autre.
Cette péripétie était la conséquence d’une autre. Au début de mes études, je suis retourné au Maroc : la « société chérifienne des pétroles », où avait travaillé mon père, avait accepté de m’aider pour trouver un terrain. Elle m’a orienté vers la plaine du Gharb, où débouche le Sebou.
Ce très gros fleuve est tellement chargé d’alluvions [des dépôts issus des montagnes, NDLR] qu’il s’écoule au-dessus du niveau de la plaine, qu’il déborde pendant la crue. Mais cela n’avait guère d’importance dans la mesure où, à l’époque, cette plaine en contrebas était encore très faiblement peuplée.
À l’époque, ce terrain ne m’avait pas passionné. Mais vingt ans plus tard, quand une grande partie de l’opinion suspectait les Américains de bombarder les digues du fleuve Rouge pour submerger la plaine très peuplée en contrebas, j’ai immédiatement repensé à mon travail sur le fleuve Sebou.
J’ai adressé un court article au journal Le Monde, dans lequel j’essayais de démontrer comment la submersion des plaines pouvait être provoquée de manière indirecte, en visant les digues, pour finalement être imputée à une suite d'« accidents naturels ».
Une fois l’article publié [« L'aviation américaine peut provoquer une catastrophe sans toucher directement les digues nord-vietnamiennes », Le Monde, 08/06/1972], j’estimais avoir fait mon devoir de géographe, et nous sommes partis en vacances en Corse, Camille, les enfants et moi-même.
Seulement, à notre retour, j’ai appris qu’on avait cherché à me joindre. Le lendemain matin, je me suis rendu à la cabine téléphonique qu’on m’avait indique et, dans le combiné, une voix mystérieuse m’a demandé de venir au plus vite à Hanoi, au Nord Viêt-Nam.
Je l’ignore. Il devait probablement s’agir d’un Vietnamien qui m’appelait depuis Hanoi. Mais je n’en sais toujours rien ! Bien sûr, j’ai décliné l’invitation, prétextant une quantité importante de travail. Mais la voix insistait : la situation était, prétendait-elle, de la plus haute importance. J’ai raccroché.
Ma femme Camille s’opposait à ce que je me rende au Viêt-Nam, à cause des bombardements. Mais c’est mon fils aîné, alors âgé de 13 ans, qui a proclamé dans mon dos : « Papa, si t’y vas pas, t’es un con ! ». Mais comment faire ? Je n’avais ni visa ni billet d’avion.
Je me suis rendu à l’ambassade d’URSS à Paris (pour se rendre à Hanoi, il fallait transiter par Moscou). Évidemment, le bâtiment était fermé, et j’avais quitté le Parti communiste depuis des années… Je suis aussi allé rue Royale, au siège d’Aeroflot, la grande compagnie aérienne soviétique. Fermé, là encore.
J’ai frappé. Personne. J’ai insisté… Quelqu’un m’a ouvert, et une main m’a tendu un billet pour Moscou. Je me suis rassuré en me disant que le lendemain matin, à l’aéroport, on ne me laisserait pas monter dans l’avion sans visa. Mais je me trompais : on m’a embarqué pour Moscou sans me demander quoi que ce soit !
Je suis donc arrivé dans la capitale soviétique sans savoir ce qui allait se passer, juste le temps de voir deux grands types me pousser dans un avion pour Hanoi. À mon arrivée, personne ne semblait au courant de ma venue. Quand je me suis rendu auprès des autorités pour demander à voir les digues et la carte des points de bombardements, aucune réponse. Alors je suis rentré à l’hôtel, bredouille et un peu dépité.
Dans la salle à manger, un Vietnamien écoutait mon histoire, l’air de dire : « Mon pauvre Monsieur, tant pis pour vous… ». Je ne savais même pas comment j’allais repartir ! Je lui ai tout de même expliqué ce que je venais faire ici et, le soir venu, mon compagnon d’infortune est revenu me voir à l’hôtel, revêtu d’un uniforme de l’armée vietnamienne. Il m’a dit : « On part ce soir ». J’ai su plus tard que cet officier était l’adjoint du général Giap à la bataille de Diên Biên Phu !
Nous avons passé dix jours à circuler en jeep sur les digues du fleuve Rouge. Apparemment, il n’y avait pas d’impacts de bombes sur les digues, ce qui semblait justifier les dénégations américaines. Mais j’ai compris en voyant l’opération se dérouler sous mes yeux. Il ne s’agissait pas de bombardements massifs par des B-52, comme les Vietnamiens l’avaient cru d’abord en installant des mitrailleuses lourdes pour protéger les méandres ; nous avions affaire à des chasseurs bombardiers qui volaient en rase-motte : ils ne lâchaient pas des bombes, ils tiraient des torpilles.
Et les pilotes, particulièrement adroits, ne ciblaient pas la digue même, ils visaient en dessous, au niveau de la levée naturelle du méandre. Ainsi, la digue n’était pas détruite, seulement secouée. Suffisamment fragilisée, elle pourrait s’effondrer sous la pression de la crue, « accident » qui s’apparenterait à une catastrophe naturelle. Ce qui était intéressant, c’était de noter l’endroit précis visé par les pilotes américains : la partie concave du méandre, le point où la pression du courant était la plus forte.
J’ai publié un deuxième article dans le journal Le Monde [« Les bombardements de digues sont délibérés », 16/08/1972]. J’ai montré que les pilotes cherchaient à toucher les plaines en aval du fleuve, là où les bras du delta s’écartaient, car elles étaient les plus densément peuplées (entre 700 et 1000 habitants / km2). Si les digues avaient cédé, cela aurait pu provoquer des centaines de milliers de morts.
On dit beaucoup de choses (Rires) ! Ce qui est exact en revanche – je l’ai su beaucoup plus tard, c’est qu’après la lecture de mon article, le pape Paul VI a appelé le président Nixon pour le mettre en garde.
Je ne cherche pas à y aller. Ils ne veulent pas de moi, je ne veux pas d’eux !
Elle a été décisive ! Jusque-là, ma seule expérience de la guerre remontait à mon enfance, à la Libération de Paris. En 1972, j’ai senti les torpilles passer juste au-dessus de ma tête. Il est clair qu’au Viêt-Nam, j’ai mesuré à quel point l’étude du territoire constituait un prérequis pour mener la guerre.
Sun Tzu l’avait compris il y a 25 siècles quand il écrivait que « la configuration topographique est d’un précieux concours dans les opérations militaires » (L’Art de la guerre, Chapitre 10 : Le terrain). D’autres l’ont compris aussi. Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet.
Au panthéon des grands géographes français se trouvait, dans les années 1970, Pierre Gourou (1900-1999). Il venait de consacrer un ouvrage au delta du fleuve Rouge [Terre de bonne espérance. Le monde tropical, Plon, 1982] et avait suivi mon expérience du Viêt-Nam.
Un jour que je donnais une conférence à Bruxelles, il m’a invité à son domicile de la capitale belge. Je m’en souviens très bien. Il m’attendait en haut de l’escalier et, avant même que j’eus franchi les dernières marches, il m’a tendu une lettre manuscrite. Elle était très joliment écrite, dans un français impeccable. L’étudiant remerciait son professeur Pierre Gourou de lui avoir enseigné la géographie. Il se disait convaincu que l’étude de cette discipline participerait, un jour, au succès militaire de sa patrie. L’étudiant qui avait signé cette lettre s’appelait Vo Nguyên Giap. [Suite des entretiens]
Poursuite et fin de nos entretiens la semaine prochaine, dimanche 4 juillet 2021
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Bendutoit (27-06-2021 08:41:34)
Bonjour, je vous félicite Erwan pour ce magnifique entretien avec le pape de la géopolitique en France. Il m'a donné envie de me replonger tête baissée dans son œuvre. Merci à vous.