Jacques Marseille (Perrin, , 172 pages, 14 €, 2006)
L'historien Jacques Marseille apporte la caution de la Sorbonne au flot de critiques qui se déverse sur la classe politique française.
N'hésitant pas à remonter à la guerre de Cent Ans, il analyse les précédentes crises et en tire la conclusion que l'actuelle devrait, comme les autres, déboucher sur une rupture. Reste à savoir la forme que prendra ladite rupture.
Le recours à l'Histoire a néanmoins des limites...
Ainsi, l'Angleterre témoigne de remarquables facultés d'adaptation à son environnement et il est classique d'expliquer celles-ci par une longue tradition démocratique. Mais si le pays était, comme la France, plongé dans une crise de régime, ne trouverait-on pas à l'expliquer par d'autres précédents tout aussi convaincants : les barons contre Jean sans terre (1215), la guerre des Deux Roses (1455), la dictature de Cromwell (1649), la Glorieuse Révolution (1688) ?
Professeur à la Sorbonne connu pour sa thèse sur l'Empire colonial français et ses relations avec le capitalisme, Jacques Marseille (60 ans) ne craint pas de mettre les pieds dans le plat.
Dans un essai au titre provocateur (Du bon usage de la guerre civile en France), il analyse l'actuelle crise politique, ouverte par la cohabitation en 1986 entre un Président de gauche, Mitterrand, et un Premier ministre de droite, Chirac, et accélérée en 2002 par l'élection par défaut de l'actuel président.
Ne craignant pas de remonter jusqu'à la guerre de Cent Ans, l'historien évoque à grands traits plusieurs crises qui ont jalonné l'Histoire de France et discute de ce qui les rapproche et les distingue.
La première de ces crises est la capture du roi Jean II le Bon à Poitiers en 1356, au début de ce qui sera la guerre de Cent Ans entre Français et Anglais. Ne craignant pas l'anachronisme, Jacques Marseille y discerne la confrontation du «modèle français» à son rival anglais! Mais cette première crise existentielle, à l'occasion de laquelle on évoque déjà le déclin de la France, débouche sur un nouvel élan avec l'avènement d'hommes nouveaux, en premier lieu le roi Charles V, justement surnommé le Sage. C'estlui qui jette les bases d'une administration et d'une fiscalité modernes, piliers du redressement national.
Cette première crise recèle déjà tous les facteurs habituels d'explosion (crise sociale, divisions politiques, défense des privilèges, affaiblissement international...) et tous les facteurs de sortie de crise: un homme providentiel (en l'occurrence leroi Charles V), une nouvelle classe de dirigeants, un assainissementde l'économie...
La crise revient sous le règne de Charles VI, fils du précédent, qui, anéanti par la folie, livre le pays aux Anglais et déshérite son fils, lequel sauvera sa couronne et l'indépendance du royaume grâce à l'irruption quasi-miraculeuse de Jeanne d'Arc.
Mais Jacques Marseille ne s'attarde pas sur cette période. Il lui préfère les guerres de religion qui éclatent deux siècles plus tard sous la régence de Catherine de Médicis. Qui dit régence dit pouvoir central affaibli. Les nobles, protestants d'un côté, catholiques de l'autre, tentent d'en profiter pour s'approprier la réalité du pouvoir et les richesses qui s'y rattachent.
Après trois décennies de massacres et de guerres (1562-1598), la paix revient enfin du fait de l'épuisement des combattants et d'un homme que l'on hésite à dire «providentiel» : Henri IV. A vrai dire, il faudra encore un demi-siècle pour que le roi, en l'occurrence Louis XIV, petit-fils du précédent, impose son autorité. Entre temps, il aura fallu toute l'énergie de deux hommes d'exception, Richelieu et Mazarin, pour mettre au pas les nobles, toujours désireux de dépouiller le trône de ses prérogatives.
Tandis que de l'autre côté de la Manche, après cinquante ans de troubles, nobles et bourgeois ont raison de l'absolutisme royal (pour le plus grand bien du pays), le roi de France triomphe. Il met au pas les parlementaires et les bourgeois en lesquels l'historien Jacques Marseille voit les précurseurs de nos fonctionnaires avec leurs privilèges acquis (charges transmissibles, revenus et emplois garantis...). Désormais, il n'y aura plus en France de corps intermédiaires compétents et capables d'équilibrer le pouvoir royal.
Au XVIIIe siècle, les règnes de Louis XIV et de ses successeurs ne sont pas exempts de crises mais celles-ci sont vite résorbées car le pays a engrangé des réserves de dynamisme et de richesses. L'économie prospère. La population croît. Le trône semble inébranlable.
Mais peu à peu, la paralysie gagne les institutions et l'administration. Les classes privilégiées s'arc-boutent sur leurs privilèges en arguant de la défense des droits de l'Homme et de la lutte contre la superstition religieuse. Faute de réformes, la dette publique devient abyssale. Comme l'État est acculé à la faillite, lesclasses supérieures en appellent aux états généraux avec l'espoir que l'assemblée consolidera leurs privilèges... Elles déchanteront quand elles découvriront la guillotine !
Cette crise-là, à laquelle on pourrait trouver quelque parenté avec l'actuelle, Jacques Marseille ne la retient pas et préfère s'arrêter sur la fin du Directoire et le coup d'État du 18-19 Brumaire par lequel Bonaparte installe sa dictature (1799). Sous le nom de Consulat, le nouveau régime marque la fin de la Révolution et la consolidation de toutes les grandes réformes de structure précédemment engagées (Code Civil, Banque de France, lycées, administration préfectorale...). Il ne règle cependant pas le problème lancinant des conquêtes de la Révolution, ce qui vaudra au pays de perdre une nouvelle décennie dans des guerres vaines et épuisantes.
Après une longue période destabilité et de paix (1815-1848), voilà une nouvelle crise, exclusivement politique celle-là, qui entraîne l'abdication du roi Louis-Philippe 1er et l'avènement d'une Deuxième République. Elle est portée par des vétérans des anciennes révolutions. Ils rêvent de rejouer 93... mais ne tardent pas à massacrerouvriers et chômeurs affamés pour sauvegarder leurs places et leurs honneurs.
Le peuple se venge. Nanti du suffrage universel, il élit comme premier président de la République française le neveu de Napoléon 1er. Cet homme nouveau, ce parvenu, qui a connu l'exil et la pauvreté, engage la modernisation sociale et économique du pays. Et comme la classe politique lui refuse le droit de se faire réélire au bout de quatre ans, il provoque un coup d'État et restaure l'Empire, lui-même prenant le nom de Napoléon III. Jacques Marseille retient lecoup d'État de 1851 parmi les grandes ruptures qui ont donné un nouvel élan à la France.
Mis en échec par sa diplomatie aventureuse (et par la maladie), Napoléon III abdique et laisse la place à une Troisième République. Retour au pouvoir de vieux militants républicains. Parmi eux Adolphe Thiers (72 ans). Écarté du pouvoir par le roi Louis-Philippe 1er qu'effrayaient ses outrances et sa prédisposition aux solutions extrêmes, Thiers devient républicain de raison. Porté à la tête du gouvernement, il peut enfin établir la paix sociale de ses rêves: c'est le massacre de la Commune !
Jacques Marseille voit avec raison dans cette IIIe République née dans la défaite et le massacre, le prototype de la fausse rupture ou de la «rupture accommodement», le pire de ce qui peut arriver au pays. La collusion des conservateurs et des républicains «opportunistes» (Jules Ferry) a permis de différer la question sociale jusqu'en 1936 (trop tard pour des réformes durables), de lancer les conquêtes coloniales, de réveiller les querelles religieuses et, pire que tout, d'entraîner le pays dans les deux plus dramatiques guerres de son Histoire, dont la seconde sera fatale au régime.
La Libération, en 1945, voit l'avènement d'une nouvelle génération d'hommes et de femmes sortie de la Résistance. La France, que certains avaient trop vite enterrée, prend un nouvel élan. Elle se transforme en puissance industrielle, s'engage dans la construction européenne, reprend sa place dans le concert des nations et entame le processus de décolonisation. C'est alors que survient le «vrai-faux» coup d'État du 13 mai 1958.
Le général de Gaulle (67 ans) que l'on croyait disparu de la vie politique depuis la Libération, revient au pouvoir grâce à la collusion de ses fidèles et des partisans de l'«Algérie française». Il installe unrégime à son goût, la Cinquième République... Il relance aussi le processus de décolonisation de l'Algérie en n'hésitant pas à affronter sesalliés du 13 Mai. C'est selonJacques Marseille un bel exemple de «rupture trahison». La question est de savoir si elle était vraiment nécessaire...
En conclusion de ses rappels historiques, l'historien a beau jeu de montrer les similitudes de la crise actuelle avec les précédentes. Depuis 1986 et la première cohabitation droite-gauche, les repères politiques ont disparu et avec eux les espoirs de renouveau démocratique.
L'impuissance de la gauche et de la droite institutionnelles à réformer le pays et l'adapter à l'environnement mondial incitent les classes privilégiées et les personnes simplement dotées de l'emploi à vie à s'arc-bouter sur leurs privilèges et leurs droits.
Comme en 1788, et pour les mêmes raisons (refus des réformes par les classes protégées ou privilégiées), la dette publique prend des dimensions abyssales. L'euro, drogue anesthésiante, a permis de différer les réformesen faisant supporter la dette nationale par l'ensemble européen (le maintien du franc comme monnaie nationale aurait dès 2002 obligé les gouvernants à se bouger sous peine de dévaluations à la chaîne).
Le régime est disqualifié par la non-élection présidentielle du 21 avril-5 mai 2002 et le refus des classes dirigeantes de prendre en compte le suffrage universel qui s'est exprimé avec force le 29 mai 2005 ( référendum sur la Constitution européenne).
L'issue la plus improbable de la crise est une élection présidentielle à son terme normal, en mai 2007, laquelle devrait être suivie d'élections législatives avec, au mieux, de premières réformes à l'automne 2007, soit dans un an et demi !... Imagine-t-on d'attendre cette échéance ? Et qu'en serait-il de ces réformes si elles devaient être conduites par ceux-là mêmes qui, depuis deux ou trois décennies, ont mené le pays dans l'impasse, à coup de mouvements de menton, de trahisons et de petites lâchetés entre amis.
Qu'en sera-t-il du choix que feront les Français, entre la «rupture accommodement» façon IIIe République, avec un Nicolas Thiers à sa tête, et un élan porté par des hommes et des femmes nouveaux ?... Personne n'a la réponse, les historiens pas plus que les autres. Cette incertitude fait tout le charme de la politique.
Publié ou mis à jour le : 10/06/2016 09:42:47
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