L'Histoire au collège

Du bon usage d'Emmanuel Todd et de la démographie

Il est difficile de présenter Emmanuel Todd. Historien, anthropologue, démographe, sociologue, géographe, économiste…. Il utilise tant de disciplines qu’il est impossible de l’enfermer dans une seule. Ceci constitue un point commun avec les enseignants d’histoire-géographie en collège ou lycée qui manient au quotidien des concepts de sciences politiques, d’économie, de sociologie… pour enseigner l’évolution des sociétés à travers le temps (l’histoire) et l’organisation et les dynamiques spatiales du monde actuel (la géographie).

Comme Emmanuel Todd l’a montré, il est indispensable de mettre en avant l’anthropologie et la démographie comme disciplines éclairantes sur l’histoire et sur la géographie actuelle. Mon exploration de l’œuvre d’Emmanuel Todd a influencé mon enseignement car la puissance de sa démarche et de ses modèles n’a pu que me donner envie d’en partager les clés avec mes élèves.

Une approche de démographe

La démographie historique est passée de mode à l’université et il est probable que les enseignants actuels n’aient que peu de familiarité avec la discipline. Pourtant, Emmanuel Todd nous éclaire sur son importance pour saisir le mouvement des sociétés.

Transition démographique, modèle théorique (source : Smala, revue du Cercle des études toddiennes, 2021)Ainsi, dès la classe de 6e, dans le chapitre de géographie consacré à l’inégal peuplement de la terre, j’ai choisi d’initier les élèves à la démographie à travers l’étude de la transition démographique (dico) qui permet d’aborder les concepts de natalité, mortalité et d’accroissement naturel. Il s’agit de les familiariser avec l’analyse des sociétés à travers un prisme fondamental : la naissance et la mort qui disent beaucoup sur l’état d’une société.

Ceci permet l’année suivante d’enfoncer le clou. En classe de 5e, le premier thème de géographie à étudier est intitulé dans les programmes officiels « La question démographique et l'inégal développement ». Cela nous amène à aborder explicitement la démographie et à la mettre en lien avec la question de l’écart de richesses entre sociétés.

Ainsi dans mes cours, dans une démarche toddienne, les écarts de richesses entre pays ne sont pas étudiés à travers des indicateurs économiques (PIB) ni même à travers des indicateurs mêlant conditions de vie et aspects économiques (IDH). Je propose aux élèves d’appréhender les conditions de vie de trois sociétés (France, Inde, Mali) à travers uniquement des indicateurs démographiques : mortalité infantile (cruciale chez Todd dès La Chute finale), espérance de vie, nombre d’enfants par femme, âge moyen de la population et bien sûr un indicateur fondamental, le taux d’alphabétisation qui en dit beaucoup sur l’état d’une société.

  Un pays pauvre : le Mali Un pays émergent : l'Inde Un pays riche : la France
Taux d'alphabétisation 31% 79% 99%
Mortalité infantile (pour mille) 83 41 3,5
Espérance de vie 56 67 82
Nombre moyen d'enfants par femme 6,8 2,4 1,9
Àge moyen des habitants 16 25 40

Le chapitre consiste en une manipulation de ces indicateurs et en l’élaboration de graphiques des évolutions démographiques de ces trois pays depuis un siècle. Les élèves se façonnent ainsi une image de ces sociétés plus pertinente, me semble-t-il, qu’à travers un chiffre de PIB moyen par habitant.

Dans ce chapitre, une étude plus particulière est faite sur l’Inde où les indicateurs démographiques sont exposés par région et par sexe et permettent ainsi de cerner les inégalités notamment entre hommes et femmes. En étudiant des cartes de l’indice de fécondité et du sex-ratio dans l’alphabétisation en Inde, les élèves discernent la place inférieure accordée aux femmes dans certaines régions.

En classe de 3e, le programme d’histoire porte sur le monde contemporain. Ici aussi, la démographie permet de saisir les enjeux essentiels concernant par exemple les États anciennement colonisés et nouvellement indépendants.

Enfin, toujours en 3e, comment étudier la société française au début du XXIe siècle sans présenter aux élèves les conséquences du vieillissement de la population sur la société et la vie politique ? Les élèves comprennent ainsi que l’élévation de l’âge moyen des votants (aujourd’hui d’environ 50 ans) influe sur les orientations prises par nos élus.

Gravure lithographiée vers 1830 : Une école d'enseignement mutuel, Rouen, musée national de l'éducation. Agrandissement : la méthode de l'école mutuelle, P.C. Klæstrup, XIXe siècle.

L’anthropologie familiale pour mieux comprendre l’histoire

Le grand apport d’Emmanuel Todd dans le champ historique est d’avoir défendu la place centrale de l’anthropologie familiale pour comprendre l’évolution des sociétés. Je tente donc de familiariser les élèves avec cette approche dès que cela est possible.

En classe de 6e, dans le chapitre consacré à la Grèce ancienne, la découverte de la citoyenneté athénienne au Ve siècle av. J.-C. permet d’aborder la question de la filiation patrilinéaire car à Athènes, seuls les hommes sont citoyens, statut transmis par les parents (le père doit être citoyen et la mère fille d’un citoyen, ne l’étant pas elle-même). Avec ce statut, c’est la possibilité d’être propriétaire terrien, de participer à la vie politique qui est réservée aux hommes.

Ainsi, le principe patrilinéaire est exposé aux élèves comme un marqueur d’inégalité entre hommes et femmes. C’est le premier chapitre des programmes où l’inégalité entre les hommes et les femmes est abordée et nous pouvons exposer comment celle-ci émerge à travers un principe familial qui a des implications sociales importantes.

En classe de 5e, où la période du Moyen Âge est étudiée, c’est autour de la transmission du pouvoir chez les souverains que la question familiale revient. Dans l’étude des États médiévaux (royaume franc, empire carolingien, empire byzantin, empire musulman, royaume de France...), la question de la transmission du pouvoir à un ou plusieurs descendants est centrale dans la stabilité des États.

À l’opposé de la tradition de primogéniture masculine qui prévalait dans le monde romain, j’expose aux élèves les conséquences de la tradition germanique de partage de l’héritage entre les fils qui aboutit notamment au partage de l’empire carolingien à Verdun en 843 entre les trois petit-fils de Charlemagne. Je leur montre que cette tradition égalitaire d’héritage entre garçons provoque un perpétuel morcellement, facteur d’instabilité. Nous voyons par opposition comment les premiers Capétiens essaient quant à eux d’associer au trône un seul fils durant leur règne pour assurer leur succession dynastique contre les velléités de familles concurrentes.

On aborde de nouveau la question de l’instabilité du pouvoir dans l’étude de l’empire musulman où la tradition égalitaire masculine aboutit à une querelle permanente dans la succession du calife où plusieurs prétendants s’affrontent systématiquement, se considérant comme également légitimes. Les élèves perçoivent ainsi qu’il existe des enjeux successoraux au sein des sociétés et que la question du partage égalitaire ou inégalitaire de l’héritage a de grandes implications.

Enfin, en classe de 4e, dans l’étude de l’Europe de la révolution industrielle, j’aborde avec les élèves la question de la composition du foyer domestique traditionnel. La famille nucléaire absolue (où les jeunes partent tôt et où on ne peut compter sur une part d’héritage assurée) a ainsi permis à la Grande-Bretagne de connaître un décollage précoce en favorisant le déracinement des paysans et donc une grande mobilité de la main-d’œuvre.

Le mouvement des sociétés

Dans l’étude des grandes révolutions humaines, nous pouvons mettre en avant les facteurs idéologiques et économiques, mais aussi anthropologiques. Ainsi, en 5e, l’imprimerie, l’humanisme et les conflits religieux expliquent en bonne partie les bouleversements scientifiques, techniques, culturels et religieux que connaît l'Europe de la Renaissance.

Je fais le choix quant à moi d’insister aussi, en fil rouge, dans ce chapitre, sur la lente progression de l’alphabétisation au cœur de l’Europe. Cette alphabétisation est favorisée par l’imprimerie, promue par les humanistes et étendue à tous les fidèles dans le sillage de la réforme luthérienne. Il s’ensuit le développement de l’esprit scientifique avec Copernic ou Galilée s’opposant aux vérités de l’Église, conformément au schéma promu par Emmanuel Todd dans ses ouvrages comme L’invention de l’Europe ou plus récemment Où en sommes-nous ?

En classe de 4e, le chapitre consacré à l’Europe des Lumières nous amène à aborder le XVIIIe siècle en France. Il a vocation à expliquer le contexte dans lequel la Révolution française va éclater. Les programmes nous demandent d’insister sur les Lumières comme vecteurs d’idées nouvelles. Mais quand on a lu les travaux d’Emmanuel Todd, on ne peut s’empêcher d’évoquer aussi les lents bouleversements sociaux qui touchent le cœur de la France durant ce siècle. Ainsi, en introduction du chapitre, après avoir présenté le fonctionnement de la société d’ancien régime, j’expose aux élèves trois évolutions sociales majeures qui touchent le bassin parisien au XVIIIe siècle avec leurs conséquences sur le fonctionnement de la société :
• Les jeunes sont de plus en plus alphabétisés et peuvent contester l’autorité des plus anciens,
• Les femmes ont moins d’enfants et peuvent revendiquer davantage d’égalité,
• L’influence de la religion sur la vie quotidienne diminue.

Ces évolutions localisées essentiellement dans le Bassin Parisien sont présentées aux élèves grâce à des cartes comme celle sur l’alphabétisation en 1789, issue de L’invention de l’Europe. Elles sont donc spatialisées afin d’exposer lors du chapitre suivant sur la Révolution française la fracture entre une France centrale révolutionnaire et une France périphérique qui résiste et voit émerger les révoltes fédéralistes ou la chouannerie.

En classe de 3e, j’expose de nouveau le poids des évolutions sociales dans les bouleversements des sociétés européennes dans la première moitié du XXe siècle (Russie, Allemagne…) : alphabétisation de masse, chute de la croyance religieuse, revendication d’égalité des femmes et urbanisation. Ces différentes sociétés se sont orientées vers une forme radicalisée de leur structure familiale traditionnelle : le communisme en Russie (autorité et égalité) ; le nazisme en Allemagne (autorité et inégalité).

En fin d’année, quand il s’agit d’évoquer l’histoire du temps présent, l’utilisation des évolutions anthropologiques s’avère cruciale pour expliquer aux élèves les bouleversements du monde arabe où les populations sont jeunes, de plus en plus éduquées, avec des femmes revendiquant l’égalité (perceptible par la chute du taux de fécondité), aboutissant à une demande de davantage de liberté individuelle. Ce contexte posé, les élèves peuvent mieux comprendre les phénomènes révolutionnaires comme ceux des « printemps arabes » mais aussi les phénomènes réactionnaires qui les accompagnent comme la poussée islamiste.

Ainsi, les modèles démographiques et anthropologiques développés par Emmanuel Todd se révèlent-ils d’une grande utilité pour l’enseignant désireux d’offrir à ses élèves des clés de compréhension du monde simples et fonctionnelles. Ces modèles les éclairent sur les aspects primordiaux de la vie : les relations familiales, savoir lire et écrire, faire des enfants, transmettre un héritage… Ils leur donnent accès à une authentique histoire populaire.

Nicolas Kaczmarek
Cet article est une version remaniée d'un article du N°3 de Smala, la revue du Cercle d'études toddiennes.
 
Publié ou mis à jour le : 2021-12-16 06:12:38

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