• Ce dimanche 24 avril 2022, le président français Emmanuel Macron a été reconduit par les électeurs pour un deuxième mandat de cinq ans.
• Le même jour, on annonçait le rachat du réseau social Twitter par le milliardaire Elon Musk (50 ans) pour la bagatelle de 44 milliards de dollars, soit davantage que le budget français annuel de la Défense.
• Le même jour enfin, le Secrétaire d'État Anthony Blinken et le ministre américain de la Défense Lloyd Austin arrivaient à Kiev pour s'entretenir avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et lui promettre des armes en quantité illimitée afin d'écraser la Russie et réussir là où Napoléon et Hitler ont échoué.
Ne nous soucions pas de savoir lequel de ces trois événements restera dans l'Histoire. Demandons-nous seulement ce que signifie la réélection du président français face à une candidate du nom maudit de Le Pen...
Tout va bien. Pour la troisième fois en vingt ans, les électeurs français ont été invités à « faire barrage au fascisme » et le candidat de l'extrême-centre, comme se qualifie lui-même Emmanuel Macron, a pu être réélu avec 58% des suffrages exprimés. Mais avec 28% d'abstentions et 8,5% de bulletins blancs et nuls, le scrutin du 24 avril 2022 a frôlé le record d'abstention de l'élection de 1969.
La sociologie du vote montre une France divisée comme jamais, une réalité que Marcel Gauchet et Emmanuel Todd avaient déjà perçue dans un entretien paru dans Le Point en 2016, soit avant la première élection d'Emmanuel Macron. Le philosophe Marcel Gauchet notait l'émergence d'une fracture entre deux France que tout oppose : « La fracture, c’est une séparation entre des gens qui vivent pour ainsi dire dans des mondes différents. (...) C’est ce que pointe avec justesse la notion de « France périphérique » du géographe Christophe Guilluy. Cette France périphérique déteste les élites, mais elle ne les affronte pas. Elle vote de moins en moins et vit à l’écart. Nous sommes devant une dynamique de fragmentation où les microconflits foisonnent, mais sans se fédérer dans des oppositions claires. »
Cette prémonition s'est réalisée deux ans plus tard avec la révolte des « Gilets jaunes » contre les « élites » du pays, autrement dit contre les classes dominantes qui communient dans le culte de la « mondialisation heureuse », de l'« ouverture aux Autres », de la « concurrence libre et non faussée » et du « premier de cordée » (celui qui gagne son premier million à trente ans, pas celui qui risque sa vie comme pompier ou gendarme), avec pour horizon le dépassement de la nation par l'Europe, la cohabitation des cultures, la promotion inconditionnelle des droits individuels, etc.
Aux divisions politiques et sociales d'antan s'est ajoutée une scission éducative et culturelle qui a eu pour conséquence la fin des partis traditionnels, quand par exemple les communistes se recrutaient aussi bien chez les ouvriers que chez les intellectuels, aussi bien chez les jeunes que chez les vieux. C'est ce que soulignait l'anthropologue Emmanuel Todd dans le même entretien de 2016 : « Vers 1960, malgré des conflits violents, on avait encore le sentiment d’une société homogène parce que la plupart des gens savaient lire et écrire, et guère plus. Il y avait plusieurs peuples, mais assez semblables : communiste, socialiste, gaulliste, catholique, chacun avec son élite, peu nombreuse. Ces élites, pour exister, devaient parler à leurs peuples respectifs. Depuis, le décollage des éducations secondaire et supérieure a créé une nouvelle stratification. Les éduqués supérieurs sont désormais un groupe massif, 40 % peut-être chez les jeunes. Il y a des secondaires longs. Et puis ceux qui sont restés au niveau primaire et sont considérés comme ayant raté leurs études. En haut de la société, ce que j’appelle une élite de masse se sent supérieure, autosuffisante et vit repliée sur elle-même. »
Un mandat présidentiel plus tard, rien n'a changé malgré la pandémie de covid et les discours lénifiants sur les mérites des soignants, livreurs et autres travailleurs du quotidien. La fracture transparaît avec éclat dans le scrutin présidentiel du 24 avril comme le montre la sociologie du vote établie par l'institut de sondage Harris Interactive.
Sécession culturelle
On constate d'après le tableau ci-dessus que la candidate d'extrême-droite Marine Le Pen s'est rapprochée de la majorité absolue chez les actifs de 25 à 64 ans. Elle a franchement dépassé ce seuil dans les catégories populaires (ouvriers et employés). Quant au vainqueur, il a bénéficié à plein du vote des catégories aisées ainsi que des retraités, ces derniers étant avant tout soucieux de sécurité et de continuité, indépendamment de leurs revenus. Il a bénéficié aussi du report des jeunes de moins de 25 ans, qui avaient plébiscité au premier tour le candidat de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon. Les éduqués supérieurs et les intellectuels qui avaient aussi voté massivement Mélenchon au premier tour se sont reportés sur le candidat de la « mondialisation heureuse » sans dissimuler leur mépris pour les travailleurs des campagnes tentés par le vote Le Pen.
Les résultats par départements et communes sont riches d'enseignements sur le sens du vote Le Pen. Les métropoles ont voté à une écrasante majorité en faveur du président sortant à l'image de Paris (85,10% !) tandis que les perdants de la « mondialisation heureuse », du libéralisme et de l'ouverture des frontières ont donné la majorité à la candidate du Rassemblement national. Il s'agit en premier lieu des régions de vieille industrie comme le Pas-de-Calais (57,51%), des communes et des départements ruraux du centre de la France comme la Nièvre, département d'attache de l'ancien président socialiste François Mitterrand (50,11%). Parmi les vingt départements qui ont donné la majorité absolue à Marine Le Pen (au lieu de deux seulement en 2017), citons aussi les territoires en rébellion endémique contre le pouvoir central, la Corse (58,08%), les Antilles dont la Guadeloupe (69,60%), Mayotte et La Réunion !
À Mayotte ou en Guyane, beaucoup d'électeurs ont pu voter pour le Rassemblement national en raison de la crainte que fait peser l'immigration sur leur statut et leurs conditions de vie. Mais cette crainte est étrangère à beaucoup de communes rurales du centre du pays dont la population est encore exclusivement européenne. Aussi, réduire le vote Le Pen à la xénophobie, au fascisme et au racisme relève soit de l'aveuglement, soit du cynisme. Ce vote n'est pas non plus pour l'essentiel un vote d'adhésion à la personnalité ou au programme de la candidate. Le point commun le plus évident au vote Le Pen est l'esprit de rébellion face aux injonctions des classes dirigeantes. Cet esprit de rébellion a animé les « Gilets jaunes » aussi bien que les « révoltes antivax ». C'est le vote de transgression d'un peuple qui n'en peut plus d'être ignoré et méprisé. C'est le cri de détresse d'un pays qui ne veut pas mourir.
Impasse démocratique
Le pouvoir ne s'inquiète pas pour autant de la progression très relative du vote Le Pen. Il faut dire que depuis vingt ans, le système politique s'avère remarquablement stable. Il a surmonté trois qualifications de l'extrême-droite au second tour des présidentielles et un référendum perdu sur la Constitution européenne en mai 2005. Les affaires continuent envers et contre tout et la France fait encore figure de grand pays tout en perdant ses dernières industries et en affichant un déficit commercial abyssal.
Ainsi que le soulignent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely (La France sous nos yeux, Seuil, octobre 2021), les usines cèdent la place à des friches, des entrepôts Amazon, des centres commerciaux ou des parcs d'attractions. Nos écoles d'ingénieurs, qui ont encore une image d'excellence, n'offrent à leurs élèves d'autres perspective que l'émigration ou une carrière dans la finance ou la distribution. Dans les campagnes, les jeunes trouvent à s'employer dans les maisons de retraite. Dans les agglomérations, les jeunes, souvent issus de l'immigration récente, occupent les nouveaux emplois ancillaires : livreurs, vigiles ou aides-ménagères. Les classes moyennes disparaissent et se paupérisent, jusqu'à délaisser les Monoprix pour les Adli, Lidl et autres supermarchés low-cost.
De ces tendances lourdes et des choix idéologiques qui ont conduit à ce déclassement (perte de souveraineté monétaire, délocalisations industrielles, déconstruction de l'État, etc.), il n'a nullement été question pendant la campagne présidentielle. Tous les candidats s'en sont tenus à des comptes d'apothicaire et des promesses de court terme sur l'âge de départ à la retraite ou le taux de TVA sur le fioul, sans grande perspective de réforme ou de renouveau...
Si les choses changent un jour, en France et en Europe, ce ne sera pas par le vote et la démocratie mais par la pression extérieure. La réunion de dimanche à Kiev et le rachat de Twitter par Elon Musk auront sans doute plus de conséquences sur notre destin que la fête vespérale du Champ de Mars.
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Voir les 9 commentaires sur cet article
Bernard (30-04-2022 11:36:01)
Situer Marine Le Pen à "l'extrême-droite" relève du fantasme et de la paresse intellectuelle. D’une part, employer ce terme veut dire qu'on n'a pas lu son programme. D’autre part, il y a 60 ans... Lire la suite
Desavoy (30-04-2022 10:11:24)
Je partage l'opinion de FM+ Le Président de la République et les élus ne sont pas les seuls responsables de la perte du statut international, de la désindustrialisation, de la perte de valeur du ... Lire la suite
Christian (29-04-2022 08:44:11)
Au vu des résultats des deux tours, la Corse et les départements d'outre-mer (Antilles, Guyane, Réunion et Mayotte) semblent être entrés dans une forme de rébellion durable vis-à-vis du pouvoir... Lire la suite