À Paris, au milieu du XVIIIe siècle, des femmes de qualité ont accueilli dans leur salon tous les beaux esprits de leur temps, écrivains, artistes et savants, en leur offrant l'opportunité de débattre et de soumettre leurs travaux et leurs écrits à l'épreuve de la critique.
Elles ont ainsi permis l'épanouissement des « Lumières », une effervescence intellectuelle sans équivalent en France et même dans le monde à aucune autre époque.
Échanges stimulants
La philosophie de l'échange, voire la philosophie tout court, trait essentiel des Lumières, gagne ses lettres de noblesse dans les « salons » parisiens, imités en province et à l’étranger, lieux de conversation où triomphe tout un art de vivre, voire un art de la parole. Notons au passage que les contemporains utilisent rarement le terme « salon », mais plutôt maison, société, compagnie ou dîner.
La Cour de Versailles, sous les règnes de Louis XV et Louis XVI, cesse d’être le centre du pays et la source de l’opinion : le mouvement des idées se fait contre elle et non plus pour elle.
Dans les salons, on donne la primauté non plus aux jeux littéraires ou aux jeux d’esprit comme au siècle précédent (du temps de Louis XIV, des « Précieuses » et de « la chambre bleue » de Mme de Rambouillet) mais à l'échange d'informations, la confrontation des idées, l'exercice de la critique et l'élaboration de projets philosophiques.
Par ailleurs, ces lieux d’échange font ou défont les réputations littéraires et procurent aux écrivains des admirateurs et des relations, parfois une aide matérielle.
Le rôle des femmes
Ainsi, un nouvel espace d'expression est accordé à la femme qui règne, maîtresse en son salon. Espaces féminins en apparence seulement puisque, si les dames y président, ils sont peuplés avant tout d'hommes qui accordent généreusement à leurs compagnes un « gouvernement intellectuel ». Y fréquentent Condorcet, Lavoisier, Montesquieu, Voltaire, Diderot, d'Alembert, Grimm, Buffon et autres encyclopédistes, et bien sûr tous les provinciaux distingués ou étrangers de passage.
N’oublions pas cependant que nous parlons ici d’une infime partie de la population : quel était dans les faits le degré d'instruction des femmes ? À la fin du XVIIe siècle, quatorze Françaises sur cent savaient signer ; cent ans plus tard, la proportion a presque doublé : vingt-sept.
Ces femmes de culture qui tiennent salon sont donc une exception.
Ce sont de grandes lectrices : romans à la mode, auteurs classiques, traités d'éducation, revues, pamphlets politiques, écrits philosophiques ou livres d'histoire, rien ne leur échappe. Leurs lettres fourmillent de comptes-rendus du dernier ouvrage lu et des réflexions qu'il leur inspire. Elles écrivent en effet beaucoup : correspondances, notes de lecture, traductions personnelles d'un auteur antique ou étranger, journal intime.
L’Art de la conversation
Dans les salons, l'art de la conversation est porté à sa quintessence. Voici à cet égard un commentaire de Voltaire : « Le langage français est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté et de délicatesse, tous les objets de la conversation des honnêtes gens ; et par là elle contribue dans toute l’Europe à un des plus grands agréments de la vie ».
Ces salons féminins et l’esprit qui y règne sont admirés par les étrangers. Caraccioli, un intellectuel italien, s’écrie : « La jolie nation ! Ils brillantent tout ce qu'ils disent, ils assaisonnent tout ce qu'ils font. Ce sont les femmes qui veloutent les caractères et qui font naître cette aménité si nécessaire dans le commerce de la vie » Karamzine, un voyageur russe témoigne : « On dirait que vous avez inventé la société ou que la société a été inventée pour vous, tant la politesse et l'art de vivre avec les hommes semblent innés chez les Français »
Ne nous étonnons pas qu’en 1784, Rivarol ait remporté le premier prix au concours de l’Académie de Berlin dont le sujet était formulé en ces termes : « De l’universalité de la langue française ».
Les principaux salons
Chacun de ces salons a un ton différent et l’hôtesse choisit ses hôtes, selon l’orientation qu’elle veut donner à son salon, ses préoccupations et ses goûts. Madame Geoffrin, par exemple, mettra du temps à recevoir la future Madame de Pompadour et accepte mal Diderot, qu’elle juge manquer d’usages.
L’un des premiers salons est fondé par Mme du Tencin (1682-1749) qui tient son « bureau d'esprit » de 1726 à 1749, au début du règne de Louis XV. Sa jeunesse d'entremetteuse et de libertine fut fort agitée.
D'Alembert naquit de ses amours illicites avec un certain chevalier Destouches et elle l'abandonna à sa naissance sur les marches de la chapelle Saint-Jean le Rond, près de Notre-Dame. Elle se passionne pour les idées, écrit des romans et reçoit rue Saint-Honoré Duclos, Marmontel, Helvétius ou l'abbé Prévost, sans oublier Tronchin, le célèbre médecin genevois.
Elle a pour concurrente Mme de Lambert qui siège rue de Richelieu de 1710 à 1733 et dont les habitués rejoindront le salon de Mme du Tencin à sa mort. Le mardi, elle reçoit des savants, des artistes et des écrivains, le mercredi des gens du monde. On y rencontre Fénelon, Fontenelle, Montesquieu, Marivaux, d’Argenson, le président Hénault et l’actrice Adrienne Lecouvreur.
Le terme de concurrente n’est pas ici trop fort car la rivalité entre les différents salons est farouche. Mme Geoffrin est une ancienne familière du salon de Mme de Tencin, qui disait à son propos : « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici ? Elle vient voir ce qu'elle pourra recueillir de mon inventaire ».
C’est donc au tour de Mme Geoffrin (1699-1777) - qui a l'honneur de la visite de Joseph II, empereur d'Autriche et frère de Marie-Antoinette - à avoir « son jour », à partir de 1749, au Faubourg Saint-Honoré, l'adresse élégante de ce temps.
Le salon de Mme Geoffrin est important. Marmontel l'évoque ainsi dans ses Mémoires, non sans quelque condescendance : « Assez riche pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres et des arts, et voyant que c'était pour elle un moyen de se donner dans sa vieillesse une amusante société, et une existence honorable, Mme Geoffrin avait fondé chez elle deux dîners, l'un (le lundi), pour les artistes ; l'autre (le mercredi), pour les gens de lettres ; et une chose assez remarquable, c'est que, sans aucune teinture ni des arts, ni des lettres, cette femme qui de sa vie n'avait rien lu ni rien appris qu'à la volée, se trouvant au milieu de l'une ou de l'autre société, ne leur était point étrangère ; elle y était même à son aise ; mais elle avait le bon esprit de ne parler jamais que de ce qu'elle savait très bien, et de céder, sur tout le reste, la parole à des gens instruits, toujours poliment attentive, sans même paraître ennuyée de ce qu'elle n'entendait pas ; mais, plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa main ces deux sociétés, naturellement libres, à marquer des limites à cette liberté, et à l'y ramener par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu'elle voulait s'échapper : “Allons, voilà qui est bien”, était communément le signal de sagesse qu'elle donnait à ses convives ».
Cette riche bourgeoise, épouse d’un fermier général, reçoit Marivaux, Marmontel, Grimm, d’Holbach, Helvétius, Turgot et d’Alembert. On le voit, si les femmes se posent en rivales, les hommes de lettres, plus opportunistes, fréquentent des salons ennemis qui servent, chacun à leur manière, leurs intérêts.
Mme du Genlis, « gouverneur » des enfants du duc d’Orléans - le futur Philippe-Egalité qui vota la mort de son cousin le roi Louis XVI - et donc, entre autres, du futur roi Louis-Philippe - lance son salon du vendredi en 1770, entre les lundis et les mercredis de Mme Geoffrin. Elle publiera plus tard des traités d’éducation.
N'ayons garde d'oublier le salon de Mme du Deffand (1696-1780). Après avoir connu la « cour » de Sceaux rassemblée autour de la duchesse du Maine - petite-fille de Condé -, et participé au salon de la marquise de Lambert, elle ouvre le sien, rue Saint-Dominique, en 1740.
Avant de monter chez la marquise, les visiteurs s’arrêtent à l’étage inférieur chez sa nièce, la très spirituelle Julie de Lespinasse. Chassée en 1764 par sa tante, jalouse de son succès, elle ouvrira son propre salon rue Bellechasse, bien que sans fortune. Elle y donne deux soupers par semaine ; le lundi pour les artistes, le mercredi pour les gens de lettres. Le menu est immuable : omelette, poulet et plat d’épinards.
Mme du Deffand demeure lucide. Elle écrit ainsi : « J'admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude ; madame la duchesse d'Aiguillon crevait de rire, madame de Forcalquier dédaignait tout, madame de la Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j'étais abîmée dans les réflexions les plus noires ».
Elle n’adhère pas sans réserve à l’esprit philosophique et déclare volontiers sa préférence pour les moeurs et la littérature du XVIIe siècle. On connaît son mot resté célèbre sur L’Esprit des Lois de Montesquieu : « C’est de l’esprit sur les lois ». Mais elle reçoit notamment Fontenelle, Marivaux, d’Alembert et les encyclopédistes, les présentant à des gens du monde et à des hommes d’État.
Son salon est du reste connu dans toute l’Europe, notamment grâce à la Correspondance du baron Grimm : « Les murs du salon sont tapissés d’une moire bouton d’or commandée à Avignon avec des nœuds couleur de feu. Le même tissu orne les rideaux et les portes ». Si la conversation de l'hôtesse fait l'admiration de tous, ce n'est pas le cas de ses mets. À ce propos court une plaisanterie : « Entre Mme du Deffand et la marquise de Brinvilliers [celèbre empoisonneuse du siècle précédent], il n’y a de différence que dans l’intention ! »
Marmontel, toujours lui, admire le salon de Julie de Lespinasse : « Il était formé de gens qui n'étaient point liés ensemble. Elle les avait pris çà et là dans le monde, mais si bien assortis, que lorsqu'ils étaient là, ils s'y trouvaient en harmonie comme les cordes d'un instrument monté par une habile main. En suivant la comparaison, je pourrais dire qu'elle jouait de cet instrument avec un art qui tenait du génie ; elle semblait savoir quel son rendrait la corde qu'elle allait toucher ; je veux dire que nos esprits et nos caractères lui étaient si bien connus, que, pour les mettre en jeu, elle n'avait qu'un mot à dire. Nulle part la conversation n'était plus vive, plus brillante, ni mieux réglée que chez elle ».
De 1764 à 1776, elle reçoit d’Alembert, le grand mathématicien, ami de Diderot, auteur de la Préface de l’Encyclopédie, et son amoureux transi, mais aussi Condillac, Marmontel, Condorcet ou Turgot.
Pour se démarquer de sa tante, elle choisit pour son salon des rideaux de taffetas rouge qui tranchent sur des murs blancs... Mlle de Lespinasse est aussi l'auteur de magnifiques lettres d'amour à l'adresse du marquis de Mora, fils de l'ambassadeur d'Espagne. Elles seront qualifiées par les Goncourt comme «le plus grand battement de cœur du XVIIIe siècle».
L'organisation de la semaine pour l'aristocratie des gens de lettres est rythmée par la complémentarité. Lorsque Mme Necker - épouse du ministre et mère de la future Mme de Staël - décide d'établir son propre salon après avoir fréquenté celui de madame Geoffrin, il lui faut trouver un jour.
Dans ses Mémoires, Morellet écrit : «Mme Necker s'adressa à nous trois [Marmontel, Raynal et Morellet] pour jeter les fondements de sa société littéraire. On choisit un jour pour ne pas se trouver en concurrence avec les lundis et les mercredis de Mme Geoffrin, les mardis d'Helvétius, les jeudis et dimanches du baron d'Holbach. Le vendredi fut le jour de Mme Necker.»
On éprouve également une grande considération pour le salon de Mme d'Épinay, la protectrice de Rousseau, qui écrit des traités d’éducation comme Mme de Genlis ou celui de Mme du Châtelet, traductrice de Newton et maîtresse de Voltaire, qui publie des Institutions de physique.
La tradition salonnière se poursuit sous la monarchie constitutionnelle, au début de la Révolution. En son salon, Mme Roland sera l'égérie des Girondins (1791). Lucile Desmoulins et Sophie de Condorcet lui feront concurrence. On peut en effet admettre qu'un salon devienne un lieu de rendez-vous politique dans la mesure où c'est un terrain de rencontre relativement neutre. La Terreur mettra un terme à cette dernière trace de sociabilité de l’Ancien Régime.
Critiques masculines
Rousseau critique ces salons dans sa Lettre à d'Alembert publiée en 1758, au nom de la nécessaire séparation entre les sexes et du respect des devoirs propres à chacun : « Chez nous, la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit ; de qui l'on parle le plus ; qu'on voit le plus dans le monde ; chez qui l'on dîne le plus souvent ; qui donne le plus impérieusement le ton ; qui juge, tranche, décide, prononce, assigne aux talents, au mérite, aux vertus, leurs degrés et leurs places ; et dont les humbles savants mendient le plus bassement la faveur ». Rousseau misanthrope ou misogyne ?... À propos des salons, il écrit aussi : « On y parle de tout, pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n'approfondit point les questions, de peur d'ennuyer ; on les propose comme en passant ; on les traite avec rapidité ; la précision mène à l'élégance... ».
Marmontel préfère les dîners d'hommes : « Il manquait à la société de Mme Geoffrin l'un des agréments dont je faisais le plus de cas, la liberté de la pensée. Avec son doux “voilà qui est bien”, elle ne laissait pas de tenir nos esprits comme à la lisière ». Et plus loin : « Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l'esprit, la société de ces femmes aimables, elle ne faisait pas négliger d'aller fortifier mon âme, élever, étendre, agrandir ma pensée et la féconder dans une société d'hommes dont l'esprit pénétrait le mien et de chaleur et de lumière. La maison du baron d'Holbach, et celle d'Helvétius, étaient le rendez-vous de cette société composée en partie de la fleur des convives de Mme Geoffrin, et en partie de quelques têtes que Mme Geoffrin avait trouvées trop hardies et trop hasardeuses pour être admises à ses dîners ».
Le temps des désillusions
On pourrait penser que les femmes, qui ouvrirent ainsi la voie à une certaine liberté d’expression, aussi bien la leur que celle des philosophes, connaîtraient après 1789 une plus grande autonomie. Il n’en fut rien.
La Révolution - en dépit du divorce devenu légitime mais supprimé de 1816 à 1884 - les maintint dans un état de dépendance et les exclut de la vie politique. Olympe de Gouges qui réclama l'émancipation des femmes, écrivant notamment la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne datée de 1791 sera guillotinée, tout comme Mme Roland. Les femmes seront même davantage écartées du pouvoir que sous l'Ancien Régime qui les interdisait de trône mais non de régence.
Louis XVI et la fin de l'Ancien Régime
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renaud (03-10-2012 11:59:29)
Encore une fois, je suis sidérée de constater que dans l'énumération abondante des participants et invités à ces salons, on ne dit pas un mot du roi Poniatowski, qui fut, dans sa jeunesse, un gr... Lire la suite
LOUIS (01-10-2012 20:48:37)
Bonjour et merci pour la qualité de vos articles. Personnellement, je n'ai jamais été enthousiasmé par ces Salons, aussi brillants furent-ils. Ce qui me gêne, c'est l'imprudence de ces hâbl... Lire la suite
Jean-Louis (01-10-2012 09:15:34)
Excellent résumé. C'est Madame du Châtelet qui reste la plus admirable, car c'était une véritable savante, une femme libre et qui avait compris et soutenu - sans le jalouser - le génie de Voltai... Lire la suite