Mensonges et dissimulation

De l'Affaire Dreyfus à l'Abbé Pierre, le même dilemme

22 septembre 2024. En 1895-1898, un tribunal militaire ayant par erreur condamné le capitaine Dreyfus pour espionnage, l'Armée a refusé de se déjuger pour ne pas affaiblir le consensus populaire autour de l'institution militaire dans une période cruciale de grandes tensions internationales.
Dès les années 1950 et jusqu'en 2024, les institutions ecclésiastiques, les institutions caritatives et même le Vatican ont eu connaissance des méfaits de l'Abbé Pierre, prédateur sexuel de haut vol. Mais ni l'Église, ni les institutions laïques vouées à la charité, telle la Fondation de l'Abbé Pierre et la Fondation Emmaüs n'ont osé briser l'image sainte d'Henri Grouès (patronyme de l'Abbé) pour ne pas désespérer les âmes pieuses et les généreux donateurs.
L'Histoire nous enseigne que ces cas ne sont pas isolés et de nouveaux peuvent encore surgir...

Comment peut-on rapprocher l'Affaire Dreyfus de l'Abbé Pierre ? D'un côté un innocent injustement condamné, de l'autre, un homme d'Église qui a accompli dans sa longue vie plus de bienfaits que l'immense majorité d'entre nous mais auquel on découvre près de vingt ans après sa mort une sexualité pour le moins malsaine !

L'Affaire Dreyfus et celle de l'abbé Pierre se rapprochent toutefois par leur rapport à la vérité. Du moins avant qu'elle n'éclate au grand jour, soit en novembre 1897-janvier 1898 en ce qui concerne l'Affaire Dreyfus, le 17 juillet 2024 en ce qui concerne l'abbé Pierre (il va de soi qu'après la publication des preuves de l'innocence de Dreyfus comme de la culpabilité de l'abbé, le conflit entre la vérité et l'ordre ne se pose plus). Dans les deux affaires on retrouve le même dilemme : dissimuler la vérité pour préserver la concorde ou la révéler au risque du désordre. 

Écartelés entre le devoir moral de révéler une vérité encore floue et le risque de provoquer un cataclysme politique et humanitaire, demandons-nous ce que nous aurions nous-mêmes fait à la place du général Raoul de Boisdeffre, chef d'état-major en 1895, ou de Mgr Jean-Marie Villot, secrétaire général de l'épiscopat français (1959-1964).

L'abbé Pierre, un saint pour les laïcs, pas pour l'Église

Né en 1912 à Lyon, Henri Grouès veut devenir moine capucin à 16 ans mais doit y renoncer rapidement pour raisons de santé. Il est ordonné prêtre en 1938 puis, pendant l'Occupation, entre dans la Résistance sous le nom d'abbé Pierre. À la Libération, il est élu député MRP (chrétien-démocrate) de la Meurthe-et-Moselle et se signale à la tribune de l'Assemblée par de vigoureuses diatribes en faveur des mal-logés. 

En 1949, suite à la rencontre d'un ancien forçat sur le point de se suicider, Georges Legay, il fonde avec ce dernier les Compagnons d'Emmaüs et se consacre à la construction de logements pour les sans-abris, avec la participation de ceux-ci. Il accède à une soudaine célébrité lors d'un jeu radiodiffusé sur RTL, le 1er février 1954, avec un appel pathétique à l'aide des sans-logis victimes du froid. C'est l'« insurrection de la bonté » !

L'abbé Pierre (Henri Grouès) en 1955L'opinion publique se prend dès lors de passion pour ce personnage charismatique, excellent communiquant au demeurant qui a l'habileté de se « fabriquer la tête de l'emploi » ainsi que le note avec une certaine ironie et beaucoup de clairvoyance le sémiologue Rolands Barthes dans son livre-phare Mythologies (1955) :
« Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité (…). Évidemment, le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir l’abbé Pierre (…). Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation ; ne doutant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric-à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté ; et je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

Tout est dit dans ces mots, du besoin de croire de l'opinion publique (nous-mêmes !) comme de l'opportunisme de celui vers lequel se tournent tous les espoirs. Sans doute est-ce à ce moment-là que se manifestent ses pulsions sexuelles qui le poussent à harceler (le mot est faible) toutes les femmes et même les adolescentes qui viennent à l'approcher. C'est seulement depuis juillet 2024 que des victimes se sont résignées à en témoigner, en surmontant leur désarroi et l'incrédulité de l'opinion.

À sa mort le 22 janvier 2007 à 94 ans, l'abbé Pierre a eu droit à quasiment des funérailles nationales. L'opinion publique s'est alors étonnée que l'Église catholique tarde à canoniser celui qui avait été désigné par les médias pendant plusieurs décennies comme la « personnalité préférée des Français » et auquel on avait même pardonné en 1996 le soutien aux thèses négationnistes et antisémites de Roger Garaudy !

C'est que les cadres ecclésiastiques connaissaient déjà la face sombre de l'abbé depuis un demi-siècle. L'avaient-ils sciemment dissimulée pendant tout ce temps ? Avec l'ouverture des archives de l'Église, on commence à connaître les dessous de l'affaire et Héloïse de Neuville en a fait un excellent condensé dans le quotidien La Croix (19 septembre 2024).

Mgr Jean-Marie Villot fut le premier à alerter discrètement ses pairs. En 1956, il met en garde de façon sibylline un chanoine alsacien sur l’installation qu’il juge indésirable d’une émanation d’Emmaüs dans son diocèse.

En 1958, l’abbé Pierre est discrètement exfiltré en Suisse où on tente de le soigner de sa « maladie » à coup de piqures. N’en soyons pas trop surpris. À la même époque, d’aucuns prétendent « guérir » des sujets homosexuels par la trépanation ou autrement. Ne leur jetons pas la pierre. Que diront les générations à venir de notre propre folie à vouloir traiter par la chirurgie lourde et la chimie des adolescents insatisfaits de leur sexe ?...

« La connaissance des problèmes liés à l’abbé Pierre se répand progressivement dans l’épiscopat français, » écrit Héloïse de Neuville. En 1959, l’évêque de Limoges s’étonne auprès de Mgr Villot d’un article élogieux de la presse catholique alors que l’abbé Pierre a été chassé d’Amérique du nord du fait de ses comportements à l’égard des femmes.

Dans l’épiscopat catholique comme chez Emmaüs, on tente comme l’on peut de contrôler l’incontrôlable abbé, en lui adjoignant un chaperon (socius) et en recommandant aux femmes de ne jamais le rencontrer sans être accompagnées.

L’Église elle-même n’avait pas d’intérêt particulier à cacher les comportements de l’abbé Pierre. Jusqu’au concile Vatican II, elle comptait dans ses rangs beaucoup d’intellectuels de haut rang et de prêtres ouvriers dont l’intégrité morale et le dévouement aux plus pauvres ne laissait planer aucun doute.

Mais ni l’Église ni les laïcs de la fondation Emmaüs n’étaient en situation de révéler la vérité. Pouvait-il en être autrement ? En l’absence de témoignages ou de plaintes auprès de la police (#Metoo n’était pas d’actualité), qui aurait pu prendre le risque de dénoncer l’abbé Pierre comme un dépravé sexuel, sauf à être lui-même voué aux gémonies par l’opinion, croyants et athées unis ?

Jusqu'à la publication du rapport d'Emmaüs sur l'abbé, le 17 juillet 2024, aucune information n'avait filtré sur ses méfaits ainsi que le rappelle Frédéric Tellier, qui a réalisé un an plus tôt le biopic : L'Abbé Pierre. Une vie de combats : « Non seulement je n’ai jamais eu l’once d’une information ou d’une mise en garde au cours de mes recherches, mais lors de la sortie du film et de l’énorme tournée d’avant-première qui l’a précédée, pas une fois quelqu’un est venu me dire : “Attention, ce n’était pas un homme comme vous le décrivez” ».

Dreyfus, un traître idéal

L'aveuglement qui a longtemps couvert les agissements de l'abbé Pierre relève d'un phénomène socio-politique en définitive assez commun. Nombreux sont les cas où l'on a travesti la vérité pour des raisons de basse politique ou de cupidité, du massacre de Katyn aux méfaits du tabac en passant par la thalidomide, la « maladie de la vache folle » ou encore le Dieselgate. Mais au moins aussi nombreux sont les cas où l'on a caché la vérité avec les meilleures intentions du monde, en croyant bien faire. Par exemple quand le gouvernement français a couvert le scandale de l'amiante ou celui du chlordécone, pesticide utilisé dans les bananeraies des Antilles, avec la louable intention de protéger l'emploi. On le voit encore aujourd'hui quand les médias s'interdisent de relater certains drames et méfaits afin de ne pas « stigmatiser certaines catégories de populations »...

L'Histoire conserve un exemple fameux de cet aveuglement avec l'Affaire Dreyfus.

À l'automne 1894, le service français de contre-espionnage met à jour une affaire d'espionnage au bénéfice de l'Allemagne, l'ennemie irréductible de la France. Pressés par leurs supérieurs d'aller vite, les enquêteurs bâclent leur travail et en viennent à condamner sur la foi d'une analyse graphologique un officier d'état-major, le capitaine Alfred Dreyfus.

Il est dégradé dans la cour des Invalides le 5 janvier 1895 et envoyé au bagne en Guyane. Personne en France ne doute alors en France de sa culpabilité, d'autant qu'il est issu d'une famille riche, alsacienne et juive, trois tares qui en font le coupable idéal. Aux yeux de l'opinion, Dreyfus paraissait « coupable, évidemment coupable » comme un siècle plus tard, l'abbé Pierre paraîtra « innocent, évidemment innocent et même saint ».

On sort, il est vrai, du procès du scandale de Panama (1893) dans lequel était impliqué un banquier juif, ce qui a réveillé l'antisémitisme à gauche plus encore qu'à droite.  Jean Jaurès lui-même s'étonne le 24 décembre 1895, à la Chambre des députés, qu'on n'ait pas plutôt fusillé Dreyfus que banni. Deux jours plus tard, dans La Dépêche du Midi, le grand leader socialiste écrit que l'« on a surpris un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l'un des siens. »

Le 16 mai 1896, soit bien avant que l'on s'inquiète de Dreyfus, Le Figaro ouvre ses colonnes à un vibrant plaidoyer d'Émile Zola intitulé « Pour les Juifs ». Dans ce texte très ambigu, venant cinq ans après la publication de son roman L'Argent dans lequel son héros Saccart développait tout un argumentaire antisémite d'une violence extrême, le romancier croit bon de se dédouaner de la suspicion d'antisémitisme en clamant haut et fort son « philosémitisme » et en décrétant qu'il serait malséant de reprocher aux Juifs leur goût pour l'argent car cette tare, si elle est avérée de son point de vue, n'est pas de leur faute !... 

Pendant ce temps, en mars 1896, dans les bureaux feutrés du contre-espionnage, un officier du contre-espionnage, le commandant Georges Picquart (au demeurant antisémite comme beaucoup d'officiers), découvre les incohérences de l'enquête avec la découverte du « petit bleu », un télégramme adressé à l'ambassade d'Allemagne avec l'écriture non de Dreyfus mais d'un autre officier, Esterhazy. Faisant passer sa conscience au-dessus de ses opinions, il s'en inquiète auprès du chef de l'état-major et du général Arthur Gonse, son adjoint. Le 15 septembre 1896, celui-ci lui enjoint de se taire : « Si vous ne dites rien, personne ne le saura ». Pour plus de sûreté, le fringant officier est réduit au silence par une affectation à haut risque dans le sud tunisien en état de rébellion.

La vérité jaillira comme l'on sait grâce à la mobilisation de Mathieu Dreyfus, frère du capitaine déchu, et à un singulier hasard qui le mettra sur la piste du véritable coupable, le capitaine Esterhazy. Le 25 novembre 1897, Le Figaro publie à la Une une diatribe d'Émile Zola :
« Je l'ai dit, l'affaire en elle-même, je ne veux pas m'en occuper. Pourtant, il faut que je le répète : elle est la plus simple, la plus claire du monde, quand on veut bien la prendre pour ce qu'elle est.
Une erreur judiciaire, la chose est d'une éventualité déplorable, mais toujours possible. Des magistrats se trompent, des militaires peuvent se tromper. En quoi l'honneur de l'armée est-il engagé là-dedans ? L'unique beau rôle, s'il y a eu une erreur commise, est de la réparer ; et la faute ne commencerait que le jour où l'on s'entêterait à ne pas vouloir s'être trompé, même devant des preuves décisives.
Au fond, il n'y a pas d'autre difficulté. Tout ira bien, lorsqu'on sera décidé à reconnaître qu'on a pu commettre une erreur et qu'on a hésité ensuite devant l'ennui d'en convenir. Ceux qui savent me comprendront.
Quant aux complications diplomatiques à craindre, c'est un épouvantail pour les badauds. (...)
Et l'on en est arrivé à cet horrible gâchis, où tous les sentiments sont faussés, où l'on ne peut vouloir la justice sans être traité de gâteux ou de vendu. (...) Ah ! Que cela sera simple, je le dis encore, le jour où ceux qui sont les maîtres oseront, malgré la foule ameutée, être de braves gens ! (...)
La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera plus »
.

Mais avant la publication de ce résumé superbe de l'enjeu, il est facile d'imaginer le conflit de conscience dans la tête des officiers d'état-major : en désavouant publiquement un tribunal militaire, ils craignaient d'altérer la confiance des citoyens dans l'institution militaire au moment où se profilait un conflit avec l'Allemagne et où le soutien de l'opinion était vital pour le salut de la Nation.

Nous pouvons y voir quelques similitudes avec le silence des évêques sur l'abbé Pierre... Dans l'un et l'autre cas, la suite de l'histoire démontre que les citoyens (français) sont plus à même qu'on ne croit d'affronter la vérité. Puissent les médias et les dirigeants d'aujourd'hui en tirer leçon dans les affaires qui agitent le pays.

Publié ou mis à jour le : 2024-09-26 15:43:23

Voir les 16 commentaires sur cet article

Le vieil observateur (24-09-2024 19:33:14)

Tout finit un jour par se savoir. Ainsi on aurait découvert très longtemps après l'assassinat d'Henri IV que le bras de Ravaillac avait été armé par les jésuites ! Hérodote pourrait-elle fai... Lire la suite

Yuki (24-09-2024 11:31:49)

Comme d'autres lecteurs, ce parallèle Dreyfus/Abbé Pierre me met très mal à l'aise. Dans le cas Dreyfus, ceux qui pouvaient agir avaient le devoir de le faire parce que Dreyfus ne pouvait s'en ... Lire la suite

Pierre Kiroul (24-09-2024 00:38:59)

- Dreyfus a été condamné puis réhabilité onze ans après grâce à une myriade de défenseurs. - L’abbé Pierre est condamné quatorze ans après sa mort. Personne ne le défend. Seuls les dÃ... Lire la suite

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net