Le scandale du canal de Panama se solde le 10 janvier 1893 par un procès au cours duquel sont jugés les hommes politiques et les éminentes personnalités soupçonnés d'avoir trempé dans la gigantesque escroquerie qui a abouti à la ruine de milliers d'épargnants.
Le procès se conclut le 20 mars 1893 par la condamnation à 5 ans de prison d'un ancien ministre des travaux publics, Baïhaut, qui a eu seul la naïveté d'avouer son implication dans cette gigantesque escroquerie. Parmi les autres inculpés, Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel échappent de justesse à la prison grâce à une prescription bienvenue.
Un projet insensé
Auréolé par la réussite du canal de Suez, Ferdinand de Lesseps s'est proposé de récidiver dix ans après, en 1879, avec le percement de l'isthme de Panama, entre l'océan Pacifique et l'océan Atlantique. L'isthme fait alors partie de la Colombie.
Le 15 mai 1879, un Congrès international d'études du tunnel transocéanique se réunit à Paris sous la présidence de Lesseps, déjà âgé de 73 ans. Il examine divers projets plus ou moins farfelus (tunnel, chemin de fer pour bateaux, canal à 120 écluses...).
C'est finalement Lesseps lui-même qui l'emporte avec le projet d'un canal de 75 km de long, sans écluses comme celui de Suez ! La construction est prévue pour durer douze ans et coûter 600 millions de francs, un coût très élevé dû à l'absence d'écluses.
Comme pour Suez, Lesseps crée le 20 octobre 1880 une société anonyme en vue de collecter les fonds et conduire le projet, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama. Les travaux débutent l'année suivante.
Mais l'isthme américain est traversé par une cordillère montagneuse relativement élevée et les premiers travaux se soldent par d'immenses difficultés. On fait venir d'abord des ouvriers chinois puis des Noirs de la Jamaïque. C'est bientôt l'hécatombe : épidémie de fièvre jaune, accidents de terrain, etc. font 20 000 victimes parmi les ouvriers. L'absurdité du projet fait reculer les banques.
Ferdinand de Lesseps lance alors plusieurs souscriptions auprès du public français. Mais il utilise les premiers fonds pour « arroser » la presse afin de cacher la réalité. En 1887, il a déjà englouti 1400 millions de francs en ayant seulement déblayé la moitié du terrain (il prévoyait au départ une dépense totale de 600 millions).
Dans l'impasse, il fait appel à l'ingénieur Gustave Eiffel, célèbre en raison de sa tour qui sera inaugurée à la faveur de l'Exposition universelle de 1889. Contre une solide rémunération de 75 millions de francs, celui-ci n'hésite pas à engager son prestige au service du vieil entrepreneur et remet à plat le projet en prévoyant notamment des écluses. Il faut encore trouver de l'argent...
Le scandale du siècle
Or la France entre dans une longue période de dépression économique et les épargnants sont peu enclins à se laisser séduire par l'aventure.
Ferdinand de Lesseps arrose donc la presse selon une pratique courante à l'époque dont témoigne Émile Zola dans son roman L'Argent. Émile de Girardin, député et journaliste réputé, fondateur de La Presse, a d'abord attaqué avec violence le projet avant de s'y rallier, et pour cause : il entre au conseil d'administration de la Compagnie !
Ferdinand de Lesseps corrompt aussi une centaine de ministres et de parlementaires, les « chéquards », pour obtenir des lois sur mesure et notamment le droit d'émettre un emprunt à lots. Quatre millions de francs sont distribués aux uns et aux autres.
Il est servi dans son entreprise de corruption par un affairiste d'origine juive, Cornélius Herz, et un intermédiaire lui aussi israélite, un certain Jacques Reinach, qui s'affuble d'une particule abusive et porte haut le titre de baron attribué à sa famille au siècle précédent par le roi de Prusse. Son cousin Théodore Reinach, conservateur du musée du Louvre, est à l'origine d'une escroquerie à la tiare de Saitapharnès.
Malgré l'autorisation officielle d'émettre un emprunt à lots, le 9 juin 1888, la déconfiture de la Compagnie s'avère inéluctable dès l'année suivante. Le 14 décembre 1888, coup de théâtre : la Compagnie est en cessation de paiements. Le tribunal de la Seine prononce sa mise en liquidation judiciaire le 4 février 1889. Elle entraîne la ruine de 85 000 souscripteurs.
Répercussions
Gustave Eiffel, quelques mois après l'inauguration triomphale de sa Tour, doit négocier avec le liquidateur la résiliation amiable de son contrat. Il signe le 11 juillet 1889 un accord par lequel il laisse à la Compagnie les écluses montées ou en cours de fabrication ainsi que le matériel de chantier. Il n'en sera pas moins poursuivi en 1891 pour abus de confiance et escroquerie comme Ferdinand de Lesseps et son fils Charles ainsi que les deux administrateurs Cottu et Fontane. Il sera condamné à deux ans de prison. Il sera libéré au bout d'une semaine, le jugement ayant été cassé du seul fait d'un dépassement du délai de prescription.
Ferdinand de Lesseps sombre quant à lui dans la sénilité et s'éteint tristement en 1895.
En 1892, Édouard Drumont, auteur du pamphlet antisémite La France juive (1886), dénonce le scandale de Panama dans son journal, La libre parole. Il souligne l'implication de plusieurs financiers israélites et relance de ce fait l'antisémitisme en France. L'affaire Dreyfus éclatera trois ans plus tard.
Désabusés, les épargnants français vont désormais renoncer aux investissements industriels et leur préfèreront les placements de « père de famille » (comme les emprunts russes qui se solderont en définitive par une déconfiture aussi retentissante !).
Il appartiendra finalement aux Américains de percer l'isthme. La construction du canal sera relancée avec d'énormes écluses à la fabrication desquelles Gustave Eiffel prêtera son concours. Le canal de Panama sera inauguré le 3 août 1914, le jour même de la déclaration de guerre de l'Allemagne à la France.
Freycinet, Rouvier et Clemenceau figurent parmi les principaux politiciens qui ont reçu de l'argent de Lesseps.
Le chef du groupe radical, Georges Clemenceau, a bénéficié d'une aide financière de Cornelius Herz pour son journal, « La Justice », sans toutefois soupçonner les compromissions de son commanditaire dans l'affaire de Panama.
Cornelius Herz a utilisé l'entregent de son ami pour s'introduire dans la classe politique française et induire en confiance les parlementaires et les ministres. Ceux-ci ne pardonneront pas à Clemenceau ses relations douteuses.
Celui que l'on appelle le « tombeur de ministères » est battu aux élections législatives dans le Var. À 50 ans passés, il doit renoncer à l'action parlementaire et entame une traversée du désert à laquelle l'affaire Dreyfus mettra un terme.
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Cordier (20-03-2021 10:25:58)
À propos de la tiare de Saitapharnes, il s'agit de Théodore Reinach. Son frère Salomon est enseignant et membre du comité scientifique au Louvre. Théodore a fourni une partie de l'argent pour ac... Lire la suite