Le philosophe Karl Marx s'est imposé, non sans mal, à la tête du mouvement social européen.
Dans le sillage des économistes classiques, Adam Smith et surtout David Ricardo, il a tiré de leurs analyses la conviction que le capitalisme, à force de se concentrer, aboutirait à terme à son autodestruction et à l'avènement d'une société sans classes.
Au début du XXe siècle, ses idées ont inspiré les révolutionnaires russes et chinois. Elles ont aussi nourri les intellectuels de la gauche occidentale jusqu'à la fin du XXe siècle... Malgré leurs échecs récurrents, elles retrouvent une forme de pertinence dans l'analyse du néolibéralisme contemporain et de ses échecs.
Un jeune surdoué
Karl Marx est né à Trèves, en Rhénanie, le 5 mai 1818, dans la famille d'un riche avocat juif, fils de rabbin, converti au protestantisme.
Très tôt convaincu de ses exceptionnels dons intellectuels, il étudie la philosophie à Iéna et se laisse imprégner par les idées alors très en vogue de Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Celui-ci a remis à l'honneur la dialectique, un outil conceptuel dont se servira toute sa vie Karl Marx.
Étudiant sage et dévot, il obtient son doctorat en 1841 après une thèse sur Épicure et Démocrite.
L'année suivante, le jeune homme abandonne ses études de philosophie et prend la direction d'une gazette libérale, la Rheinische Zeitung de Cologne.
C'est le début de ses ennuis matériels. Il doit bientôt émigrer à Paris avec sa femme, Jenny von Westphalen, une amie d'enfance issue d'une famille de petite noblesse moyennement fortunée. Elle lui donnera plusieurs enfants dont trois filles qui seules lui survivront.
Dans la capitale française, il fait la connaissance de Bakounine et Proudhon, des théoriciens de la révolution sociale, et surtout se lie d'amitié avec Friedrich Engels. Fils de riches industriels, de deux ans son cadet, celui-ci va lui assurer une rente financière et lui permettre de se consacrer pleinement à ses travaux intellectuels.
En attendant, ses annales franco-allemandes (Deutsch-französische Jahrbucher) suscitent l'ire du gouvernement prussien qui somme le roi Louis-Philippe de chasser l'insolent. Marx se réfugie en Belgique avec Engels.
À Bruxelles, en 1845, les deux amis rédigent ensemble Die deutsche Ideologie (L'Idéologie allemande), un essai qui ne sera publié qu'en 1926 et dans lequel ils définissent pour la première fois la théorie du matérialisme historique. Combinant la dialectique de Hegel et le matérialisme de Feuerbach, ils s'efforcent de démontrer que l'Histoire progresse par une succession de révolutions, sous l'effet de forces opposées.
Une pensée déjà structurée à 30 ans
Début 1848, Karl Marx, à peine âgé de 30 ans, condense l'essentiel de sa pensée dans un opuscule anonyme, publié avec Fredrich Engels, et destiné à servir de programme à un obscur parti, la Ligue des communistes.
Cet ouvrage au style flamboyant et plein de fulgurances prémonitoires a nom Le Manifeste du Parti communiste. Il prédit la fin de l'Histoire et l'avènement du paradis sur terre après que le prolétariat ouvrier aura abattu la bourgeoisie et mis un terme à la lutte des classes qui régit l'Histoire depuis les origines de l'humanité.
L'État, instrument par lequel une classe sociale (la bourgeoisie capitaliste) impose ses intérêts aux autres classes, est voué à disparaître dans la société sans classes qui sortira de la révolution prolétarienne.
À propos de l'Histoire, Karl Marx développe une théorie, le « matérialisme historique », qui voit dans l'économie le ressort premier et unique des sociétés humaines à l'exclusion de tous les autres : les techniques de production (chasse, agriculture, industrie...) et le système économique constituent l'« infrastructure », c'est-à-dire le fondement sur lequel repose la « superstructure », à savoir toutes les composantes de la société (institutions politiques, culture, religion et même art).
Les progrès humains et les changements politiques, sociaux, religieux et culturels trouvent leur origine dans la lutte des hommes entre eux et contre la nature, pour l'appropriation des subsistances indispensables à la survie.
Le philosophe allemand qualifie d'« idéalistes » les penseurs qui prétendent que les hommes peuvent être mus par d'autres motivations que la lutte pour l'appropriation des subsistances. Alexis de Tocqueville est un bon exemple de ces penseurs libéraux ou « idéalistes ».
Dès 1843, dans la Question juive, le jeune philosophe fulmine contre les droits de l'Homme : « Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé » (note).
Karl Marx dénonce régulièrement dans ses écrits la « bourgeoisie cosmopolite » et, bien que petit-fils de rabbin, il figure parmi les premiers idéologues qui dénoncent la place particulière qu'y occuperaient les juifs. Ainsi lance-t-il dans la Question juive (1843) : « Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, la cupidité (Eigennutz). Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son dieu ? L'argent » (note).
En matière de racialisme, son ami Friedrich Engels n'est pas en reste. Dans une lettre à un correspondant du nom de W. Borgius, il écrit en 1894 : « Pour nous, les conditions économiques déterminent tous les phénomènes historiques, mais la race elle-même est une donnée économique... »
Pauvreté et ténacité
Les révolutions de 1848 encouragent Marx à revenir à Cologne où il relance son journal. Mais la restauration de l'ordre l'oblige à repartir en France puis en Angleterre.
De 1849 à sa mort, le philosophe s'établit donc à Londres où il vit dans des conditions matérielles précaires. Il gagne sa vie en vendant des articles et en publiant des ouvrages théoriques d'un abord difficile. L'aide matérielle de Friedrich Engels lui permet malgré tout de satisfaire ses penchants pour le luxe, de bien manger et de bien boire.
Il vit bourgeoisement entouré de sa femme et de ses enfants, ainsi que de sa gouvernante, à laquelle il fait un enfant en 1851. Le fidèle Engels en assumera la paternité !
Marx s'extasie sur le rôle de premier plan que le prolétariat allemand est appelé à jouer dans la révolution mondiale et s'inquiète de la menace que fait peser sur celle-ci la Russie obscurantiste.
Mais il est aussi fasciné par la France, par la révolution de février 1848 et sa reprise en main par le parti de l'Ordre. En 1850, il publie une série d'articles réunis dans un opuscule, La Lutte des classes en France, où il analyse ces phénomènes sous l'angle social, comme l'affrontement entre une aristocratie financière, une bourgeoisie industrielle, un prolétariat ouvrier et une paysannerie.
Après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte (2 décembre 1851), il se remet à la tâche et publie un pamphlet : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Il débute par une formule célèbre : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».
Lorsque Darwin expose en 1859 sa théorie de la sélection naturelle relative aux espèces vivantes, Marx tente en vain d'entrer en relation épistolaire avec le savant en vue d'obtenir une validation scientifique de sa propre théorie de la lutte des classes.
Lui-même publie la même année Critique de l'économie politique, petit ouvrage qui annonce déjà son oeuvre majeure : Le Capital. Le fond de son pensée transparaît dans une célébrissime formule de l'avant-propos : « Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. »
En 1864, enfin, Marx rédige les statuts de l'Association internationale des travailleurs (la Ière Internationale). Trois ans plus tard, le 17 juillet 1867, sort le premier tome du Capital, l'oeuvre magistrale dans laquelle il entend condenser les recherches de toute une vie (les deux tomes suivants seront publiés par Engels après la mort de leur auteur, le 14 mars 1883).
La Commune de Paris (18 mars-28 mai 1871) laisse sceptique le chef de l'Internationale. Dans un entretien avec un journaliste du New-York Herald, repris le 22 août 1871 par Le Gaulois, il reconnaît toutefois avoir donné des conseils aux Communards sur la stratégie à tenir, conseils qu’il leur reproche bien évidemment de n’avoir pas suivis.
En 1875, Karl Marx a l'amertume de voir ses thèses sur la « dictature du prolétariat » rejetées au profit d'une voie démocratique et réformiste par les socialistes allemands lors de leur congrès de Gotha. Il ne se doute pas de leur rebond inespéré, quatre décennies plus tard, avec la victoire en Russie d'un groupe d'agitateurs qui se revendique de sa filiation.
Le « matérialisme historique » de Marx et Engels apparaît aujourd'hui quelque peu obsolète. Il est mis à mal par l'échec des régimes politiques qui se réclament du marxisme. Il l'est aussi par les découvertes de l'archéologie.
Ainsi, conformément à son avant-propos de 1859 selon lequel « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience », Karl Marx croyait comme beaucoup de scientistes du XIXe siècle que l'agriculture était née du besoin d'améliorer la productivité de la cueillette primitive et qu'il en avait découlé la fixation des hommes en des villages permanents.
Or, croit-on savoir aujourd'hui, l'agriculture a suivi et non précédé la sédentarisation. « Rien n'indique à son origine l'existence d'une tension sociale qu'aurait pu générer, selon un schéma marxiste, une quelconque compétition devant les ressources disponibles », écrit le préhistorien Jacques Cauvin (Naissance des divinités, naissance de l'agriculture, 1997). Cet exemple tiré de l'anthropologie montre que la culture et l'organisation sociale déterminent les choix économiques et techniques, non l'inverse comme l'affirmait Karl Marx.
Il n'empêche que la pensée marxiste continue d'inspirer les intellectuels de gauche et même de droite, dans l'insistance des uns et des autres à réduire les enjeux sociaux, culturels et politiques à des questions économiques. Les écrits de Marx demeurent par ailleurs d'une poignante actualité concernant l'aliénation par l'argent et la cupidité suicidaire des classes possédantes.
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TEITELBAUM (21-04-2024 21:18:19)
Je partage le commentaire: Jean Paul MAÏS (01-05-2018 13:39:23) Il faudrait être bien candide pour penser qu' historiens et économistes rendent à Karl MARX l' hommage qu' il mérite. 200 ans ap... Lire la suite
PHD1 (09-07-2018 08:37:56)
Karl Marx : 100 Millions de morts au XXème siècle.
Jean Paul MAÏS (01-05-2018 13:39:23)
Il faudrait être bien candide pour penser qu' historiens et économistes rendent à Karl MARX l' hommage qu' il mérite. 200 ans après, sa pensée visionnaire est encore trop révolutionnaire, trop ... Lire la suite