Le racisme

Agression, privilège et dominance

Ce petit essai de l'essayiste Alberto Memmi (1920-2020) continue de faire autorité chez les étudiants et les chercheurs (Le racisme, Folio, 256 pages, 1982-1994).

L'auteur est né à La Hara, le ghetto juif de Tunis, d'un père bourrelier juif italien et d'une mère analphabète. Quand les Allemands ont occupé la Tunisie, il a été enfermé dans un camp de travail forcé avant de se réfugier en Algérie. Après la guerre, il a enseigné et milité pour l'indépendance de la Tunisie mais, rejeté par le nouvel État en tant que juif, il s'est établi à Paris où il a accompli une belle carrière à l'École Pratique des Hautes Études...

<em>Le racisme</em>

Dans cet essai (Gallimard, 1982) comme dans tous ses écrits, Albert Memmi s'interroge sur le racisme dont il a tiré une définition d'une concision à toute épreuve.  Que nous dit-il ? « Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ou un privilège ».

Il admet que « la suspicion de l'étranger, du différent, a toujours existé » (page 87). Cette suspicion de l'étranger est effectivement universelle et tout-à-fait compréhensible : dans une société rurale, traditionnelle, fondée sur le respect des coutumes ancestrales, l’étranger apparaît comme un électron libre, un être indépendant de toute attache et donc porté à récuser les conventions coutumières. Il est donc normal que l’on s’en méfie car il est un perturbateur potentiel (d'aucuns diront que la perturbation est source de progrès et que le progrès est bénéfique mais cela, c'est une autre histoire).

L'analyse d'Alberto Memmi pèche par l'absence de distinction entre le sentiment individuel qui porte chacun à se méfier de l'étranger et l'exploitation malfaisante de ce sentiment qui peut en être faite par un organisme collectif :
• La peur d'autrui et la dévalorisation sont des faiblesses inhérentes à l'âme humaine. Les gens insatisfaits, victimes de leur propre lâcheté, sont tentés de se disculper en retournant sur autrui la responsabilité de leur ratage, leur rancœur et leur agressivité (voir les thèses de Henri Laborit sur la fonction salubre de l'agressivité). On peut le regretter mais c’est comme ça. 
• Ce qui est dommageable et évitable, c'est que ces peurs soient exploitées, structurées par une idéologie quelconque.

Memmi rappelle une évidence : « le racisme a une fonction : en gros, il balise et légitime une dominance » (page 106). La domination d'un groupe par un autre est dans la nature des relations humaines.  Mais cette domination ne se réduit pas aux différences raciales. On est soit dominé soit dominant, par son appartenance de classe, son appartenance nationale, religieuse, sexuelle, linguistique ou raciale. On peut aussi être à la fois l'un et l'autre, par exemple dominé en tant que prolétaire et dominant en tant que mâle. Cette dualité permet à tout un chacun de supporter son état d'assujettissement.

La dominance recouvre donc une très large gamme de situations qui déborde le cadre de la race au sens biologique. Ainsi s'applique-t-elle aux rapports entre catholiques et protestants en Ulster ou entre brahmanes et dalits en Inde etc. Étendre l'appellation de racisme à toutes ces situations revient à la vider de son sens. Si tout est racisme, plus rien ne l'est.

Important : le lien que fait Memmi entre racisme et dominance ne s'applique pas à l'antisémitisme nazi ! Au départ, en effet, en 1918, il n'y avait aucun rapport de domination des Aryens allemands sur les Juifs. Au contraire, ces derniers étaient très bien intégrés jusque dans les strates supérieures de la société allemande, et généralement ils étaient aussi très estimés de leurs concitoyens. Tout au plus souffraient-ils de préjugés et de moqueries comme les Bretons ou les Auvergnats de la part des Parisiens.

L'antisémitisme nazi est une construction politique ex-nihilo qui a exacerbé et amplifié lesdits préjugés en les enrobant d'un élément nouveau : la prétendue trahison des Juifs pendant la Grande Guerre et leur contribution à la défaite de l'Allemagne.

Cet antisémitisme est une « géniale » trouvaille qui a permis à Hitler de s'emparer du pouvoir, plonger le monde dans le chaos et inscrire son nom au panthéon des monstres. En imputant aux Juifs la défaite de l'Allemagne et ses malheurs, Hitler a pu en effet réconforter les Allemands ordinaires et les réunir par-delà les différences de classes dans la détestation des Juifs. Une fois installé au pouvoir, il aurait pu adopter un ton apaisé. C'est ce qu'il a semblé faire pendant les deux premières années de sa dictature. Mais, pris à son propre piège, il a échappé à la rationalité et poussé ses thèses racistes jusqu'à leurs plus folles extrémités.

La stratégie hitlérienne, au moins à ses origines, n'a rien pour surprendre. Emmanuel Todd l'a montré dans Après la démocratie : rien ne garantit mieux la cohésion d'une société qu'un ennemi commun à haïr, mépriser ou combattre. Cet ennemi, ce sont les esclaves chez les Athéniens, les Noirs aux États-Unis, les indigènes sous la IIIe République. Notons que, si les sociétés démocratiques ont besoin d'un antimodèle à détester, il n'en va pas de même pour les empires : soutenus par la force brute, ils s’accommodent d’une société éclatée en communautés hostiles les unes aux autres. Dans ce cas, le racisme sert le pouvoir autocratique en empêchant les citoyens de s’unir contre lui… Il n’est que d’observer nos sociétés post-démocratiques : le recul de l’État et la montée en puissance des intérêts financiers vont de pair avec l’éclatement de la société en communautés ethniques de plus en plus séparées.

À noter chez Albert Memmi : la haine des Chrétiens pour les Juifs sous l'Empire romain est venue du besoin de se différencier des frères en religion. « Il suffit de relire les auteurs de l'époque, en effet, Jean Chrysostome ou saint Augustin: l'abaissement des Juifs leur semblait nécessaire pour exalter les chrétiens. La jeune pousse chrétienne, encore fragile, devait, pour exister, se séparer nettement du tronc initial (…) La genèse de l'antisémitisme arabe diffère peu de ce schéma » (89). Le culte des Espagnols pour la limpieza de la sangre est venue au XVIe siècle du même souci de différenciation vis-à-vis des vaincus (maures, juifs) si peu différents dans les faits d'eux-mêmes (cf. Attali, 1492).

À la lecture de l'essai, on est tout de même gêné par ce que l'auteur se limite à confondre les racistes avec les Occidentaux blancs et chrétiens. Même les plus généreux de ceux-ci sont selon lui des racistes qui s'ignorent ! Par contre, il ne conçoit pas que d'autres gens (noirs, juifs...) puissent être eux-mêmes racistes, sauf par réaction au racisme blanc-chrétien-occidental en leur qualité d'éternels opprimés.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2023-11-24 11:49:06

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