Le 21 mars 1098, Robert de Molesme fonde un monastère à Cîteaux, près de Dijon. Son ambition est de renouer avec l'idéal monastique de saint Benoît de Nursie, fondé sur la prière, le dépouillement et le travail. Il veut mettre un frein aux dérives laxistes des abbayes clunisiennes, saturées de dons et enclines à rechercher le confort.
L'abbaye accueille en 1112 un jeune noble bourguignon qui, deux ans plus tard, va fonder une « abbaye-fille » à Clairvaux, en Champagne. Connu sous le nom de saint Bernard de Clairvaux, il va étendre l'ordre cistercien à toute l'Europe, de sorte que l'on pourra dire du XIIe siècle chrétien qu'il est celui de Cîteaux comme le XIe siècle fut celui de Cluny.
On voit ci-dessous saint Bernard de Clairvaux (avec une auréole) prendre l'habit monastique en présence de l'abbé de Cîteaux Étienne Harding, avec ses compagnons et ses nombreux cousins qu'il a convaincus de partager avec lui sa vocation.
Des débuts difficiles
Né à Troyes vers 1029, Robert a d'abord dirigé l'abbaye de Saint-Michel de Tonnerre (aujourd'hui dans l'Yonne). Las des intrigues des moines, il quitte sa charge en 1071 et prend la direction des ermites de la forêt voisine, tant il est vrai qu'en cette époque trouble et de profonde religiosité, la foi s'exprime de toutes les façons possibles, y compris les plus extravagantes.
Quatre ans plus tard, Robert réunit ses ermites dans une nouvelle abbaye, à Molesme (aujourd'hui en Côte d'Or).
L'abbaye ne tarde pas à rayonner sur la région et multiplier les prieurés. Mais les frères ne s'en satisfont pas. Plusieurs retournent à l'érémitisme. D'autres, dont Robert, rêvent d'une vie monastique plus authentique, conforme à l'antique règle de saint Benoît, loin du monde profane et du luxe.
Accompagnés d'une poignée de moines, Robert de Molesme et son second, le prieur Aubry, se fixent donc à Cîteaux, au sud de Dijon. L'endroit tire son nom de cistelle, roseau en vieux français, ce qui traduit son caractère marécageux. Les débuts sont difficiles et, au bout de deux ans, Robert revient à Molesme et laisse la nouvelle abbaye à Aubry.
En 1108, c'est Étienne Harding, un moine anglais de Molesme, qui lui succède. Grâce à l'aide financière du duc de Bourgogne, la situation matérielle des moines s'améliore quelque peu et l'abbé peut même se doter de quelques manuscrits indispensables à la liturgie.
Une entreprise modèle
À la différence de Cluny, dont les ressources matérielles reposaient sur le travail des serfs et sur le paiement de la dîme dans les domaines offerts à l'abbaye ou achetés par celle-ci, Cîteaux veut appliquer à la lettre la règle bénédictine (orare et laborare, prier et travailler). Les moines doivent donc se suffire à eux-mêmes. Aussi valorisent-ils le travail manuel, tant la copie de manuscrits au scriptorium que les travaux des champs. Ils établissent une spécialisation des tâches très poussée qui pourrait encore aujourd'hui servir sans doute de modèle aux écoles de management.
La participation aux offices et à la liturgie ainsi qu'à l'administration de l'abbaye (le chapitre) est réservée aux moines de choeur. Ceux-ci travaillent également au scriptorium.
Les moines convers, généralement d'origine paysanne, se vouent quant à eux au travail dans les fermes ou « granges » plus ou moins spécialisées, qui dans l'élevage (activité dominante de l'abbaye), qui dans la viticulture, qui dans la céréaliculture...
Ces convers ont pour seule obligation d'assister à l'office dominical et, pour cela, les granges doivent normalement ne pas se situer à plus d'une journée de marche de l'église abbatiale. Quand ils n'arrivent pas à exploiter seuls leur terre, ils peuvent faire appel à des travailleurs extérieurs auxquels ils octroient un salaire régulier. Le travail salarié et le statut afférent constituent de la sorte une innovation cistercienne appelée à un singulier développement !
À la différence également de Cluny, qui réservait le statut envié de moine de choeur aux enfants de la haute aristocratie offerts (oblatus en latin, d'où le nom d'oblats donnés à ces enfants) par leur famille à l'abbaye, Cîteaux refuse les enfants et n'accepte que des hommes, souvent issus de la petite ou moyenne noblesse, comme saint Bernard, aptes à se mettre au travail immédiatement.
Par humilité, tous les moines cisterciens adoptent un habit de laine non teinte, ce qui leur vaut l'appellation de « moines blancs », qui les distingue des « moines noirs » de Cluny. Les moines convers portent la tonsure comme les autres mais se distinguent des moines de choeur par le port de la barbe.
Ce régime de rigueur et cette organisation leur rallient les suffrages. Les vocations affluent et Cîteaux est en mesure de fonder en 1112 une première « abbaye-fille » à La Ferté-sous-Grosne, près de Mâcon, puis une deuxième en 1114 à Pontigny, près d'Auxerre, en attendant Clairvaux et Morimond. Ce sont les « premières filles » de l'ordre cistercien qui vont elles-mêmes rayonner à leur tour, soit par création de nouvelles abbayes, soit par affiliation d'abbayes préexistantes. Portée par le charisme de son abbé fondateur, Clairvaux va à elle seule compter 339 établissements affiliés au milieu du XIIIe siècle. C'est plus de la moitié des abbayes cisterciennes.
À la conquête des âmes
Étienne Harding, soucieux de préserver partout la pureté de la règle, rédige une Charte de charité selon laquelle chaque « fille » devra être autonome d'un point de vue matériel mais se soumettre à une visite annuelle de son « abbé père ». En sens inverse, Cîteaux elle-même sera inspectée chaque année par les quatre abbés des « premières filles ». Enfin, tous les abbés se réuniront une fois par an à Cîteaux dans un « chapitre général » pour légiférer et examiner les éventuels manquements à la règle.
Cette Charte de charité est une innovation qui, en assurant durablement la cohésion de l'ordre cistercien, en fait le premier ordre monastique authentique.
Après le départ d'Étienne Harding en 1133, saint Bernard de Clairvaux fait réviser la liturgie par le chapitre général en introduisant de nouveaux chants et un style plus épuré, propice à la contemplation.
Il met en avant la charité, autrement dit l'amour de Dieu, qui se traduit par l'Incarnation (Dieu fait homme), ce qui le conduit à valoriser la dévotion à la Vierge, Mère de Dieu. Pour cette raison, la plupart des églises cisterciennes sont dédiées à Notre-Dame. Il valorise aussi la communication avec les défunts et diffuse la croyance au purgatoire, un sas où les pécheurs, après leur mort, attendent de pouvoir enfin accéder au paradis et à la connaissance de Dieu.
Déclin et renaissance
Au début du XIIIe siècle, l'ordre cistercien rayonne sur l'ensemble de l'Europe. Ses moines et abbés se montrent très actifs, tant dans le domaine liturgique que dans le domaine matériel.
Les cisterciens sont ainsi à la pointe de la technique et soucieux d'innovation. Ils maîtrisent les techniques d'irrigation et de drainage, améliorent leur bétail par le croisement des races, créent de grands cépages réputés, notamment en Bourgogne, adoptent la charrue à versoir tirée par des chevaux et non des boeufs, ce qui permet des labours plus rapides et donc la pratique de l'assolement triennal et la suppression de la jachère...
L'ordre multiplie aussi les monastères de moniales, les femmes de l'aristocratie faisant pression pour avoir accès à la vie monastique. En France, saint Louis marque sa dilection pour l'ordre en créant l'abbaye de Royaumont, en Picardie.
L'abbé Étienne de Lexington, au milieu du XIIIe siècle, fonde à Paris, dans le Quartier Latin, le collège des Bernardins en vue de parfaire la formation intellectuelle des moines... Mais il n'y parviendra que très imparfaitement. C'est que Cîteaux est devenu une multinationale très riche avec son réseau de plusieurs centaines de monastères et ses moines se laissent aller à un certain relâchement, ce qui leur vaut des critiques en nombre croissant.
Pour ne rien arranger, les cisterciens, voués à la contemplation dans des « déserts » loin des villes, entrent en concurrence avec les ordres mendiants à vocation urbaine, fondés par saint François d'Assise et saint Dominique.
Sévèrement étrillé pendant la guerre de Cent Ans puis les guerres de religion et la Réforme protestante, l'ordre va se relever quelque peu au XVIIe siècle grâce à la réforme de l'abbé de Rancé, à La Trappe (Normandie).
En 1892, les monastères de la mouvance trappiste donnent naissance à l’Ordre des Cisterciens de la Stricte Observance.
Des moines s'installent quelques années plus tard à Cîteaux, dans les bâtiments à l'abandon depuis la Révolution, et redonnent vie à l'antique abbaye. Celle-ci a retrouvé aujourd'hui son activité première. Clairvaux a quant à elle été sauvée d'une totale destruction par sa transformation en prison en 1808. Royaumont, devenue une usine après la Révolution, est aujourd'hui ouverte à la visite et à des activités culturelles.
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Guy (20-03-2023 12:49:34)
Je trouve les articles bien faits avec une documentation que l'on ne trouve pas forcément dans des livres. Félicitations continuer dans ce sens