L’affaire Dreyfus, par son retentissement énorme, est considérée comme la pierre fondatrice de l’engagement des intellectuels à l’époque moderne. Elle a pour toile de fond un antiparlementarisme provoqué par des scandales politico-financiers, et un antisémitisme qui traverse la société française.
Les injustes condamnation et déportation du capitaine Alfred Dreyfus pour espionnage le 22 décembre 1894 prennent une nouvelle dimension lorsque l’impossibilité de la révision du procès révolte ses partisans. Des protestations individuelles provenant de la famille et des amis, on passe alors à une lame de fond mobilisant les « intellectuels ».
Cette émergence des « intellectuels » dans le débat d'idées témoigne paradoxalement du moindre prestige de la littérature sous la IIIe République. Les écrivains exercent faute de mieux le « ministère de la parole » ! Il n'est plus question pour eux d'intervenir dans la direction du pays comme, deux ou trois générations avant eux, Chateaubriand, Lamartine, Tocqueville et Hugo...
Le coup d’éclat de Zola
La publication par Émile Zola d'une lettre ouverte au président de la République Félix Faure, dans L'Aurore du 13 janvier 1898 sous le titre « J'accuse », met le feu aux poudres.
L'écrivain y attaque violemment l'état-major de l'armée coupable, selon lui, d'avoir condamné Dreyfus sans preuve, et de persister dans son obstination alors que des soupçons pèsent sur le commandant Esterhazy qui s’avérera être le véritable auteur du bordereau qui a fait condamner l’infortuné capitaine.
Par la puissance de ces attaques frontales, Zola sait qu’il prend le risque d’être traîné en justice. Mais il n’en a cure. Son article provoque un véritable séisme dans le pays tant l'affaire Dreyfus est clivante au sein même de chaque famille politique, bien que les dreyfusards se recrutent essentiellement à gauche. L'opinion se divise, la presse se divise. Et les écrivains et hommes de lettres aussi.
Car contrairement au XVIIIe siècle durant lequel quelques philosophes s’étaient mêlés de politique, encore plus largement qu’en 1848 ou lors de la Commune, l’affaire Dreyfus sensibilise l'ensemble de l'élite du pays qui émerge alors sous la forme d'une communauté s’estimant en droit de peser sur la vie de la Cité.
Certes, les hommes de lettres constituent les figures de proue de cette bataille des clercs. Émile Zola, Anatole France, Charles Péguy, Marcel Proust, Lucien Herr, ou de manière moins ferme André Gide, animent entre autres le camp des dreyfusards aux côtés de Clemenceau et de Jaurès, acquis tardivement à la cause du capitaine Dreyfus.
Surtout, ils drainent derrière eux une grande quantité d’universitaires, d’enseignants, de scientifiques, d’étudiants, d’artistes, qui réclament également la révision du procès. L'Aurore publie pendant plusieurs jours des listes de ces « protestataires » qui ne cessent de s’allonger. C’est l’irruption de la pratique de la pétition qui aura un brillant avenir dans les joutes intellectuelles du XXe siècle.
La riposte de Barrès
Face à ces « pétitionnaires », les antidreyfusards sont incarnés par Maurice Barrès (1862-1923), François Coppée, Léon Daudet, Charles Maurras, Édouard Drumont, Paul Déroulède, la presse catholique, notamment La Croix, Ferdinand Brunetière, co-fondateur de la Ligue de la patrie française, critique littéraire, académicien, directeur de La Revue des Deux Mondes, le journaliste et polémiste Henri Rochefort.
Ils justifient leurs positions par antisémitisme pour la plupart, et par respect inconditionnel envers les institutions, notamment l’armée, pilier de la nation. Face à la montée en puissance de ceux qu'ils qualifient avec mépris d'« intellectuels », les antidreyfusards développent le concept de l’anti-intellectualisme.
Dans Le Journal du 1er février 1898, répliquant à Clemenceau, Zola et aux élites dreyfusardes, Maurice Barrès, l’écrivain auréolé d’un grand prestige à l’époque, assène :
« Rien n’est pire que ces bandes de demi-intellectuels (…) Tous ces aristocrates de la pensée tiennent à affirmer qu’ils ne pensent pas comme la vile foule (…). Ces prétendus intellectuels sont un déchet fatal dans l’effort tenté par la société pour créer une élite (…). Au résumé, les juifs et les protestants mis à part, la liste dite des intellectuels est faite d’une majorité de nigauds et puis d’étrangers et enfin de quelques bons Français comme Anatole France et comme certains jeunes socialistes que le régime parlementaire irrite et qui cherchent la plus courte voie révolutionnaire. »
Paradoxe saisissant, ce sont des intellectuels à l’image du Barrès qui dénoncent l’engagement public d’autres intellectuels en le présentant comme une sorte d’imposture élitiste dépourvue de toute légitimité dans l’immixtion des affaires du pays. Cette forme de populisme portera atteinte à l’image des intellectuels qui s’engageront tout au long du XXe siècle.
En attendant, conférences, campagne de presses, pétitions embrasent le pays jusqu’au procès Zola. Si l’Affaire Dreyfus prend une telle ampleur, c’est qu’elle met en jeu des valeurs universelles, Vérité, Justice, Démocratie, Droits de l’Homme face à l’opinion publique à l’époque de l’Âge d’or de la presse qui assure une caisse de résonance tonitruante (note).
Elle dépasse son propre cadre comme l’explique l’historien Vincent Duclert : « L’affirmation des intellectuels dans l’affaire Dreyfus a en effet changé les conditions de la vie publique en institutionnalisant de nouveaux acteurs du mouvement social et politique. » (La vie intellectuelle en France, Tome 1, Seuil).
En ce sens, l’affaire Dreyfus constitue la date majeure de l’implication d’une catégorie sociale, les intellectuels, dans la vie politique du pays. Cette communauté est loin d’être homogène, elle se divise souvent en de violentes polémiques qui participent de la liberté d’expression et du pluralisme démocratique.
Tout au long du XXe siècle, elle est intervenue dans la vie politique française, s’exprimant même sur des questions internationales, avant de s’effacer progressivement à partir des années 1990 ou de se délaver dans la grande lessiveuse des médias. Comme s’il n’existait plus de grands combats à mener pour les intellectuels. Comme si cette « patrie littéraire » qu’est la France renonçait à une partie de son Histoire.
Le mythe Georges Picquart
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