« Ordem e Progresso », la devise Brésilienne inspirée du positivisme d’Auguste Comte ne laisse pas de place aux doutes sur la boussole guidant cette nation aux rêves infinis. Historiquement, se dégage une certaine utopie de progrès du positivisme aux inspirations Brésiliennes. Ainsi, l’histoire de la colonisation de l’Amazonie Brésilienne au 19ème et 20ème siècle, sur laquelle nous reviendrons via sa propagande, démontre la force associée à cet imaginaire de pure domination du vivant. Demain, une nouvelle utopie de progrès avec la COP30 peut dorénavant voir le jour, une utopie de progrès écologiste par le développement d’une « bioéconomie » en Amazonie.
Tout d’abord, revenons sur un point précis, le rapport à la nature que sous-tend l’approche positiviste via une nécessaire historicisation. Auguste Comte, père du positivisme, expliqué ainsi que Descartes est un des premiers grands inspirateurs des principes de sa philosophie. Or, la forêt sous l’angle positiviste est un environnement problématique à de multiples niveaux, quand dorénavant elle est trésor à protéger. Descartes montre ainsi que lorsque vous êtes égaré en forêt, le premier reflex logique à avoir est d’en sortir ! Entre sortir de la forêt et la défricher abruptement, le pas supplémentaire est rapide pour les acteurs du terrain de l’Amazonie Brésilienne. Un territoire au plus de 20 millions d’habitants et fief du Bolsonarisme… Et un territoire connaissant une démographie problématique : passant de 5 à environ 20 millions d'habitants entre 1960 et 2007.[1] Cette afflux de population s’explique par l’imaginaire de progrès instauré par une série de propagandes historiques.
Durant les années 1970, le féroce dictateur militaire Emílio Médici avait pour slogan politique resté célèbre sur l'Amazonie :
Une terre sans hommes pour des hommes sans terre .Un slogan qui figurait au sein du « Programa de Integração Naciona » de la dictature militaire et aussi de la SUDAM, l’agence de développement de l’Amazonie. Impulsant la colonisation et le développement agricole du territoire. Cette promesse de progrès était devenu une forme d’utopie pour de nombreux immigrés en Amazonie à cette époque séduit par « le plus grand pâturage du monde » (telle que présentée sur ces mêmes propagandes). Néanmoins, cette propagande envers le peuplement de l’Amazonie suivait une logique déjà inscrite dans l’histoire.
Des premières traces ? Nous avons réussi à découvrir des affiches de ce type déjà sous l’Estado Novo dans les années 40. Des affiches réalisées par l'artiste Suisse Jean-Pierre Chabloz en faveur du « Service spécial de mobilisation des travailleurs pour l'Amazonie (SEMTA), une agence d'État du gouvernement de Getúlio Vargas. Ces affiches de 1943 ont l'objectif immédiat semblait d'enrôler les habitants du Nordeste Brésiliens pour travailler à la plantation de caoutchouc en Amazonie. Dans une première affiche, nous observons un paysage idyllique de fazenda vue d’en haut au milieu de la jungle. Une forme de calme dans le travail et l’organisation du lieu par l’homme, avec pour promesse finale : « Une nouvelle vie en Amazonie ». La caricature d'un enfer vert est gommé pour mettre au contraire en avant la capacité de la nature à être maitrisé en harmonie. Une affiche faisant sens qui rassure et donne un panorama rapide des opportunités de l’Amazonie pour des migrants de l’époque. Dans une seconde affiche, le ton de communication est différent avec le slogan : « Plus de caoutchouc pour la victoire ». Un enjeu de nationalisme exacerbé par l’exploitation des ressources de la forêt. Le contexte de l’époque oblige le Brésil à garantir la production de stratégique de caoutchouc aux pays alliés durant la Seconde Guerre mondiale, puisque les Japonais contrôlaient la quasi-totalité des plantations de caoutchouc asiatiques. On observe là une importance à la simplification des formes et l’héroïsation des personnages sur l’affiche. Ces travailleurs du caoutchouc tiennent la victoire entre leurs mains. C’est ainsi suggéré par la présence d’un « V » sur qui jaillit au centre de l’image de manière parallèle au précieux liquide sortant de l’arbre. A noter, le travail des seringueiros[2] peut aussi épouser la cause des arbres comme avec la figure de "martyre" de la lutte environnementale : Chico Mendes.
Un exemple plus aventurier ? Cette autre image de propagande a pour titre évocateur : « Une route, pour trouver sa mine d’or ». L’or qui fascine la psyché humaine est le sujet principal de l’affiche. L'or est considéré comme le métal précieux par excellence dans l’histoire. Accompagnant de nombreux mythes de l’humanité, l’or a toujours eu une symbolique forte : chez les Anciens Égyptiens, l’or est la « chair » des dieux. Il est l’attribut des rois et puissants durant des siècles. Aucun autre élément de la nature au monde n'a suscité autant d'avidité ou de souffrances (colonisation de l’Amérique du Sud, Empire Incas, etc). L'histoire de l'or est dans les faits celle d'une obsession universelle qui s’incarne dans les excès d’exploitation moderne en Amazonie, notamment en Guyane.
La nouveauté forte exprimée dans le sens de cette affiche est la « démocratisation » de l’or, c’est donc la promesse d’une richesse pour tous grâce à l’abondance de l’Amazonie. Rappelons que cette promesse d’une migration économique vers l’or n’est pas une invention Amazonienne, le Brésil s’inspire là des Etats-Unis quelques décennies auparavant. En 1848, des gisements d’or sont découverts en Californie. Après cela, comme le note un article de l’université de Liège sur cette fièvre de l’or : « près de 2,5 millions de personnes venues du monde entier se ruent alors vers les Etats-Unis dans le but d’y faire fortune. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ce ne sont pas des états ou des entités qui cherchent l’or mais des hommes. »[3]. Récupérant l’or pour eux-mêmes et non pour d’autres, s’organisant en coopératives, les recettes de l’actualisation d’un « el Dorado » passe aussi à l’époque par ces histoires de « Self-made man ». L’imaginaire de l’or est d’ailleurs dans toutes les têtes au Brésil à l’époque, associé encore aux histoires nationales d’enrichissements. Dans le Minas Gerais, plus de 1 200 tonnes d'or ont été extraites des mines entre 1700 et 1820, soit environ 80 % de la production mondiale[4]. Donnant le nom de l’état lui-même traduisible littéralement en « Mines Générales », ou encore des villes historiques comme Ouro Preto (« Or Noir »). En outre, les autres éléments icono-discursifs de cette propagande sont et caricaturaux, la route apparait comme une saignée dans le paysage naturel. L’affiche vantant la transamazonienne déclare : « un chemin pour les explorateurs de la région la plus riche du monde » ou encore « l’Amazonie est une mine d’or ». C’est là une nouvelle forme de déterritorialisation complétant la précédente. Le territoire étant ouvert aux illusions, l’Amazonie n’est plus qu’un fantasme d’un « el dorado » réinventé, sans souci du territoire réel et sa nature.
Historiquement des siècles auparavant, l’Amazonie Brésilienne se construit en partie comme la résultante d’une modernité déçue, un avenir glorieux recherché dans les rues de Manaus au début du 20ème siècle via le boom de l’exploitation de l’hévéa. Un imaginaire d’exploitation de la nature pour se projeter vers la modernité, comme l’histoire de Manaus le démontre. Le caoutchouc n’est jamais redevenu cet or blanc d’autrefois, de cet âge d’or où il faisait la richesse de toute l’Amazonie. Dès 1743, le caoutchouc éveille la curiosité du naturaliste Charles Marie de La Condamine explorant l’Amazonie qui décrit alors le processus d'extraction et de fabrication à partir l’hévéa. Avant que le caoutchouc ne commence à susciter un intérêt international global, certains peuples indigènes utilisaient déjà la chose sur leurs pirogues. Il faut attendre quelques générations pour que son exploitation industrielle mondiale devient une réalité par ses propres caractéristiques. A l’origine de l’économie Amazonienne, le scientifique La Condamine à l’Académie de Sciences de Paris en 1745, avait exposé les résultats de ses recherches et décrit cette « nouvelle matière ». Une expédition qui révolutionna la modernité industrielle : « La résine appelée caoutchouc quand elle est fraîche, on lui donne avec des moules la forme qu’on veut ; elle est impénétrable à la pluie ; mais ce qui la rend remarquable, c’est sa grande élasticité. On en fait des bouteilles qui ne sont pas fragiles, des bottes, des boules creuses… »[6] En quelques décennies après cette présentation réussie du scientifique, certains parleraient aujourd’hui de vrai « pitch » business « drivant » des milliards), l'Amazonie est devenue un centre économique majeur, dépassant parfois la région du Sudeste. En effet, le boom économique apporté par le caoutchouc a redoré la région et revalorisé le mythe de l’Eldorado. En 1839, Charles Goodyear découvre le processus de vulcanisation, un traitement industriel qui élimine les diverses impuretés du caoutchouc, le transformant en un matériau valorisable et standardisable facilement. Il devient idéal pour en faire des pneus et le développement de l’automobile à cette période va lui donner ses premières opportunités mondiales.
La demande est si forte, qu’une importante main d’œuvre non-indigène immigre, à la recherche d’une vie meilleure et avec plus de confort moderne, en plein cœur de l’Amazonie : les « seringueiros » chargés de récolter et transformer le caoutchouc brut. Cependant, l'aventure économique prend fin brusquement vers les années 1920, lorsqu'un certain explorateur anglais Henry Wickham réussit à exporter frauduleusement des dizaines de milliers de graines de caoutchouc en colonies britanniques. En Malaisie, les arbres mettent quelques dizaines d’années à pousser et la production fut bien moins chère qu’en Amazonie, rendant la concurrence Amazonienne impossible. Belém ou encore Manaus étaient encore parmi les capitales brésiliennes les plus développées au début du 20ème siècle grâce à ce fameux caoutchouc.
Leur rayonnement international fut intense, mais de courte durée... A cette époque, l’envie germe de dominer la jungle avec des trains dentant les éléments de la nature pour mieux exporter le caoutchouc. Ce transport était un symbole d’un autre monde possible, celui de l’horizon de modernité ignorant (ou écrasant) les contraintes géographiques. A ce titre, rappelons la triste histoire de l’incorporation de l’Acre au Brésil (1903), à la fin de la guerre contre la Bolivie le Brésil achète le territoire pour 2 millions de livres sterling et s'engage surtout à construire une ligne de chemin de fer transamazonienne (Madeira-Mamoré) de plus de 350km pour donner un accès à l'Atlantique aux Boliviens via le port de Porto Velho. Connue également comme le « chemin de fer du diable » (« Ferrovia do Diabo » en portugais), à cause de sa construction où sont morts plus de six mille travailleurs, il était pourtant un horizon d’espoirs et de modernité important. Devant les difficultés d’entretiens, la faiblesse des exportations (fin du boom de l’hévéa), cette ligne est abandonnée définitivement en 1972.
Actuellement, un type de monument représente bien cette ancienne période fastueuse de « modernité déçue » : le Teatro da Paz de Belém inauguré en 1878, dont l’observateur peut juger de ses fastes au-dessus[7]. Tout comme ses belles avenues proches inspirée de la France, on observe un mode de vie à l’occidental fantasmée à cette époque. Inspiré du luxe de la « Belle Époque » qui marquait l'économie et les arts de la France avant la Première Guerre. On retrouve cela d’ailleurs dans le surnom à l’époque de Belém : « Paris Tropical »[8]. Un décorum inspiré de « la belle époque » française qui reste comme un témoignage du passé dans les multiples places, restaurants, cafés et boulangeries autour. Nous avons pu l’observer durant notre terrain sur place, logeant à quelques centaines de mètres du Teatro da Paz durant plusieurs mois. Historiquement, c’était l’imaginaire de modernité qui guidait un peuple, éteinte par la suite dans la crise économique du territoire. Au-delà du cas traumatique de l’hévéa, entraînant la ruine économique de l’Amazonie durant le 20ème siècle, de nombreux autres exemples subsistent et forgent cet imaginaire de « modernité déçue ». La biopiraterie en Amazonie est au ferment de la logique néo-colonialiste…
Face à ce type d'abus répétés et historiques de la biopiraterie, le Protocole de Nagoya est un accord international entrée en vigueur depuis en 2014 et ratifié par 92 pays. Il précise comment utiliser et partager équitablement les avantages des découvertes sur les êtres vivants, ressources génétiques (plantes, bactéries, animaux, etc) ainsi que les connaissances des peuples autochtones. En Amazonie, pour étudier les organismes vivants et utiliser le savoir des autochtones, il faut désormais leur autorisation directe. Les chercheurs sont obligés ensuite de partager avec le reste du monde leurs données scientifiques. Un de ses objectifs est de fournir des outils pour combattre la biopiraterie, l'appropriation illégitime des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles autochtones. Néanmoins, des grands pays comme les Etats-Unis[9] n’ont pas ratifié cet accord, il ne s’applique donc pas à leurs entreprises. Aussi, il ne concerne aussi pas les connaissances plus anciennes, déjà volées. Concrètement, une entreprise américaine comme Coca-Cola[10] peut commercialiser un nouveau produit à base de stevia (« Coca Cola life ») en ignorant les normes sur la « biopiraterie ». Le sujet implique des millions d’euros au profit des populations locales et leur développement. La plante qui fournit la stévia est connue depuis longtemps en Amazonie, les Guaranis étant les premiers à découvrir le pouvoir sucrant de cette herbe sauvage. A ce titre, l’ONG Public Eye avec d’autres associations sont à l’origine d’une pétition sur cette affaire signée par tout de même plus de 200 000 personnes. Dans leur discours, ils ont pour demande précise une juste contribution : « La stevia est à la base d'un commerce très lucratif pour les multinationales agroalimentaires. Mais les Guaranis du Paraguay et du Brésil, qui ont découvert les vertus édulcorantes de cette plante et l'utilisent depuis des siècles, ne profitent pas des retombées économiques de ce juteux commerce. Aujourd'hui, ils revendiquent leur droit au partage juste et équitable des bénéfices. »[11] C’est là une frustration, un sentiment de modernité déçue qui ne concerne pas que les indigènes sur le territoire.
L’idée de progrès, parfois sans limites et dans l’excès de l’hommerie, déploie à elle seule une « théorie de l’histoire » pour la nation Brésilienne. Cette idée est un produit culturel historique d’une société. A ce titre, la chercheuse Aína López Yáñez[5] de l’Universidad Complutense de Madrid nous éclaire sur la relation entre le réel et l'imaginaire dans l'utopie progressiste. Son travail nous a permis de mieux prendre du recul sur cette imaginaire et de penser l’avenir écologique de territoire. Démontrant que la relation entre « le réel et l'imaginaire dans le cas de l'utopie est d'un intérêt considérable, car l'utopie était apparue précisément comme un produit imaginaire, aussi grand soit-il orienté vers la transformation de la réalité. Dans l'idée de progrès cette relation est manifeste dans le rapport qu'histoire et utopie, être et devoir être, entretiennent en son sein ». L’imaginaire utopiste en Amazonie Brésilienne est donc aussi réel que le palpable de la végétation elle-même… Mais voilà, l’histoire de l’Amazonie Brésilienne est faite d’excès et de blessures avec l’idée de progrès. Il y a un imaginaire de modernité déçue des populations en Amazonie Brésilienne… Ce sentiment subsistant profond d’appartenir à un grand territoire dont le développement est empêché, notamment par l’extérieur, traduit dans le populisme Bolsonariste sur l'Amazonie.
En somme, l’Amazonie Brésilienne se trouve à un carrefour temporel, dans une polycrise complexe de « modernité déçue ». Des avancées semblent poindre dans les prochaines négociations [12], mais elles doivent prendre une plus grande portée. Une force ouverte par la COP30 capable d’amoindrir certains doutes d’une histoire tourmentée, de développer des discours de reconnaissances mutuelles et tracer un chemin de progrès offert par le dévellopement durable. Voici une reconfiguration possible afin d’évoluer progressivement de la « modernité déçue » dans les ressentiments en Amazonie (fief électoral du Bolsonarisme) à un projet fédérateur de « modernité écologiste » au sein des imaginaires… A ce titre, la bioéconomie est une piste de réponse à cette reconfiguration possible de l’imaginaire historique du territoire avec un potentiel estimé à environ 120 milliards[13] de dollars pour le seul état du Pará. Cette puissance figurative du récit porté autour de la COP30 permettrait de proposer un autre modèle de progrès, un progrès respectueux du développement durable et des populations.
Pierre Cilluffo Grimaldi
Doctorant Sorbonne Université
[2] Schmink, Marianne, et Charles H. Wood. « Chapitre 12. Les Seringueiros d'Amazonie », Jean-François Tourrand éd., L'Amazonie. Un demi-siècle après la colonisation. Éditions Quæ, 2010, pp. 163-173.
[5] López Yáñez, Aína. Martínez, Emiliano. La dimensión utópica de la idea de progreso. XIV Coloquio Internacional de Geocrítica - Las utopías y la construcción de la sociedad del futuro, Barcelona. 2016
[6] Charles de la Condamine, Relation abrégée d’un voyage fait dans l’intérieur de l’Amérique Méridionale, Paris, Veuve Pissot, 1745, p. 76
[11] Rapport - Public Eye. « Stévia : vers un accord de partage des avantages », Novembre 2016
Publié ou mis à jour le : 30/01/2024 22:05:42