Le naufrage des civilisations

Le regard d'un grand écrivain sur notre époque

Journaliste et écrivain d’origine libanaise, Amin Maalouf honore aujourd’hui de sa présence l’Académie française. Né en 1949 à Beyrouth dans une famille de la bourgeoisie chrétienne, il s’est acquis la célébrité en France avec son essai sur Les Croisades vues par les Arabes (1983).

Depuis lors, toute son œuvre se rattache à l’histoire, par le biais romanesque (Léon l’Africain, 1986, Le Rocher de Tanios, prix Goncourt 1993) ou par le biais de son expérience personnelle (Un fauteuil sur la Seine, 2016). Le naufrage des civilisations (Grasset, 2019, 336 pages, 22 €) relève de la deuxième catégorie. C’est un survol magistral de l’Histoire du Moyen-Orient au XXe siècle à travers le regard de l’auteur, parfois aux premières loges, toujours clairvoyant…

« Mes quatre grands-parents et tous leurs ancêtres depuis douze générations sont nés sous la même dynastie ottomane, comment auraient-ils pu ne pas la croire éternelle ? » Hélas, l’auteur va assister au naufrage de cet empire et de tous les rêves qui l’ont accompagné, jusqu’au chaos actuel.

Dans une langue suave et légère, il nous fait revivre le cadre de vie familial, à Beyrouth mais aussi au Caire, dans les dernières années de la monarchie, avant le renversement en 1952 de Farouk Ier par les Officiers libres dont les dénommés Nasser et Sadate. Les signes annonciateurs n’avaient pas manqué. « L’Égypte, patrie adoptive de ma famille maternelle, était en ébullition. Le 12 février [1949], deux semaines avant ma naissance, Hassan El-Banna, fondateur des Frères musulmans, avait été assassiné. »

Taha Hussein (à gauche) a reçu le Prix national de littérature honorifique du président égyptien Gamal Abdel Nasser. L'agrandissement montre Oum Kalthoum devant le Sphinx en 1967.À cette époque-là, qu’il a connue à travers les récits de ses parents et de leur entourage, l’Égypte connaissait un exceptionnel bouillonnement culturel, entre Occident et Orient.

On en garde le souvenir ému de l’écrivain aveugle Taha Hussein, brillant intellectuel laïc, ministre de l’Éducation nationale de 1950 à 1952, du « Prince des Poètes » Ahmed Chawki ou encore de la diva Oum Kalthoum. Mais pas seulement. « Il est significatif, par exemple, que My Way, chanson emblématique de Franck Sinatra, ait été écrite initialement pour Claude François, un Français d’Égypte, avant d’être adaptée en anglais par Paul Anka, un Américain d’origine syro-libanaise. D’ailleurs, en France même, le music-hall a longtemps été investi par des vedettes nées en Égypte, comme Dalida, Georges Moustaki, Guy Béart ou, justement, Claude François. »

Retrouvant sa plume de journaliste, Amin Maalouf raconte par le menu la rupture entre le peuple égyptien et le « protecteur » britannique alors représenté par le Premier ministre Winston Churchill, à l’automne de sa vie. Celui-ci refuse avec obstination d’alléger la présence militaire sur le canal de Suez et, par une succession de maladresses des deux côtés, il s’ensuit la chute de la monarchie.

La déréliction du Moyen Orient

Le basculement survient à l’issue d’une nouvelle crise dans laquelle les Occidentaux ont encore une part de responsabilité : le 26 juillet 1956, à Alexandrie, Nasser, devenu le chef incontesté de l’Égypte, annonce par un éclat de rire mémorable la nationalisation de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez ! Trois mois plus tard, Anglais et Français tentent de riposter militairement avec le concours des Israéliens ; c’est un fiasco militaire et plus encore politique.

Amin Maalouf y voit le début de la fin : « C’est en cet instant de gloire que le raïs prononça l’arrêt de mort de l’Égypte  cosmopolite et libérale. Il prit une série de mesures visant à chasser du pays les Britanniques, les Français et les juifs. En apparence, c’était là une sanction « ciblée », dirigée contre ceux qui avaient mené « l’agression tripartite ». Dans la réalité, sa politique provoqua un exode massif de toutes les communautés dites « égyptianisées », dont certaines étaient établies depuis plusieurs générations, voire plusieurs siècles, sur les bords du Nil. »

Le 13 mars 1956, le président syrien Shukri al Quwatli a signé un accord de défense avec Gamal Abd al-Nasser d'Egypte et le roi Saoud en Égypte. Cet accord prévoyait que la Syrie, l'Egypte et l'Arabie saoudite (Les Trois Grands) assureraient la sécurité et la sécurité arabes. défendre le monde arabe contre l'agression sioniste.Lui-même demeure partagé devant Nasser… comme devant Churchill. Considérant leur action ambivalente, il s’interdit tout autant de les détester que de les encenser et les place dans son « Panthéon de Janus », la divinité à double face. Il oppose Nasser à Mandela : quarante ans plus tard, le dirigeant sud-africain a pu surmonter son ressentiment à l’égard des blancs pour éviter la guerre civile et ménager la transition vers une Afrique du sud réconciliée avec elle-même et pacifique.

La Syrie allait connaître une descente aux enfers similaire à celle de l’Égypte. « Après 1949, l’année des trois coups d’État, la démocratie n’a plus jamais réussi à s’imposer en Syrie. » En février 1958, ses dirigeants, las de l’instabilité et fervents partisans du panarabisme laïc de Nasser, offrirent leur pays à celui-ci ! Ainsi fut créée une éphémère République arabe unie (RAU) qui reproduisait l’empire médiéval de Saladin.

Amin Maalouf raconte le traumatisme familial occasionné par ce bouleversement géopolitique. « Quand on a le privilège de s’appeler l’Égypte, on ne change pas de nom ! » s’indigna alors son père, journaliste à Beyrouth. Il est vrai que la RAU ne survécut pas à un nouveau coup d’État damascène, le 28 septembre 1961.

« Quand, dans les années soixante, j’ai ouvert les yeux sur le monde qui m’entourait, Beyrouth avait commencé à supplanter Le Caire comme capitale intellectuelle de l’Orient arabe », note l’écrivain. Mais le souvenir du Liban multiconfessionnel de sa jeunesse se ternit par le rappel du virus qui allait tout gâter : le « confessionnalisme » (on dirait aujourd’hui « communautarisme ») qui veut par exemple que le président de la République soit chrétien maronite, le Président du Conseil musulman sunnite etc.

Dans l’ancien Croissant fertile, l’exacerbation des antagonismes communautaires et religieux allait effacer plusieurs siècles de civilisation et entraîner un « indescriptible déchaînement de sauvagerie – lapidations, décapitations, amputations, crucifixions, lynchages -, le tout dûment filmé et diffusé… »

Amin Maalouf en perçoit l’origine dans la haine de soi ! « Ce qui est ancré chez les miens, et qui m’a constamment irrité dans ma jeunesse, c’est leur manque de confiance en eux-mêmes  et en leur capacité à prendre leur destin en main. Une disposition d’esprit qui n’est pas sans rapport avec la haine de soi ; elle est sans doute même le terreau où celle-ci s’implante. » écrit-il. « Pendant des siècles, les ordres venaient d’Istanbul, de la Sublime Porte, comme on avait l’habitude de le dire… Mais l’habitude d’obéir à une Sublime Porte n’a pas disparu pour autant. Les ordres qui ne venaient plus d’Istanbul, on les attendait désormais de Washington, de Moscou, de Paris, de Londres ; et aussi de certaines capitales régionales, comme Le Caire, Damas, Téhéran ou Ryad. »

Lui-même se désole de ce désastre suicidaire qui a métamorphosé les sociétés musulmanes de Dr. Jekill en Mr. Hyde et ne se résigne pas à le percevoir comme inévitable. Il souligne combien les pays musulmans étaient intégrés à la modernité après la Seconde Guerre mondiale. Comme le reste de la planète, et jusqu’en Indonésie, ils étaient par exemple traversés par la ligne de fracture idéologique entre le marxisme et ses adversaires.

Amin Maalouf rappelle avec délectation une vidéo hilarante qui montre le président Nasser se moquer des Frères musulmans et de leur guide suprême : « Vous savez ce qu’il m’a demandé ? Que j’impose le voile en Égypte, et que toute femme qui sort dans la rue se couvre la tête ! » Un grand éclat de rire secoue la salle… Il rappelle encore que Nasser était musulman sunnite comme la majorité des Égyptiens mais il était marié à la fille d’un commerçant iranien d’Alexandrie. Elle était chiite et de cela personne ne se souciait. « La vieille querelle entre les deux principales branches de l’islam semblait appartenir au passé », se souvient Amin Maalouf. Il note avec un zeste d’espoir : « Ne s’est-on pas demandé au siècle dernier, comment le pays de Goethe, de Beethoven et de Lessing avait pu un jour s’identifier à Goering, à Himmler et à Goebbels ? Fort heureusement, l’Allemagne a su tourner la page… »

Ce lundi 5 juin 1967...

Amin Maalouf croit voir le tournant décisif dans la guerre israélo-arabe de 1967 : « Je serais presque tenté d’écrire noir sur blanc : c’est le lundi 5 juin 1967 qu’est né le désespoir arabe ». De fait, à l’issue de leur défaite dans cette « guerre des Six jours », les Arabes n’ont jamais retrouvé leur confiance en eux-mêmes ni trouvé la bonne réponse à leur échec… D’autres, comme les Sud-Coréens, ont su se relever de vicissitudes aussi graves, qui plus est par la voie pacifique.

En bon historien, l’écrivain rejette toute forme de déterminisme ou fatalisme. Côté israélien, il situe au 20 avril 1975 l’événement qui allait empêcher toute solution pacifique au conflit israélo-arabe. Comble du paradoxe, c’est un futur Prix Nobel de la Paix, le ministre travailliste de la Défense Shimon Peres, qui en est la cause ! Par souci d’apaisement ( !), il dissuada le chef du gouvernement Itzahk Rabin d’envoyer l’armée déloger des extrémistes juifs qui avaient occupé un terrain de Cisjordanie en vue d’y fonder un village  juif dénommé Ofra. Ce fut le feu vert pour de nouvelles « implantations juives »  qui transformèrent très vite la Cisjordanie en « peau de léopard » et rendirent pratiquement impossible une scission de l’ancienne Palestine entre deux États souverains.

Une semaine avant cet événement discret dont il n’a pris la mesure que bien plus tard, le jeune Amin et sa femme sont les spectateurs impuissants d’un drame qui va livrer leur pays, le Liban, à la guerre civile. Le dimanche 13 avril 1975, des fedayine palestiniens tirent sur une foule, à la sortie d’une église. Dans l’après-midi, en guise de représailles, des militants phalangistes (chrétiens) attaquent d’autres fedayine... Journaliste depuis 1971 dans l’un des principaux quotidiens libanais, An-Nahar, Amin Maalouf couvre le conflit en cours, aggravé par l’immixtion israélienne, à coup d’attentats ciblés.

Le centre-ville de Beyrouth détruit pendant la guerre civile, DR. L'agrandissement montre Le quartier de la Quarantaine en 1976. Cette photo emblématique de la guerre du Liban, prise en janvier 1976 par Françoise Demulder a obtenu en 1977 le World Press Photo, le prix le plus prestigieux du photojournalisme.

Il discerne un nouveau virage en 1979, au niveau planétaire celui-là, avec d’une part la révolution islamique proclamée en Iran par l’ayatollah Khomeiny en février 1979, d’autre part la révolution conservatrice initiée au Royaume-Uni par le Premier ministre Margareth Thatcher en mai 1979 : « Désormais, c’est le conservatisme qui se proclamerait révolutionnaire, tandis que les tenants du « progressisme » et de la gauche n’auraient plus d’autre but que la conservation des acquis. » La vision néolibérale de Margaret Thatcher allait très vite gagner les États-Unis puis l’Europe continentale cependant que l’islam violent de Khomeiny allait contaminer toutes les sociétés musulmanes.

Ce n’est pas tout : peu avant, en décembre 1978, à Pékin, Deng Xiaoping prenait les rênes du pouvoir au cours d’une session plénière du Comité central du Parti communiste chinois, inaugurant sa propre « révolution conservatrice » qui allait ramener en deux décennies la Chine à l’avant-scène mondiale.

Dans le même temps, Amin Maalouf perçoit plusieurs « déconvenues » qui annoncent le naufrage de l’Union soviétique alors même que celle-ci semblait voler de triomphe en triomphe après la défaite américaine au Vietnam et l’avènement de régimes marxistes-léninistes dans les anciennes colonies portugaises et quelques autres pays d’Afrique. C’est d’abord l’enlèvement à Rome du leader démocrate-chrétien Aldo Moro. Avec ce dirigeant respecté s’envolent les espoirs d’un « compromis historique » entre communistes italiens et démocrates-chrétiens. C’est la mort brutale du pape Jean-Paul Ier et l’avènement d’un pape de combat en la personne du Polonais Karol Wojtyla devenu Jean-Paul II. Il  allait porter un coup mortel au communisme  européen.

Le 7 janvier 1979, les Vietnamiens, alliés de Moscou, s’emparent de Phnom Penh et en chassent les Khmers rouges, alliés de Pékin. Les Chinois ne restent pas sans réagir et, le 17 février 1979, leurs troupes franchissent la frontière sino-vietnamienne puis se retirent après un bref affrontement. Preuve est faite que Moscou n’est plus en mesure de protéger son allié. Plus gravement, en Afghanistan, où Moscou peine à soutenir un gouvernement à sa solde, l’opposition est encouragée en sous-main par Washington.

Le 3 juillet 1979, Zbigniew Brzezinski, dit « Zbig », conseiller à la Sécurité nationale, convainc le président Jimmy Carter de signer une première directive sur l’assistance aux adversaires du régime (parmi lesquels de gracieux personnages tels qu’Oussama Ben Laden). Et Amin Maalouf de citer le conseiller : « De fait, Moscou a dû mener en Afghanistan, pendant presque dix ans, une guerre exténuante, qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique ».  Dernier événement significatif de cette année charnière : l’attaque de la Grande Mosquée de La Mecque par un commando d’extrémistes musulmans le 4 novembre 1979. Désemparé et impuissant, le roi Khaled fait appel aux gendarmes français du GIGN pour éliminer les assaillants. Et pour éviter à sa dynastie d’être éliminée par des éléments plus radicaux, il allait enfermer l’Arabie dans une chape islamiste des plus rigoureuses…

Nous laisserons à l’auteur le soin de tirer les conclusions de ce survol historique et actuel, aussi subtil que documenté. L’ouvrage est à mettre entre toutes les mains et s’adresse tant aux amateurs de bonne littérature qu’aux passionnés d’Histoire.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2021-06-09 16:07:45
shaïtan (30-05-2019 03:30:25)

Pour paraphraser Fellag: "quand les humains s'entendent pour ne pas s'entendre"

shaïtan (29-05-2019 21:30:53)

Pour paraphraser Fellag: "quand les humains s'entendent pour ne pas s'entendre"

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