11 octobre 2002. Après l'empire, Essai sur la décomposition du système américain par Emmanuel Todd (Gallimard, août 2002, 238 pages, 18,50 euros). Une mine de réflexions et de débats, de lecture agréable.
L'historien Emmanuel Todd introduit un courant d'air frais dans la pensée politique avec cet essai iconoclaste mais bien enlevé et solidement étayé sur les relations entre les États-Unis et le reste du monde depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 (note).
À l'encontre des idées convenues sur l'« hyperpuissance » américaine, il ose affirmer : « Les États-Unis sont en train de devenir pour le monde un problème. Nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution. Garants de la liberté politique et de l'ordre économique durant un demi-siècle, ils apparaissent de plus en plus comme un facteur de désordre international, entretenant, là où ils le peuvent, l'incertitude et le conflit » (page 9).
Historien et démographe de formation, Emmanuel Todd observe dans la plupart des pays du monde une très sensible baisse de la fécondité. Ainsi, en Iran comme en Algérie, sociétés supposées intégristes, les femmes ont nettement moins de trois enfants en moyenne... Cette maîtrise de la fécondité a été rendue possible par la généralisation de l'alphabétisation à quelques exceptions près (notamment en Afrique noire).
D'un autre côté, toutes les populations bénéficient d'une alphabétisation de masse. Il peut s'ensuivre des secousses politiques et l'envie pour les habitants d'Iran et d'ailleurs de secouer les vieilles structures sociales dès lors qu'ils acquièrent avec l'alphabétisation une conscience politique. Mais ces poussées de fièvre ne durent pas. Sur le long terme, l'alphabétisation laisse la place à une phase de démocratisation ainsi qu'on peut l'observer aujourd'hui en Iran.
Pour Emmanuel Todd, il ne fait donc guère de doute que la combinaison de l'alphabétisation de masse et de la maîtrise de la fécondité devrait mener à terme tous les pays concernés vers des sociétés apaisées comme celles de l'Europe occidentale contemporaine.
Le monde serait-il donc en voie d'atteindre un état démocratique stable ainsi que le suggérait l'essayiste Fukuyama il y a près de quinze ans ? Sans doute pas car les pays développés évoluent eux-mêmes vers des formes post-démocratiques qu'illustrent l'accroissement des inégalités sociales depuis deux décennies en Europe comme aux États-Unis ainsi que les clivages politiques entre une oligarchie qui tient le pouvoir et une plèbe découragée de s'y associer.
Le deuxième facteur de risque, pour Emmanuel Todd, est la situation de dépendance économique dans laquelle seraient tombés les États-Unis. Tandis que les économistes conventionnels s'extasient sur les performances de la première puissance du monde, l'historien note que le déficit commercial américain a plus que triplé dans la dernière décennie pour atteindre des montants vertigineux.
En quête de sécurité, les capitaux des épargnants du monde entier affluent vers les États-Unis sous forme d'obligations, de bons du Trésor ou de prêts à long terme. Mais ils sont dilapidés sous forme de consommations à court terme cependant que les États-Unis se désindustrialisent à grande vitesse. Le bien-être et le statut de l'oligarchie américaine dépendent désormais des importations à crédit de biens matériels ! Cette consommation à crédit repose sur la confiance que placent les épargnants dans la puissance américaine, garante de la paix mondiale.
Et c'est là que le bât blesse selon Emmanuel Todd. Comment les États-Unis peuvent-ils continuer de se rendre indispensables si le monde est en voie de stabilisation démographique, éducative et démocratique ? Le pays a besoin d'une certaine insécurité pour continuer de justifier la confiance que leur accordent les épargnants du monde entier.
Conséquence : Washington est tenté de voir partout de l'insécurité, d'où la relance des budgets militaires. Cette relance n'a pas attendu le 11 septembre 2001 mais les attentats dramatiques de ce jour-là ont paru la justifier.
Dans le fil de son raisonnement, Emmanuel Todd en vient à conclure que les dirigeants américains peuvent être tentés de susciter le désordre international à la manière de pompiers pyromanes. L'auteur d'Après l'empire note que, bellicistes par nécessité, ils n'en restent pas moins obnubilés par le souci d'épargner leurs boys et n'ont aucune envie d'affronter quelque adversaire de poids : Russie, Chine, Corée du Nord...
C'est ainsi que dans son désir de dramatiser la situation internationale sans prendre trop de risque, le président George Walker Bush a choisi de s'en prendre à une dictature relativement insignifiante sur le plan militaire, l'Irak !
Ébauchant des voies d'avenir par-delà la crise actuelle, Emmanuel Todd rêve d'un rapprochement entre une Russie stabilisée et une Europe libérée de sa dépendance mentale à l'égard des États-Unis : « ... la Russie est vraisemblablement en train d'émerger d'une décennie de désordre lié la sortie du communisme, et de redevenir par nature un acteur stable et fiable de l'équilibre des puissances » (page 171).
Ainsi que le montre Emmanuel Todd, les États-Unis, depuis la chute de l'URSS, se comportent en tout-puissant gendarme du monde. Dans le même temps, les capitaux qui se réfugient en masse dans ce pays permettent à sa classe dirigeante de vivre sur un train de vie jamais connu auparavant...
On peut le déplorer mais n'est-ce pas le propre de la puissance que d'octroyer de la richesse et du loisir à ceux qui la possèdent ? À quoi servirait-il d'être puissant si c'était pour travailler et peiner comme tout un chacun !?... Cet échange - richesse contre protection militaire - rappelle le contrat informel passé par Rome avec les peuples de la Méditerranée... ou celui passé par les seigneurs féodaux avec les paysans de leurs terres.
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