10 mai 2021 : la loi Taubira (10 mai 2001) est à l'origine de la journée du souvenir de l'esclavage. Pétrie de « bonnes intentions », cette loi a toutefois le grand tort de violer la connaissance historique. Elle rate l'occasion de réunir les Français autour de leur Histoire commune par sa vision restrictive et manifestement orientée de la traite et de l'esclavage...
Le gouvernement français a promulgué le 21 mai 2001 la loi n° 2001-434 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité », à l'égal de la Shoah et des autres génocides du XXe siècle. Et le président Jacques Chirac a décidé d'instaurer une Journée des « Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions » le 10 mai, anniversaire du vote de la loi par le Sénat (note).
Sur sa recommandation, le président Jacques Chirac a instauré en 2006 une journée commémorative aujourd’hui désignée comme la « Journée nationale des mémoires de la traite et de l'esclavage et de leurs abolitions ».
De façon curieuse, cette date a été fixée au 10 mai, en référence à l'adoption de ladite loi, alors que celle-ci suggérait le 8 février, en souvenir du 8 février 1815, quand le Congrès de Vienne abolit la traite négrière.
Une loi inconstitutionnelle et triplement critiquable
La loi Taubira a été votée à l'unanimité des 81 députés présents, les autres ayant préféré s'esquiver à la buvette. Elle énonce dans son Article Ier : « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité ».
On peut adresser à cet énoncé une critique majeure : la réduction en esclavage a déjà été incluse parmi les crimes contre l'humanité dans l'article 4, l'accord de Londres du 8 août 1945, qui établit les statuts du Tribunal de Nuremberg. Cette convention internationale ne fait pas de distinction entre la réduction en esclavage des Africains par les Européens et les autres formes d'esclavage. La réduction en esclavage, sans plus de précision, figure aussi parmi les crimes contre l'humanité énoncés par le Statut de Rome du 17 juillet 1998 (article 7).
En désignant seulement comme crime contre l'humanité l'esclavage des Africains par les Européens, les parlementaires français excluent les autres formes d'esclavage. Leur loi est donc à la fois inutile (l'esclavage des Africains par les Européens est déjà reconnu au plus haut niveau international comme un crime contre l'humanité) et réductrice, ce qui est plus grave (elle sous-entend que les autres formes d'esclavage ne seraient pas un crime contre l'humanité). Elle réduit de ce fait la portée de l'accord de Londres et du Statut de Rome. Dans ces conditions, on peut s'étonner que le Conseil Constitutionnel, garant de la conformité des lois aux traités signés par la France, n'ait pas retoqué la loi Taubira !
D'un point de vue strictement historique, la loi Taubira appelle trois critiques :
La loi Taubira ainsi que la résolution européenne du 19 juin 2020 racialisent l'esclavage et le réduisent à une opposition entre blancs d'Europe et noirs, au mépris de la vérité historique. Elles oublient qu'il y eut en Amérique des esclaves blancs qui n'étaient pas mieux traités que les noirs ; il y eut aussi des noirs propriétaires d'esclaves.
La loi Taubira condamne la traite atlantique « à partir du XVe siècle ». Cela concerne l'Espagne, le Portugal, les Pays-Bas et l'Angleterre... plutôt que la France, qui n'a pratiqué la traite qu'à partir du XVIIe siècle. Elle prend aussi un soin maniaque à exclure de la condamnation la traite saharienne, pratiquée depuis plus de mille ans par les musulmans, ainsi que l'esclavage pratiqué par les sociétés africaines elles-mêmes et plus généralement toutes les formes d'esclavage pratiquées par d'autres peuples que les Européens.
Christiane Taubira s'est justifiée d'avoir laissé de côté la traite saharienne. C'est afin que « les jeunes Arabes (…) ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes » (L’Express, 4 mai 2006). Faut-il en conclure, selon une morale aux relents discriminatoires et racistes, que l'esclavage et la traite sont des péchés mortels de la part des blancs européens et des pratiques anodines dès lors qu'ils sont pratiqués par des Orientaux ou des Africains ? Ou doit-on considérer comme la députée guyanaise que les jeunes Arabes ne sont pas assez intelligents ni assez mûrs pour regarder leur passé en face ?
Rappelons que les préjugés raciaux sont une donnée quasiment universelle, que le racisme anti-noirs est né il y a plus de mille ans dans le monde arabo-musulman. Rappelons que, jusqu'au XIXe siècle, pratiquement aucun Européen n'a jamais pénétré à l'intérieur du continent africain en raison des risques de fièvres et d'agressions. Aussi les capitaines de navires qui désiraient commercer avec les Africains devaient-ils attendre sur le littoral que ceux-ci veuillent bien leur proposer des marchandises. Les Africains offraient un peu d'or, de l'ivoire et surtout des esclaves, le plus souvent des captifs de case qui étaient nés dans la servitude. En échange, ils attendaient des Européens des armes à feu, des bijoux et différents produits manufacturés.
Ainsi la traite atlantique n'a-t-elle été possible que grâce à la diligence des négriers africains. Rien de tel avec la traite saharienne. Celle-ci fut pratiquée par les musulmans « blancs » de la frange sahélienne (Peuls, Touaregs, Toubous, etc.) qui lançaient des attaques contre les villages des noirs de la forêt et enlevaient les meilleurs éléments pour les vendre aux habitants de l'empire ottoman ou du Maroc (de là la haine qui perdure entre Sahéliens et noirs au Sénégal, au Mali, en Centrafrique et au Tchad, au Soudan, etc).
La loi Taubira apparaît stricto sensu « inutile » voire hypocrite puisque les auteurs des crimes qu'elle dénonce sont morts depuis belle lurette.
Elle écarte par avance toute mise en cause ou condamnation de l'esclavage contemporain, alors que celui-ci se développe dans la plus grande partie de la planète, en Afrique noire, dans la péninsule arabe ou encore dans le sous-continent indien. Un Occidental voudrait-il dénoncer ces formes d'esclavage ? On le renvoie honteusement à « son » passé. Les esclavagistes peuvent dès lors prospérer en toute tranquillité. Or, s'il y a une région du monde où les hommes de toutes origines, y compris les Africains, peuvent encore jouir de la plénitude des droits humains et échapper à l'arbitraire, c'est bien l'Europe occidentale !
La loi Taubira procède d'une tendance contemporaine à instrumentaliser l'Histoire pour satisfaire à bon compte les revendications communautaristes (Arméniens, Antillais, rapatriés d'Algérie...), au détriment de la recherche historique et de la concorde nationale. Elle offre un alibi commode à certaines personnes pour expliquer leur échec scolaire ou professionnel.
L'idée d'une « réparation » financière évoquée par certaines associations communautaristes ne manque pas de sel. La plupart des Français de métropole n'ont dans leur passé familial aucun rapport avec la traite atlantique tandis que la plupart des Français d'outre-mer métissés descendent tout à la fois d'esclaves, de propriétaires d'esclaves... et de trafiquants africains d'esclaves.
Pourquoi des Français de métropole dont les ascendants n'ont jamais, ni de près ni de loin, participé à la traite devraient-ils payer des réparations ? Et qui devrait en bénéficier ? Les ressortissants des Antilles qui, dans leur immense majorité, cumulent les gènes des esclaves et des propriétaires d'esclaves ? Ou les Africains dont les ascendants ont participé à la réduction en esclavage de leurs congénères ?
Paradoxalement, la loi Taubira et la résolution européenne du 19 juin 2020 pourraient officialiser un nouveau racisme en considérant que les « personnes noires ou de couleur » sont par essence victimes, quoiqu'elles fassent, d'une blessure originelle.
Au lieu de cela, on eut aimé que la députée de Guyane se saisisse de la réalité de l'esclavage et de la traite pour bâtir une mémoire nationale propre à unir tous les Français au lieu de les diviser.
La loi aurait pu se cantonner à l'aspect national de ce crime, décréter que les Français condamnent solennellement la traite et l'esclavage pratiqués autrefois dans leur pays (sans s'occuper des autres) et rappeler les révoltes des esclaves de France contre l'injustice.
Elle aurait pu ériger les héros de cette résistance (Toussaint Louverture, Louis Delgrès...) au rang de héros français, au même titre que Louise Michel, Jeanne d'Arc et Honoré d'Estienne d'Orves. Autant de héros dans lesquels pourraient se reconnaître tous les petits Français sans considération de couleur ou d'origine.
Elle aurait pu aussi rappeler que la France a été le premier État au monde à accorder en 1791-1792 la citoyenneté à ses sujets libres sans considération de leur couleur de peau (alors qu'au même moment, les États-Unis accordaient seulement la citoyenneté aux white free men).
À défaut de nous en tenir à la journée internationale du 23 août, pouvons-nous au moins suggérer aux pouvoirs publics de rapporter la commémoration du 10 mai non pas à la loi Taubira, paradigme de la « repentance » hexagonale, mais à la proclamation de Louis Delgrès (10 mai 1802) ?
Crime contre l'humanité ? Retour à la réalité
Le plus grave, sans doute, est que la loi Taubira se fonde sur une représentation stéréotypée du passé et tombe allègrement dans le péché d'anachronisme. « Est-ce que les Grecs d'aujourd'hui vont décréter que leurs ancêtres les Hellènes commettaient un crime contre l'humanité car ils avaient des esclaves ? Cela n'a pas de sens ! » lance à son propos l'historien Pierre Vidal-Naquet (Le Monde, 17 décembre 2005). Aristote et Platon justifièrent l'esclavage ? Criminels contre l'humanité ! Interdisons la lecture de leurs oeuvres ! Voilà qui réjouira beaucoup de lycéens...
Allons jusqu'au bout. Déboulonnons la statue de Louis XIV, qui édicta le Code Noir. Proscrivons la lecture de Montesquieu, actionnaire de compagnies de traite. Débaptisons les rues et avenues qui portent les noms de George Washington et Thomas Jefferson, grands propriétaires d'esclaves ! Qu'importe que ces Américains d'une grande élévation morale aient sans doute mieux traité leurs esclaves que leurs contemporains, en Europe continentale, ne traitaient leurs ouvriers agricoles !... Qu'importe enfin que le second ait rédigé la Déclaration d'Indépendance des États-Unis d'Amérique : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur » !
L'exposé des motifs de la loi Taubira survole l'histoire du continent africain en faisant fi de la prudence des historiens. D'un côté, il prend pour argent comptant des légendes et des hypothèses à l'état de friche. De l'autre, il accomplit le tour de force de ne pas évoquer une seule fois la traite transsaharienne pratiquée par les Arabes et l'esclavage pratiqué par les Africains depuis des millénaires !
Que nous enseigne une lecture plus précautionneuse de l'Histoire ? L'esclavage a été pratiqué à des échelles variables dans toutes les sociétés à l'exclusion des communautés de chasseurs-cueilleurs de l'Âge de pierre. Dans l'Antiquité, c'était le sort qui attendait ordinairement les prisonniers de guerre, qu'il eût été inhumain de massacrer et coûteux de nourrir en prison à ne rien faire. Au mot latin servus (qui a donné serf) s'est substitué le mot esclave. Celui-ci vient du mot Slave parce qu'au début du Moyen Âge, les Vénitiens vendaient en grand nombre des Slaves païens aux Arabes musulmans.
Les Arabes faisaient une grande consommation d'esclaves blancs aussi bien que noirs, qu'ils avaient soin de châtrer pour les maintenir plus facilement dans l'obéissance et les empêcher de se multiplier. Ils ont très tôt manipulé le mythe biblique de la malédiction de Cham pour justifier l'esclavage des noirs d'Afrique.
Au XVe siècle, les Espagnols et les Portugais sont entrés au contact des musulmans d'Afrique du Nord et ont commencé à leur acheter des esclaves noirs pour les plantations de la péninsule hispanique.
Aux siècles suivants, la colonisation du Nouveau Monde a suscité des besoins de main-d'oeuvre inédits. Les Européens ont d'abord fait venir de pauvres hères venus du Vieux Continent, les « engagés », puis, ceux-ci ne résistant pas aux mauvais traitements et au climat, ils se sont tournés vers l'Afrique, où ils n'avaient guère de peine à trouver des vendeurs (marchands arabes ou roitelets noirs). La traite atlantique a seulement été possible parce que, sur les côtes du golfe de Guinée, des chefs africains se montraient désireux de vendre leurs propres esclaves aux navires de passage.
Assez vite, les souverains, le pape et l'empereur ont condamné l'esclavage mais sans succès faute de pouvoir sévir efficacement contre les planteurs et les négociants des Amériques. Aux Temps modernes (XVIIe et XVIIIe siècles), les gouvernements occidentaux ont choisi d'encadrer l'esclavage pour en limiter les abus à défaut de pouvoir l'interdire. C'est ainsi que Colbert et son fils, ministres de Louis XIV, ont rédigé le « Code Noir », lequel a été publié en 1685.
Au XVIIIe siècle, alors même que la traite atlantique a atteint son maximum d'intensité, les élites éclairées d'Europe et des chrétiens (les Quakers) se sont mobilisés contre cette pratique indigne de la fraction la plus civilisée du monde. Enfin, au début du XIXe siècle, les Anglais ont interdit la traite (autrement dit le commerce d'esclaves) puis l'esclavage proprement dit. Notons à ce propos que l'Europe occidentale est la première qui se soit mobilisée pour l'abolition de l'esclavage ; il est vrai que c'est aussi la seule région du monde d'où l'esclavage ait été absent, au moins entre le XVIe siècle et la fin du XXe siècle.
Sous des aspects très divers - travail forcé, services sexuels, vente d'adolescents (garçons et filles) -, l'esclavage demeure la pire forme d'exploitation de l'homme par l'homme... À éradiquer où que ce soit et par tous les moyens possibles. Est-ce pour autant un crime ? Un crime contre l'humanité ? Sans doute, dans certaines extrémités. Mais où s'arrête la frontière entre l'esclavage considéré comme « crime contre l'humanité », et l'esclavage considéré comme simple infraction au Code du Travail ? À ces questions, gardons-nous de répondre car il en coûte cher aujourd'hui, en France, de débattre d'un phénomène historique décrété « crime contre l'humanité ».
Laissons la conclusion à Frédéric Régent, historien de l'esclavage et de la Révolution, maître de conférences à la Sorbonne : « Ce ne sont ni l'Occident, ni l'Afrique et encore moins la Nation ou la République qui sont responsables de l'esclavage, mais des hommes avides d'enrichissement et de pouvoir. D'ailleurs l'historien ne réfléchit pas en termes de coupables et de victimes, mais tente d'expliquer les phénomènes historiques. L'historien n'est pas le juge du passé. Il faut bannir toute idée de tribunal de l'histoire ».
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Voir les 16 commentaires sur cet article
Foucart (17-06-2022 05:18:52)
A défaut de lire son livre, on peut écouter une interview de Tidiane N'Diaye : http://ecolereferences.blogspot.com/2017/09/le-genocide-voile-la-traite-negriere
Thierry Foucart (16-06-2022 05:52:51)
Le Conseil constitutionnel n'a pas été sollicité à propos des lois mémorielles. N'ayant pas le droit de s'autosaisir, il n'a pas pu se prononcer.
Bernard (12-05-2022 19:15:22)
L'esclavage, sous différentes formes, a existé partout et en tout temps. C'est l'honneur de l'Occident - et de l'Occident seul - d'y avoir mis un terme. Un demi-million de jeunes Américains blancs ... Lire la suite